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Occident-Israël : l’ennemi à deux têtes ou les deux Satans
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par Pierre-André Taguieff, pour la Revue des Deux Mondes - février 2025
Pierre-André Taguieff analyse l'imbrication contemporaine entre la haine de l'Occident et l'antisémitisme, culminant dans l'antisionisme radical.
La critique de l’Occident se confond le plus souvent avec la critique de la modernité, réduite à une machine destructrice des héritages et des traditions, des identités collectives et des continuités fournissant les assises de toute vie proprement humaine. Les principaux arguments de cet anti-occidentalisme radical ont été forgés par les courants traditionalistes apparus au cours du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, classés à l’extrême droite.
Ils ont été ensuite repris, en général sans la moindre idée de leur provenance, par divers courants d’extrême gauche à partir des années soixante. Pour ses dénonciateurs, le monde moderne éradicateur est une création de l’Occident, qui se serait lui-même inventé dans et par cette création destructrice, phénomène civilisationnel et historique exceptionnel, illustrant une puissance négative jusqu’alors inconnue, dans laquelle certains penseurs ont cru à l’œuvre le «nihilisme».
«Phénomène répulsif, la modernité est ainsi perçue comme occidentale de fond en comble, et rejetée comme telle.»
Phénomène répulsif, la modernité est ainsi perçue comme occidentale de fond en comble, et rejetée comme telle. Ce qu’on appelle encore «civilisation occidentale» apparaît comme une anti-civilisation, une anomalie dans l’histoire des civilisations, quelque chose comme un phénomène culturel anormal, voire pathologique. Son caractère hégémonique, tant économique que culturel, est perçu comme un scandale. Bref, pour ses ennemis, l’Occident ne devrait pas exister. Mais ils savent qu’ils ne peuvent mener contre leur ennemi qu’une guerre culturelle qui, en accroissant sa mauvaise conscience, sa culpabilité et sa haine de soi, parviendrait à l’affaiblir.
Or, l’on retrouve les principaux éléments de cette vision intrinsèquement négative de l’Occident dans le traitement réservé au «sionisme» et à Israël. Dans les deux cas, on rencontre la négation du droit à l’existence d’une réalité jugée contraire à ce qui devrait être, selon les lois de l’histoire comme pour des raisons morales. Il s’agit de remettre l’Occident à sa place, qui ne saurait être centrale ou hégémonique dans l’espace mondial. Le décentrement de l’Occident est la tâche à accomplir. Quant à l’État d’Israël, ce supposé bastion occidental installé au Proche-Orient, il devrait être rayé de la carte.
De l’anticapitalisme à l’antisionisme
La matrice de l’antisémitisme moderne a été son anticapitalisme virulent, qui a pris la forme d’une vision politique révolutionnaire, dont les principales variantes ont été le socialisme, l’anarchisme et le communisme. C’est pourquoi l’antisémitisme moderne a souvent été caractérisé comme un «antisémitisme économique». Mais il pourrait tout autant être défini comme une idéologie anti-économique à cible juive, les juifs incarnant l’économie capitaliste ou la «haute finance», système d’exploitation désigné, par les gauches socialiste et communiste ainsi que par les anarchistes, comme la cause première des malheurs des humains modernes. L’ennemi absolu, dans ce grand récit mythique qu’est l’antisémitisme moderne, c’est la puissance juive, fondée sur la spéculation financière internationale. Telle est pour les antijuifs la face maudite du monde moderne, né en Europe et aux États-Unis.
«La matrice de l’antisémitisme moderne a été son anticapitalisme virulent, qui a pris la forme d’une vision politique révolutionnaire.»
Cette figure répulsive du juif comme puissance financière n’a pas disparu dans l’imaginaire antijuif contemporain, mais elle a perdu sa centralité. Disons, pour simplifier, que dans le récit antijuif dominant, Rothschild et la ploutocratie juive sont passés au second plan, l’ennemi juif ayant pris la figure d’Israël, en tant qu’État «colonialiste», «raciste» et «génocidaire», et celle du «sionisme mondial». La principale nouveauté idéologique et rhétorique de la grande vague antijuive actuelle réside tout d’abord dans sa centration sur son antisionisme radical est la destruction de l’État d’Israël, incarnation du mal, et, ensuite, dans sa dénonciation d’un fantasmatique «complot sioniste mondial», dans lequel est réinséré et recyclé le mythe des «maîtres du monde», «judéo-capitalistes» naguère, «américano-sionistes» aujourd’hui.
