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Néoféminisme : nouvelle aliénation des femmes ?
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par Célina Barahona*, pour la Revue des Deux Mondes - avril 2024
Le wokisme, ou comme l’appelle le philosophe Yascha Mounk la «synthèse identitaire», fait couler beaucoup d’encre, tant il semble se déverser sur les mouvements dits «progressistes» des vagues de concepts tous plus ubuesques les uns que les autres. Le féminisme n’échappe pas au phénomène.
Au sein de ses divers courants, le féminisme dominant ou mainstream, auprès des jeunes publics, est celui qui a le plus adopté les concepts dits woke. Être woke c’est être éveillé, vraiment très éveillé, c’est-à-dire extra voire ultralucide sur les injustices et les oppressions pesant sur les femmes et les minorités sexuelles et ethniques. Les opprimés. Le monde serait la caverne de Platon et il faudrait être Platon sorti dans la lumière du monde des idées, car les oppressions se perpétueraient du fait que la masse serait aveugle à l’existence de la caverne.
Cette caverne, la société dans laquelle on vit, comprendre «la société occidentale», serait un enchevêtrement de systèmes oppressifs vis- à-vis de certains groupes identitaires (dominés, opprimés, victimes) dont seraient bénéficiaires d’autres groupes identitaires (dominants, oppresseurs, privilégiés). Chacun d’entre nous faisant partie d’un ou plusieurs groupes d’oppresseurs et/ou d’opprimés. C’est à cette réalité qu’il faudrait éveiller les consciences. Dans cette grille de lecture, le monde se divise en une multitude de tribus en conflit les unes avec les autres, ou cherchant à former des alliances pour combattre d’autres tribus.
«Loin de proposer une émancipation individuelle, ce néoféminisme offre de nouvelles aliénations au travers d’un tribalisme et du rejet de réalités ou valeurs universelles.»
Ainsi, le féminisme n’est plus un simple mouvement d’émancipation des femmes, mais une cause devant désigner les hommes comme les oppresseurs et inclure en son sein les problématiques des minorités dites opprimées. Le problème que pose cette conception du monde est de prioriser le groupe sur l’individu et de faire passer une lutte contre l’autre pour un combat contre un système. Loin de proposer une émancipation individuelle, ce néoféminisme offre de nouvelles aliénations au travers d’un tribalisme et du rejet de réalités ou valeurs universelles.
Deux tribus ennemies
Les femmes seraient un groupe social opprimé depuis des millénaires, et leur oppression millénaire serait le fait du groupe social hommes. Cette vision simpliste et binaire était déjà prégnante dans le féminisme par le passé, mais ce qui marque avec le néoféminisme, c’est cette façon de figer les femmes dans une identité de victimes perpétuelles de l’oppression masculine. Il n’existe pas un moment de répit pour une femme dans sa vie.
La moindre interaction, le moindre regard, le moindre propos peut être un désir inavoué de dominer, l’expression d’un stéréotype de genre, la preuve que l’oppression est systémique. Une batterie de concepts va venir à l’appui de cette vision du monde : manterrupting (les hommes coupent la parole aux femmes car ils se sentent supérieurs), mansplaining (les hommes expliquent aux femmes des choses qu’elles maîtrisent déjà car ils se sentent supérieurs), male gaze (le regard des hommes serait empreint de désir d’objectification et de domination), culture du viol, masculinité toxique, patriarcat, etc.
«Les hommes seraient socialisés pour être des agresseurs, violeurs, violents, dominateurs. Et les femmes seraient en permanence en danger.»
