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Niger : Mohamed Bazoum, président otage et oublié
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par Yves Thréard, pour Le Figaro - avril 2024
ENQUÊTE - Renversé par la junte il y a neuf mois, le chef de l’État nigérien élu est retenu prisonnier avec son épouse dans deux pièces de la résidence présidentielle. Ses proches redoutent que la communauté internationale les abandonne à leur sort.
Trop, c’est trop.
Ils n’avaient guère de doutes mais les dernières images montrant Mahamadou Issoufou célébrer la fin du ramadan, le 9 avril dernier, avec le général Tiani, le chef de la junte nigérienne, a fini de les révolter. C’est bien lui le traître. Il prétendait être le mentor et l’ami de son successeur au pouvoir, mais c’est désormais une certitude: c’est lui qui a téléguidé la chute de Mohamed Bazoum. Et c’est bien à cause de lui que le président du Niger, démocratiquement élu le 21 mars 2021, croupit dans un réduit de la résidence présidentielle, à Niamey.
En ce jour de l’Aïd el-Fitr, comment Mahamadou Issoufou a-t-il pu s’afficher tout sourire avec le patron des putschistes, son numéro deux, le général Mody, proche des Russes, et Mahamane Ousmane, un opposant de toujours? Et ce à quelques mètres seulement de là où est enfermé le président déchu. Neuf mois après le coup d’État du 26 juillet 2023, les cinq enfants de Mohamed Bazoum et les compagnons de route qui lui sont restés fidèles lancent un cri d’alarme. Ils redoutent que leur père ou ami tombe dans l’oubli. Ils demandent sa libération. Et ils veulent que la vérité éclate à la face des Nigériens et du monde entier. À Paris, Abidjan, Niamey, Lomé, Cotonou et Abuja, d’où qu’il parle, aucun d’entre eux ne veut s’exprimer nominativement, à visage découvert. Pour des raisons évidentes.
Mille motifs peuvent expliquer ce putsch puis cette séquestration à l’issue inconnue. La montée d’un violent sentiment antifrançais en Afrique, et notamment au Sahel, est bien sûr avancée. Mohamed Bazoum ne s’est jamais caché de sa proximité avec la France. Lors d’un discours prononcé à Niamey en novembre 2021, il affirmait crânement n’éprouver «aucun complexe à revendiquer» son «amitié» avec Paris. Mais, selon l’un de ses proches, «c’est aussi la jalousie de voir applaudir sa gouvernance par les Occidentaux qui a motivé ses ennemis intérieurs à le chasser du pouvoir».
Mesures gênantes
Sa façon de contenir les groupes djihadistes, de promouvoir l’éducation des filles, de lutter contre la corruption, de nourrir de grandes ambitions économiques gênait, ne plaisait pas à tout le monde. Ni à l’ex-président Issoufou, qui a dirigé le pays pendant dix ans avant lui, ni au général Tiani, que ce dernier avait nommé à la tête de la garde présidentielle. L’entourage du captif de Niamey rappelle d’ailleurs que le putsch a eu lieu la veille du Conseil des ministres qui devait porter PetroNiger sur les fonts baptismaux. Cette nouvelle société, destinée à l’exportation de l’or noir, aurait mis de l’ordre dans un secteur juteux sur lequel le clan Issoufou était suspecté d’avoir la haute main. Au pouvoir, Mohamed Bazoum avait aussi fait le ménage dans la haute administration. Certains cadres ont été condamnés à des peines de prison.
«Ces derniers jours, l’inquiétude est montée d’un cran dans la famille Bazoum avec l’arrivée des Russes au Niger. Le 10 avril, une centaine de soldats instructeurs ont débarqué, par Iliouchine II-76, avec un important et sophistiqué matériel militaire.»
Ces derniers jours, l’inquiétude est encore montée d’un cran dans la famille Bazoum avec l’arrivée des Russes au Niger. Le 10 avril, une centaine de soldats instructeurs ont débarqué, par Iliouchine II-76, avec un important et sophistiqué matériel militaire. Les hommes de l’ex-milice Wagner, rebaptisée «Africa Corps» depuis la mort d’Evgueni Prigojine, ont eu droit à l’ouverture du journal de la télévision d’État. Au terme d’un entretien qu’ils ont eu le 26 mars, le général Tiani et Vladimir Poutine ont décidé que Moscou renforcerait son aide et installerait un système de défense anti-aérienne sur le territoire nigérien. «Déjà, nombre de bâtiments officiels, indique un diplomate béninois, ont été placés sur écoute. C’est l’œuvre d’une petite vingtaine d’agents russes installés à Niamey depuis quelques semaines, dans la villa Diouf, résidence des dirigeants étrangers de passage. Les Russes s’imposent en force alors que les Américains, eux, sont priés de déguerpir.»
