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Mort de Jean-Marie Le Pen : une vie à l'extrême droite
Jean-Marie Le Pen s'est éteint ce mardi à l'âge de 96 ans, au terme de plus d'un demi-siècle de vie politique. Un demi-siècle de combats, d'invectives, de faux dérapages, de vraies provocations, de harangues, de procès en diffamation.
Par Yann Verdo, Jacques Paugam Les Echos
Jean-Marie Le Pen, homme politique sulfureux et figure majeure de l'extrême droite en France, s'est éteint ce mardi à l'âge de 96 ans à Garches (Hauts-de-Seine), dans un établissement où il avait été admis il y a plusieurs semaines. « Jean-Marie Le Pen, entouré des siens, a été rappelé à Dieu ce mardi à 12 heures », a indiqué sa famille dans un communiqué transmis à l'AFP.
Il meurt après avoir occupé pendant près d'un demi-siècle la scène politique nationale. Quadruple candidat à l'élection présidentielle, il a présidé aux destinées du Front national de sa naissance à ses premières percées électorales dans les années 1980, avant d'en être définitivement écarté par sa propre fille et héritière politique, Marine Le Pen, en 2017 après qu'elle en a pris la présidence en janvier 2011.
L'onde de choc provoquée par sa qualification au second tour de l'élection présidentielle en 2002 face à Jacques Chirac, avec 16,86 % des voix, reste son principal succès, provoquant une vague de mobilisation partout en France. La consécration pour un parti longtemps tenu en marge de la vie politique mais aussi le début de la fin pour le « Menhir » qui, ce jour-là, peine à masquer le vertige qui le saisit devant les marches du pouvoir.
2007, la présidentielle de trop
Ses invectives, entre faux dérapages et vraies provocations, ponctuées de harangues et de procès en diffamation auront marqué près d'un demi-siècle de vie politique. Un demi-siècle de montée continue dans les urnes, jusqu'au reflux observé à la présidentielle de 2007 - celle de trop, selon beaucoup de ses lieutenants et de ses électeurs - qui le vit perdre près de 1 million de voix par rapport au niveau atteint en 2002, et rétrograder de la deuxième à la quatrième place.
Une contre-performance dont n'aurait toutefois pas osé rêver l'homme au bandeau noir de 1974, celui qui, parachuté deux ans plus tôt à la tête d'un embryon de parti politique fondé par d'anciens activistes d'Ordre nouveau, mouvance d'extrême droite, récolta dans l'indifférence générale un piètre score de 0,75 % à l'issue de sa première candidature à la magistrature suprême.
Le président du tout jeune Front national n'était pourtant pas un inconnu en ce début des années 1970. Sa campagne moderne, à l'américaine, avait fait la part belle à ses racines bretonnes et populaires, jetant ainsi les bases d'une geste dont les principaux éléments nous sont aujourd'hui familiers : sa naissance à La Trinité-sur-Mer, le 20 juin 1928, dans une humble longère de deux pièces au sol de terre battue, sans électricité ni eau courante ; sa mère Anne-Marie, couturière et fille de paysans catholiques du Kerdaniel ; son père Jean, patron pêcheur, qui ramassa une mine allemande dans ses filets le 21 août 1942 et le laissa pupille de la Nation.
Des origines modestes que le futur ténor de l'extrême droite française saura habilement exploiter pour rallier sous sa bannière les obscurs, les sans-grade, les oubliés de la croissance et de la mondialisation - et faire du FN, devenu RN, le premier parti ouvrier de France.
Des rêves de gloire militaire
Comme son père, « Jeanjean » est une forte tête. Un castagneur, jouant de son mètre quatre-vingt-quatre et de sa force physique afin de prendre l'ascendant sur les autres et se forger une aura et une âme de chef. Renvoyé d'une demi-douzaine d'établissements pour indiscipline, vaguement inscrit à la faculté de droit, l'étudiant bagarreur du Quartier latin s'impose ainsi dès 1949 à la tête de la « Corpo », l'Association corporative des étudiants en droit, qu'il qualifie d'« association aconfessionnelle et apolitique d'extrême droite » dans le premier tome de ses Mémoires, publié début 2018.
Fricotant avec l'Action française, toujours prêt à en découdre avec ces « cocos » qu'il exècre - un legs paternel -, il troquera quelques années plus tard sa faluche contre le béret vert des paras. Sans réaliser ses rêves de gloire militaire : s'étant porté volontaire pour aller combattre en Indochine les rouges du Viêt Minh, il arrive sur place deux mois après la chute de Diên Biên Phu. Même déconvenue en Egypte, deux ans plus tard, lors de la crise de Suez. Il n'y a qu'en Algérie, où il débarque durant l'automne 1956 pour y démanteler les réseaux du FLN, que son rôle aura été réel. Mais quel rôle ? Soupçonné d'avoir pratiqué la torture, Jean-Marie Le Pen a toujours nié. D'innombrables procès n'ont pas permis d'apporter de preuves définitives dans un sens ou dans l'autre.