Le mal, c’est le mâle. Les hommes seraient socialisés pour être des agresseurs, violeurs, violents, dominateurs. Et les femmes seraient en permanence en danger, cernées par des agresseurs en puissance, dénigrées, en présence d’hommes. À la maison, au travail, dans la rue, en vacances, partout et tout le temps, le discours néoféministe martèle aux jeunes femmes que le monde ne les aime pas tellement car il est dominé par les hommes. Et les discours s’accompagnent de chiffres et de statistiques toujours plus anxiogènes sur le harcèlement de rue, les violences conjugales, les violences sexuelles, etc. Le mouvement qui voulait libérer les femmes semble les aliéner dans une logique de méfiance constante vis-à-vis des hommes, les placer dans une position d’assiégées de laquelle on se demande comment elles vont sortir si la société est structurée contre elles. Quelle est la perspective d’émancipation quand on vit dans la croyance que l’autre moitié de l’humanité nous veut du mal, consciemment ou inconsciemment ? «Comment le monde est pensé par les hommes… pour les hommes», est par exemple le propos de Femmes invisibles (1), ouvrage qui nous raconte que «les objets du quotidien ont été conçus selon des normes masculines et sont inadaptés, voire dangereux pour les femmes» ; la messe est dite : «Femmes, le monde vous est hostile et, ce, depuis des millénaires, à cause des hommes et dans tous les aspects de vos vies.»
La vision du «camp contre camp» va tellement loin qu’il existe au sein de cercles militants néoféministes une «rhétorique de la tique», où est expliqué que comme on doit se méfier de chaque tique qui peut potentiellement transporter la maladie de Lyme, on doit se méfier de chaque homme qui peut être dangereux pour les femmes, même si tous ne le sont pas. Car, disent-elles, elles ne parlent pas des hommes en tant qu’individus mais en tant que «groupe social». Pris individuellement, les hommes peuvent être de chouettes personnes, mais ils seraient quand même pris dans un système patriarcal qui les dépasserait et les avantagerait dans la société en tant qu’hommes. Aucun homme ne peut être vraiment innocent. D’ailleurs, certaines prônent la présomption de sincérité pour les plaignantes dans le cadre d’accusations de violences sexuelles, ce qui revient à sacraliser la parole des femmes et instaurer une «présomption de culpabilité» pour les hommes accusés. Alors que l’État de droit était l’allié des féministes comme Gisèle Halimi, il est maintenant décrit comme suspect et patriarcal, donc à déconstruire lui aussi. Les femmes deviennent, à l’instar des enfants, des êtres dont la parole est «pure», la vérité sort de la bouche des enfants et des femmes. Et il y a fort à parier que si des femmes sont malveillantes, voire violentes vis-à-vis d’autres femmes, c’est qu’elles ont intériorisé la norme masculine dominanteComme si l’essence des femmes était progressiste,égalitaire et non violente.Entre essentialisation,
infantilisation et déresponsabilisation, le projet que proposent les néoféministes semble mener tout droit à la remise sous tutelle des femmes. Beau projet d’émancipation !
Intersectionnalité, relativisme culturel
Mais l’homme n’est pas l’unique ennemi, il est l’ennemi principal mais pas le seul. Le «féminisme intersectionnel» nous explique que la société se divise en identités d’opprimés et identités d’oppresseurs, et qu’on peut être au croisement de plusieurs oppressions, mais également moitié oppresseur moitié opprimé. Imaginez un homme noir homosexuel : en tant qu’homme il est oppresseur mais en tant que noir et homosexuel il est doublement opprimé. Il n’est pas un individu, il est la superposition d’identités figées chacune dans un statut d’oppresseur ou d’opprimé. Et chacun ne peut parler qu’au nom de sa tribu, que s’il est concerné. Il ne s’agit plus des femmes, mais des femmes blanches, des femmes racisées, des femmes musulmanes, etc. Enfermées dans des identités ethnoraciales ou ethnoreligieuses. Les femmes blanches deviennent les oppresseurs, du fait de leur racisme intériorisé, et les femmes racisées, qui ont avec ce terme figé leur identité de victimes de racisme, sont les opprimées des opprimées, d’abord par le féminisme blanc (comme elles l’appellent).