Dans les premières variantes de l’antisémitisme moderne, l’hostilité à l’égard des juifs allait de pair avec la défense de l’Occident supposé menacé par les juifs, un Occident défini comme civilisation ou culture (dite en général chrétienne), sur la base de traits ethno-raciaux (le principal étant la couleur blanche de la peau des Occidentaux). Le vieil antisémitisme des modernes était pro-occidental, occidentaliste ou «hespérophile». Aujourd’hui, les passions antijuives sont indissociables des passions anti-occidentales. La haine des juifs ou des «sionistes» fait couple avec la haine des Occidentaux et de leur civilisation. Judéophobie rime désormais avec «hespérophobie» (1). La traduction géopolitique la plus significative de ce jumelage idéologique et passionnel est l’apparition de ce qu’on appelle le «Sud global» en lutte contre les démocraties occidentales et contre Israël, ou encore la mise en place de l’«axe de la résistance» pro-iranien avec ses alliés plus ou moins déclarés (Russie, Chine, Corée du Nord, etc.) et ses «proxys» (Hamas, Hezbollah, Houthis, etc.).
Alors que les Palestiniens ont été mythifiés en tant que peuple-martyr, victime du colonialisme et du racisme censés être consubstantiels au nationalisme juif, les sionistes ont été criminalisés par les propagandes antisionistes, celle des pays arabes comme celle de l’Empire soviétique, avant de jouer le rôle de l’ennemi absolu des divers groupes islamistes et de la plupart des mouvances gauchistes. Au cours des années soixante et soixante-dix, les propagandes arabe et soviétique ont diffusé l’image répulsive du «sioniste» autour de laquelle l’antisionisme radical s’est construit, sur la base de quatre traits principaux : «colonialiste», «impérialiste», «raciste» et «fasciste». Après la guerre des Six-Jours et la victoire d’Israël, on a observé une intensification du ressentiment et du désir de vengeance contre les «sionistes» fantasmés, dans le monde arabo-musulman au premier chef, mais aussi dans les gauches occidentales travaillées par le prosélytisme soviétique, centrée sur l’anti-impérialisme et l’anticolonialisme. Dans le contre-type du «juif vainqueur» ont été projetés et condensés les thèmes d’accusation visant le juif «dominateur», «puissant» (et/ou «riche»), «comploteur» et «belliciste».
La grande nouveauté d’ordre idéologico-politique est que les accusations haineuses lancées contre les juifs / sionistes / Israéliens le sont au nom de l’antiracisme, de l’antifascisme et de la défense des droits humains. Il s’ensuit que les juifs / sionistes / Israéliens sont identifiés et dénoncés comme des racistes, des fascistes et des auteurs de crimes contre l’humanité, et plus précisément, du «génocide des Palestiniens». Ils sont donc racisés, fascisés et criminalisés, bouquet d’accusations qui consiste à les nazifier. Ils peuvent être dénoncés comme les nouveaux nazis. Les antisémites contemporains prétendent ainsi occuper le camp du Bien. Leur bonne conscience est inentamable.
Depuis 1948, on observe donc que les ennemis déclarés d’Israël et du sionisme ont été en même temps des ennemis de l’Occident démocratique et libéral, incarné par les États-Unis. Au cours des années cinquante à quatre-vingt, la propagande soviétique comme la tiers-mondiste en témoignent, avant d’être relayées par les multiples formes de la propagande islamiste, surtout à partir de la prise du pouvoir en Iran, le 11 février 1979, par l’ayatollah Khomeyni, ennemi d’Israël (le «petit Satan») et de l’Amérique (le «grand Satan»), et, plus largement, des juifs «perfides» et de l’Occident «mécréant», censés faire obstacle à l’islamisation du monde.
Au nom de l’islam : combattre les juifs et l’Occident
Ce qu’on appelle «terrorisme», aujourd’hui, est essentiellement illustré par les actions criminelles des djihadistes, dont les principales cibles sont «les chrétiens» («les Occidentaux» ou «l’Occident», «les Américains», etc.) et «les juifs» («les Israéliens» ou «les sionistes»). Peut être considéré comme islamiste potentiellement djihadiste tout musulman qui adhère à la vision de l’islam ainsi exposée dans un «poème» cité en décembre 1997, lors d’un meeting politique, par l’actuel président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan : «Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les dômes nos casques et les croyants nos soldats. (2)» Un islamiste est un musulman pour qui l’islam est un combat permanent contre les ennemis de la «religion d’Allah», à commencer par ceux qui occupent une «terre d’islam», comme la Palestine, où se situe le Dôme du Rocher, le troisième lieu saint de l’islam (après La Mecque et Médine), qui surplombe la vieille ville de Jérusalem. La défense du «peuple palestinien» devient un secteur particulier, hautement symbolique, de la défense de l’oumma.