L’accord de coopération militaire liant le Niger et les États-Unis a été dénoncé en mars par la junte. Un sévère camouflet pour la Maison-Blanche et ses 1100 soldats présents sur la base d’Agadez. Washington pensait avoir évité le vent du boulet qui avait chassé les forces françaises à la fin de l’année dernière et obligé Sylvain Itté à fermer son ambassade. «C’est la preuve que la France n’est pas le seul pays rejeté par les putschistes, ajoute un économiste togolais, très pessimiste sur l’évolution politique de l’Afrique de l’Ouest. Toutes les nations occidentales sont déclarées indésirables, au Niger comme de plus en plus dans tout l’espace sahélien. L’heure est grave.» Auteur d’un rapport, Matt Gaetz, élu républicain de Floride, a récemment pris la parole au Congrès pour déplorer l’aveuglement de la Maison-Blanche face au chaos nigérien.
Une vie de reclus
Dernier président civil du Sahel, Mohamed Bazoum, 64 ans, est un homme au caractère solide. S’il a été écarté du pouvoir, il a toujours refusé de remettre sa démission. Il n’est pas comme Ibrahim Boubacar Keïta, dit «IBK», ou Roch Christian Kaboré. Sans s’opposer, le président malien, en 2021, puis son homologue burkinabé, en 2022, ont capitulé face aux putschistes de leur pays. «Bazoum, lui, a résisté, résiste et, ses proches en sont convaincus, résistera.» Sa droiture et la sincérité de ses engagements le font parfois passer pour un candide.
«Au Niger, il y a non-assistance à peuple en danger, car il ne faut pas croire que la population soutient la junte ! Seuls quelques Européens, comme Emmanuel Macron ou Josep Borrell, ont pris la mesure de la gravité de la situation.» Un ancien ministre ivoirien
D’origine arabe, issu de la tribu nomade des Oulad Souleymane - ultra minoritaire au Niger -, il a l’habitude d’affronter les vents contraires et d’endurer les critiques aux relents racistes. Démocrate acharné, Mohamed Bazoum a dû franchir bon nombre d’obstacles avant de se faire accepter et élire dans un pays où les considérations ethniques restent déterminantes. L’avant-veille de son investiture, en 2021, il avait échappé à une tentative de coup d’État, stoppée par Tiani, celui-là même qui l’a renversé plus tard. Intellectuel structuré, bon orateur, ancien professeur de philosophie et syndicaliste, il n’est pas un débutant en politique. Il est donc armé pour faire front.
Sa vie de reclus, Mohamed Bazoum la passe dans le quartier Plateau, à Niamey. Plus précisément dans l’aile arrière de la résidence du chef de l’État, située au cœur du camp militaire de la garde présidentielle censée le protéger. C’est à cet endroit, au premier étage, qu’il est retenu en otage avec son épouse Hadiza, depuis le 26 juillet 2023, par le général Tiani, ex-chef de la Garde. Le couple dispose d’un salon, d’une chambre, d’une cuisine et d’une salle de bains. Ce petit appartement, éclairé par d’étroites fenêtres, était auparavant occupé par leur fille Zazia. Fidèles en toutes circonstances depuis des années, leurs deux cuisiniers, Abdoulaye, d’origine touareg, et Mahrouf, un Haoussa, ont tenu à rester avec eux.
«Crises de paludisme»
Privé de téléphones portables, le couple Bazoum essaye de passer le temps en faisant du sport, en regardant la télévision branchée récemment - notamment les programmes d’histoire - et en lisant beaucoup. Deux fois par semaine, les mercredi et samedi, leur médecin personnel vient leur rendre visite. Dûment fouillé à son arrivée par les gardes de service, il leur apporte médicaments, livres et provisions alimentaires achetés en ville par une sœur de la première dame. D’après les informations obtenues par leurs enfants, les Bazoum gardent le moral: «Ils sont en bonne forme physique, même s’ils ont été victimes de violentes crises de paludisme et que leur logement est infesté d’insectes.» Depuis neuf mois, ils n’ont jamais pu sortir de leur «prison»!
«Ils sont en bonne forme physique, même s’ils ont été victimes de violentes crises de paludisme et que leur logement est infesté d’insectes.» Les enfants des époux Bazoum
En octobre dernier, la junte a accusé les Bazoum d’une tentative d’évasion. Le scénario a été présenté aux médias comme «un plan de déstabilisation» du Niger fomenté par des puissances étrangères. Vers 3 heures du matin, dans la nuit du 18 au 19 octobre, le couple présidentiel aurait pris place avec ses deux cuisiniers dans une voiture banalisée avant de monter dans deux hélicoptères, en direction du Nigeria. «Cette supercherie a été montée de toutes pièces, déclare un proche, pour salir un peu plus la France aux yeux de la population et montrer l’efficacité des forces armées nationales.» Lesquelles sont pourtant à la peine pour contenir les assauts des groupes djihadistes qui tuent les villageois et circulent dans tout le Sahel, notamment dans la zone dite «des trois frontières», entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso.