Dans les mathématiques intersectionnelles, le racisme semble être l’oppression au-dessus de toutes les autres. Ce qui amène à des incohérences ou paradoxes. Ainsi, les femmes de certains groupes ethniques ou religieux peuvent être invitées à ne pas témoigner du machisme qu’elles vivent pour ne pas nuire à leur tribu. Un homme musulman pourra être envisagé comme musulman (donc opprimé) avant d’être envisagé comme homme (donc oppresseur). Dans ce contexte, il peut être compliqué pour des femmes de dénoncer le sexisme au sein de l’islam ou des communautés musulmanes, car ce faisant elles pourraient stigmatiser les musulmans considérés comme opprimés dans la société. Parler ou dénoncer pourrait être assimilé à la trahison de la tribu. Il n’existe plus de problématiques universelles de femmes, il existe des problématiques différentes selon les tribus d’appartenance. Ce brouillage des repères avec cette forme de tribalisme amène inéluctablement au relativisme culturel.
Le cas du voile islamique (hijab) est un des cas les plus intéressants et symptomatiques de ce brouillage de repères. Des femmes adhèrent à une croyance selon laquelle leur propre corps ne leur appartient pas totalement, il appartient au clan, seuls les hommes de la famille auraient le droit de voir leurs cheveux ou leurs formes, et les néoféministes affirment que c’est un simple libre choix (émancipateur ?). Dans d’autres contextes, elles seraient les premières à dénoncer le fait qu’on mette dans les têtes de jeunes filles l’idée qu’elles doivent cacher leur corps pour ne pas exciter les hommes, mais face au voile, par je ne sais quel truchement, elles n’ont rien à dire. Elles acceptent d’intégrer à leur corpus féministe une injonction religieuse, conservatrice, qui diabolise le corps des femmes, et peuvent même qualifier de «réacs» des femmes musulmanes (et féministes) dénonçant le voile. Dans les mathématiques intersectionnelles, il semblerait que la musulmane voilée vaille plus que la musulmane non voilée. Étonnamment ou pas, c’est ce que pensent les plus conservateurs des musulmans.
On retrouve peu ou prou le même genre de relativisme culturel sur un tas de sujets, l’excision, les mariages forcés, les hyménoplasties, la polygamie, dont elles ne parlent pour ainsi dire jamais, car ce n’est pas une problématique de leur tribu, elles ne sont pas concernées, alors qu’on est pourtant face à ce qui peut se faire de pire en termes d’oppression sur des femmes. Cette logique est tellement ancrée en elles que lorsqu’a été évoquée médiatiquement l’affaire de femmes médecins dans certains quartiers procurant des faux certificats de virginité pour rassurer les familles qui en exigeaient de leurs filles, elles ont été nombreuses à avancer des arguments en faveur de cette initiative. Pourquoi, me direz-vous ? Les féministes ne sont-elles pas censées libérer les femmes de ce type de traditions patriarcales et humiliantes ? Le féminisme supposé libérer les femmes explique à certaines que les concernant, il serait de mauvais ton de s’opposer à la tradition culturelle familiale. Il n’est plus question que la jeune fille ait la capacité de s’émanciper de la tradition familiale, elle doit composer avec en mentant à ses parents. Comme un seul homme, des centaines de féministes des réseaux sociaux ont justifié que des jeunes filles continuent de cacher l’existence d’une vie sexuelle pour ne pas mettre en colère les parents. Dans le même temps, l’écriture inclusive viendrait renforcer la visibilité des femmes et leur place dans la société. On marche sur la tête. Le féminisme intersectionnel n’est pas le projet universel d’offrir aux femmes la possibilité de devenir elles-mêmes, parfois en s’arrachant à une tradition dont elles n’ont pas forcément à être des dépositaires, il devient un ensemble de projets différents selon sa culture, selon sa religion, selon son origine. Dans ce paradigme, les femmes racisées ou musulmanes ne sont plus des individus mais les membres de tribus, dont elles sont supposées suivre les traditions ou ne pas trop s’en éloigner, car cela ferait partie de l’identité de leur groupe d’appartenance. Comment comprendre ce que sont les valeurs du féminisme dans un tel imbroglio ?