Le conflit israélo-palestinien, notamment après les massacres commis par le Hamas le 7 octobre 2023 et la riposte militaire d’Israël, est exploité par les propagandes des ennemis des États-Unis et de ses alliés pour mettre en accusation non seulement l’État juif dénoncé comme un «État d’apartheid» et «génocidaire» mais aussi l’Occident «colonialiste» et «raciste», et alimenter ainsi la haine anti-occidentale et «antisioniste» dans les opinions du Sud global. Mais le phénomène n’est nullement nouveau. Après le déclenchement de la seconde Intifada (automne 2000) et les attentats anti-américains du 11 septembre 2001, Oussama Ben Laden déclarait dans une interview publiée le 28 septembre 2001 : «Tout ce qui se passe en Palestine ces onze derniers mois est suffisant pour susciter la colère d’Allah sur les États-Unis et Israël. […] L’Amérique est une puissance antimusulmane et qui est à la tête des forces antimusulmanes.» Faisant référence avec jubilation au 11-Septembre, Ben Laden ne cachait pas son désir de détruire la civilisation occidentale, supposée «sionisée» : «Les valeurs de la civilisation occidentale, l’Amérique à sa tête, ont été détruites. Ces impressionnantes tours symboliques, qui parlaient de liberté, de droits de l’homme et d’humanité, ont été détruites. Elles se sont évanouies en fumée. (3)»
Paru en mars 1970, le troisième numéro de la première revue palestinienne de langue française, Fedayin, plaçait en épigraphe la formule sloganique d’inspiration maoïste de Yasser Arafat : «La libération de la Palestine est au bout du fusil.» Il ne faut pas oublier que le mot fedayin signifie «ceux qui sont prêts à se sacrifier». Avec l’islamisation de la cause palestinienne, qui a marginalisé le nationalisme palestinien «laïque» en mettant au premier plan l’islamo-palestinisme incarné par le Hamas et le Djihad islamique, le fedayin s’est transformé en djihadiste. La charte du Hamas (18 août 1988), dans son article sept, appelle ainsi à préparer chaque Palestinien à «la lutte armée et [au] sacrifice de ses biens et de sa vie».
Créés à Sciences Po Paris en 1968, les Comités Palestine se donnaient pour objectif, selon leur plateforme politique, de jouer «un rôle de mobilisation», dans la perspective révolutionnaire et internationaliste ainsi définie par le point sept de leur texte fondateur :
«Les Comités Palestine considèrent que la lutte révolutionnaire du peuple palestinien est partie intégrante de la révolution mondiale, qu’elle peut jouer un rôle important dans la prise de conscience anti-impérialiste en Europe et en France, et qu’elle se trouve à l’avant-garde de la lutte révolutionnaire des peuples arabes et du Proche-Orient.»
Les marxistes-léninistes alors ralliés à la cause palestinienne, qu’ils fussent trotskistes ou maoïstes, ne pouvaient prévoir que leurs héritiers finiraient par islamiser leur discours révolutionnaire, en substituant au projet communiste la visée d’une conquête du monde par l’islam et à la révolution prolétarienne l’engagement dans le djihad mondial.
Avec les djihadistes palestiniens affirmant qu’«il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le djihad» – comme l’énonce l’article treize de la charte du Hamas –, les «résistants» des gauches radicales ont trouvé leurs compagnons d’armes. Le «pan-résistantialisme» est en cours d’invention, fruit de l’alliance entre les djihadistes et les islamo-gauchistes, auxquels se joignent les écoterroristes, eux aussi ennemis déterminés de l’Occident à visage américain et d’Israël, censé être son «bras armé» au Proche-Orient. On connaît l’objectif des antisionistes radicaux désormais placés sous la tutelle de l’Iran, qui est à la tête de l’«axe de la résistance» contre les États-Unis et Israël : éradiquer l’«entité sioniste». Le 9 octobre 2023, Mohammad Raad, chef du bloc parlementaire libanais du Hezbollah, avait rappelé ainsi cet objectif : «Il est temps que cette entité temporaire disparaisse et que l’humanité dans notre région se débarrasse de son hégémonie.»