Si quatre cousins de Mohamed et Hadiza Bazoum, militaires de métier, sont encore derrière les barreaux à Niamey, les enfants du couple vivent actuellement pour la plupart en France. Issu d’un premier mariage du président, Lucas, quadragénaire, est l’aîné. Viennent ensuite trois filles: Zazia, à la tête d’une fondation de sauvegarde des animaux au Niger, se trouvait en vacances à Paris au moment du putsch ; Hinda, expert-comptable, vient d’avoir un enfant avec son mari tchadien, qu’elle va rejoindre prochainement aux États-Unis ; Haoua, quant à elle, est chercheuse en biologie dans un hôpital. Le dernier de la fratrie, Salem, 22 ans, était de passage à Niamey quand il a été fait prisonnier avec ses parents. Étudiant à Paris, il était en transit avant de rejoindre Dubaï. Il est resté enfermé à leurs côtés pendant cinq mois puis a été envoyé par la junte, début janvier, au Togo. À Lomé, il vivait sous un régime de résidence surveillée, mais a été autorisé, la semaine dernière, à rejoindre le Moyen-Orient.
Restauration de l’ordre constitutionnel
De tous les pays de la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest), le Togo est celui qui entretient les meilleurs rapports avec les putschistes du Mali, du Burkina et du Niger, ainsi qu’avec Moscou. Le président Faure Gnassingbé, plus ancien chef d’État en exercice de la région à 58 ans, aime volontiers jouer le médiateur en compagnie de Robert Dussey, son influent ministre des Affaires étrangères. Pourraient-ils obtenir un jour, sinon leur retour au pouvoir, la libération de Mohamed et Hadiza Bazoum?
Leurs enfants n’osent y croire. La décision, mi-décembre, de la Cour de justice de la Cédéao ordonnant aux autorités de fait du Niger la restauration de l’ordre constitutionnel et la «libération immédiate et sans condition» du président séquestré est restée lettre morte. Une victoire judiciaire à la Pyrrhus. Même si, selon Seydou Diagne, l’un des avocats de Bazoum, la Cour a «condamné, pour la première fois, des autorités militaires qui, avec leur coup d’État, ont violé les principes de convergence constitutionnelle de la Cédéao».
Quant aux accents guerriers de certains pays membres de l’organisation - Côte d’Ivoire et Sénégal notamment - pour déloger les putschistes, ils ont vite été étouffés. À l’inverse, fin février, la Cédéao, tout en réclamant une nouvelle fois la libération des otages, a levé les sanctions les plus lourdes qu’elle avait imposées au Niger: gel des avoirs de l’État, fermeture de l’espace aérien et des frontières, interdiction de procéder à des transactions financières régionales…
«Non-assistance à peuple en danger»
La famille Bazoum et ses soutiens ont constitué un commando d’avocats. Aux côtés du Sénégalais Seydou Diagne, le coordinateur, bataillent d’arrache-pied Moussa Coulibaly, l’ancien bâtonnier du Niger, le Mauritanien Brahim Ebety et Florence Loan, première femme bâtonnière de Côte d’Ivoire. L’avocat new-yorkais Reed Brody, surnommé le «chasseur de dictateurs», qui vient d’écrire La Traque de Hissène Habré (Karthala), les a rejoints. Cette équipe de choc vient de déposer un recours auprès du groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire.
Il n’empêche, l’impatience grandit. L’angoisse gagne les esprits chez les proches du président nigérien: son immunité levée, il pourrait être condamné pour complot, haute trahison et apologie du terrorisme, le 10 mai, à l’issue d’une parodie de procès organisée par la junte. D’Abidjan, un ancien ministre ivoirien accuse les organisations internationales, notamment africaines, d’abandonner Mohamed Bazoum et sa femme à leur triste sort.
«On ne peut pas compter sur elles ni sur les Américains qui n’ont rien compris, dit-il. Au Niger, il y a non-assistance à peuple en danger, car il ne faut pas croire que la population soutient la junte! Seuls quelques Européens, comme Emmanuel Macron ou Josep Borrell, le ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne, ont pris la mesure de la gravité de la situation. C’est aussi la défense de la démocratie qui se joue aujourd’hui à Niamey. Si on admet que c’est cela l’enjeu en Ukraine, pourquoi ça ne le serait pas aussi en Afrique?»
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Illustration : Mohamed Bazoum et son épouse Hadiza Bazoum. Le couple est retenu en otage par le général Tiani, ex-chef de la Garde, depuis le coup d’État du 26 juillet 2023 à Niamey. Montage JA @ DR