Transidentité, disparition des femmes
Après avoir opposé deux clans, femmes contre hommes, puis demandé aux femmes de céder le passage à d’autres identités opprimées, le clou du spectacle woke est un désir de disparition des femmes. Alors qu’il était acté pour la majorité des féministes pendant des décennies que les oppressions ou discriminations vécues par les femmes étaient liées à leur sexe, assez brusquement le féminisme dominant des années deux mille dix bascule dans une convergence pour le moins étonnante avec le mouvement transactiviste. Ce faisant, c’est la notion centrale des féministes, les femmes, qui devient indéfinissable. Une femme n’est plus «un être humain de sexe féminin», une femme est «une personne s’identifiant en tant que femme». On ne peut donc pas comprendre à quoi cette personne s’identifie puisqu’on n’a plus de définition de «femme». Le principe d’une définition commune, partagée, objective, et ne comprenant pas le mot à définir, a éclaté en un claquement de doigts. Ce qui compte, c’est ce que la personne ressent. Ce corps et ce sexe qui avaient guidé les combats féministes disparaissaient au profit d’une sorte d’essence féminine. Désormais, on assigne un genre à la naissance, on ne constate plus un sexe biologique. Plus tard la personne découvrira à quel genre elle s’identifie. Et de manière tout à fait incongrue, le genre qui était plutôt jusque-là l’adversaire des féministes, en tant que somme de codes et rôles sociaux à déconstruire, est devenu leur ami, auquel on peut s’identifier. Une personne née homme s’identifiant en tant que femme adoptera des codes sociaux féminins comme le décolleté, le vernis à ongles, le rouge à lèvres, etc. Ce qui semble aller à contresens du féminisme qui se targuait de déconstruire des stéréotypes. Avec les femmes transgenres, au contraire, on a une réaffirmation très offensive des stéréotypes. Femme n’est plus une réalité physique, mais un concept, une essence, des codes.
Le féminisme ne sachant plus définir son propre sujet – les femmes – est une des péripéties les plus extraordinaires de ces dernières années. On devrait désormais parler de personne qui menstrue pour être inclusif et effacer le mot «femme». Pour les 0,005 % de la population souffrant de ce qu’on appelle la dysphorie de genre, on devrait changer les termes qui caractérisent les femmes. Voire les effacer. Cela pourrait prêter à sourire si ce n’était pas grave. Mais l’effacement dans le langage a son équivalent dans la réalité. Dans le sport, particulièrement aux États-Unis, on voit de plus en plus de femmes transgenres (donc biologiquement des hommes) concourir dans les rangs du sport féminin et obtenir la première place, donc prendre la place d’une femme, mettre des coups très violents à une combattante en MMA, alors que la personne a encore une musculature masculine, donc valider les violences faites aux femmes par des hommes. Le tout au nom du progressisme. «Les femmes trans sont des femmes tout court», crient les néoféministes, et si quelqu’un le nie, il est traité d’affreux réactionnaire. Il devient difficile de parler encore de droits des femmes quand ceux-ci sont en partie fondés sur des questions de mutilations sexuelles comme l’excision, de grossesses non désirées suite à des mariages forcés, de tabou des règles, de contraception ou d’avortement, donc majoritairement liées à l’organe génital féminin. Comment s’émanciper quand, dès l’adolescence, des jeunes filles peuvent être amenées à vouloir être des hommes et subir une double mastectomie, car des militants transactivistes leur ont expliqué que le malaise dans leur corps d’adolescente pouvait être le signe qu’elles ne vivaient pas dans le bon corps ? Comment être feministe si la femme n’est plus qu’une fiction ?
On peut se demander si ce néoféminisme a l’intention de résoudre des problèmes ou d’en créer. Entre tribalisme, relativisme, identitarisme et sentiment d’être assiégées, le néoféminisme enferme plus qu’il ne libère, sépare plus qu’il ne rapproche, instaure la méfiance plus qu’il n’émancipe. En somme, il semble produire l’exact inverse de ce pour quoi le féminisme existait initialement.
*Célina Barahona est une ancienne militante féministe.
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Caroline Criado Perez, Femmes invisibles. Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes, First, 2020.
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Illustration : Chez certaine militante la misandrie (aversion pour le sexe masculin, NDLR) est revendiquée. @ Amaury Cornu / Hans Lucas via AFP