La «révolution prolétarienne» n’étant plus à l’ordre du jour, les intellectuels de gauche qui se veulent «radicaux» n’ont en réalité plus rien à dire ni à faire. Mais ils tiennent à dire et à faire, afin de prouver qu’ils existent. Enfermés dans le «prêt-à-penser qui arrête la pensée» (4), ils semblent voués à jargonner en groupes, à se spécialiser dans le discours intimidant, à se transformer en inquisiteurs et à se lancer dans des chasses aux sorcières prenant l’allure de campagnes pseudo-antiracistes, pseudo-antifascistes et pseudo-antisexistes. Il leur reste cependant la grande cause victimaire importée du Proche-Orient : la «cause palestinienne», devenue, sous le drapeau du Hamas, la cause islamiste qui fait pleurer dans les chaumières néogauchistes et s’y transforme en haine des juifs, qu’ils soient rebaptisés «sionistes» ou non. L’avantage de cette cause exotique est qu’elle donne aux Occidentaux qui l’épousent l’illusion de se transformer en farouches «résistants». Ils exultent de «résister» à ce monstre à deux têtes appelé «alliance» ou «axe américano-sioniste», composé de «judéo-croisés». Mais leur «résistance» se réduit à défiler en hurlant des slogans islamistes, anti-israéliens et antijuifs – «Allahou akbar !», «Israël assassin !», «Mort à Israël !» et «Mort aux Juifs !» –, à s’attaquer à des symboles juifs, à casser ce qu’ils peuvent casser sur leur passage et à affronter violemment la police. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’ont vraiment rien à voir avec Jean Moulin et ses compagnons d’armes.
Parmi les tags visibles depuis le 7 octobre 2023 sur le campus universitaire de Nanterre, on trouvait notamment : «Israël tue», «Israël, État criminel !», «Mort à Israël, mort aux juifs». Le 17 novembre 2023, on découvrait cette inscription sur le mur du musée de la Résistance à Lyon : «Jean Moulin / condamnez-vous le Hamas ?» La question rhétorique suppose que les terroristes du Hamas sont d’héroïques «résistants», que Jean Moulin aurait reconnu comme tels. Depuis 1945, le drapeau de la «Résistance», comme combat insurrectionnel légitime contre un ennemi puissant occupant illégitimement un territoire, n’a cessé d’être brandi pour justifier n’importe quelle lutte armée, y compris celle qui implique des actions terroristes.
La double haine
Aujourd’hui, les Occidentaux professant un anti-occidentalisme de principe, qu’ils se situent à droite ou à gauche, sont portés à se laisser séduire par la Russie de Poutine, la Chine de Xi Jinping, l’Iran de Khamenei ou le Venezuela de Maduro. Et ils voient dans des organisations islamistes pratiquant le terrorisme comme le Hezbollah ou le Hamas des mouvements de «résistance» – contre Israël, bastion supposé de l’Occident «impérialiste». L’ennemi absolu est fantasmé comme un dragon à deux têtes : l’Amérique et Israël.
Tout se passe comme si se préparait une «guerre des mondes», celle que, dès 1993 (5), Samuel Huntington s’était efforcé de conceptualiser en élaborant son modèle du «choc des civilisations», qui a fait l’objet de discussions aussi passionnées que parfois éclairantes – souvent liées à la question du déclin de l’Occident –, discussions qui ne cessent de rebondir à la faveur des conflits entre pays occidentaux ou occidentalisés (tel Israël) et pays du Sud global, ou encore entre Ukraine et Russie.
Désormais, la haine des juifs («judéomisie») et la haine de l’Occident («hespéromisie») s’entrecroisent, au point qu’on peut affirmer que judéomisie rime avec hespéromisie comme judéophobie rimait avec hespérophobie. Les deux cibles principales et associées étant les juifs et les Occidentaux, la transition de la peur à la haine est en cours. La haine de l’Occident est aujourd’hui inséparable de la haine d’Israël et du «sionisme mondial».

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Par le terme «hespérophobie», je désigne la peur de l’Occident, et par «hespérophilie», l’amour de l’Occident.
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Voir Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Propagande antijuive, PUF, 2010, p. 542.
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Voir Ian Buruma et Avishai Margalit, L’Occidentalisme. Une brève histoire de la guerre contre l’Occident [2005], traduit par Claude Chastagner, Flammarion, 2006, p. 21.
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Olivier Reboul, Le Slogan, Éditions Complexe, 1975, p. 143.
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Samuel P. Huntington, «The Clash of Civilizations ?», Foreign Affairs, été 1993, p. 22-49.
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Illustration : Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS. Derniers ouvrages publiés : «Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme» (Hermann, 2021), «L’Antiracisme devenu fou» (Hermann, 2021) et "Sortir de l’antisémitisme ?" (Odile Jacob, 2022). © Sipa