Le benjamin de l'Assemblée nationale
Entre-temps, le para faluchard s'est fait connaître des Français en devenant, en janvier 1956, le benjamin de l'Assemblée nationale, où l'a porté la vague poujadiste. Les relations entre le papetier de Saint-Céré et son bouillant lieutenant ne resteront pas au beau fixe très longtemps. Pierre Poujade était « un homme providentiel qui ne croyait pas en la Providence », lancera, plus tard, Jean-Marie Le Pen. Ayant vite senti, grâce à cet exceptionnel flair politique qui était le sien, que ce mentor trop timoré ne le mènerait jamais bien loin, le jeune député ne tardera guère à prendre ses distances.
Mais l'idylle poujadiste n'aura pas été vaine pour autant. Car, sur les bancs du Palais-Bourbon, il aura appris à manier l'arme la plus efficace dans tout combat politique : la langue. Orateur hors pair, capable d'enchaîner les imparfaits du subjonctif et les citations latines sans lasser son auditoire, le président du FN était aussi un maître du dérapage contrôlé : du tristement célèbre « point de détail de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale » - ainsi parla-t-il à deux reprises de la Shoah, en 1987 et en 1997 - au nauséabond « Durafour-crématoire », en passant par son horrible suggestion de créer des « sidatoriums », on ne compte plus ces pseudo-sorties de route, savamment calculées pour exciter les plus bas instincts d'une partie au moins de son électorat.
Un électorat extrêmement hétérogène, ne se retrouvant que sur un seul point : une même exécration du « système », concept fourre-tout englobant la « bande des quatre » (PS, PC, RPR, UDF), devenue plus tard l'« UMPS », et les représentants de « l'établissement », francisation lepenienne de l'establishment. Car, pour le reste, la grande famille des militants et des sympathisants du FN a toujours eu un petit air d'auberge espagnole. Nostalgiques de Vichy, héritiers du poujadisme, inconsolables de l'Algérie française, doctrinaires du Grece ou du Club de l'Horloge, déçus du communisme, catholiques traditionalistes de Bernard Antony, ouvriers sans usines, agriculteurs sans avenir.
Animal politique
Ce fut tout l'art du président du FN d'avoir su fédérer autour de sa personne ces diverses composantes de l'extrême droite française. Et d'être parvenu à se poser à chaque présidentielle en seul vrai candidat « antisystème », ne manquant jamais une occasion de dénoncer sa prétendue sous-représentation dans les médias - il se comparait volontiers à Zorro, le « vengeur masqué » - ou de mettre en scène ses difficultés à obtenir les 500 parrainages d'élus nécessaires pour se présenter à l'Elysée. Des difficultés bien réelles, au demeurant, puisqu'elles l'empêchèrent de se présenter en 1981, et qu'elles faillirent à nouveau lui barrer la route en 2002, l'année de son triomphe.
A ses talents de tribun, Jean-Marie Le Pen ajoutait donc, c'est un fait, un réel charisme comme chef de bande et une non moins réelle intuition comme animal politique. Des qualités qui expliquent en partie l'émergence du Front national à partir de 1983, année qui vit la cheville ouvrière du parti, Jean-Pierre Stirbois, réaliser une percée aux municipales de Dreux. Ce premier succès du FN, confirmé l'année suivante aux européennes, met fin pour son président à vingt et une longues années de traversée du désert. Non réélu à l'Assemblée nationale au lendemain des accords d'Evian, il avait ensuite petitement vécu des revenus de la SERP, la maison de disques qu'il avait fondée avec l'ancien Waffen-SS Léon Gaultier, jusqu'à ce que l'héritage d'un cimentier fortuné, Hubert Lambert, décédé en 1976, ne fasse de lui un millionnaire.
Dès lors, installé avec les siens - sa première femme, Pierrette, ses trois filles Marie-Caroline, Marine et Yann - dans son hôtel particulier de Montretout, sur les hauteurs de Saint-Cloud, le « Menhir » et son clan menèrent une existence de nouveaux riches, ponctuée de fêtes ostentatoires et de déchirures familiales. Le divorce d'avec Pierrette, partie refaire sa vie (et poser au passage dans « Playboy ») avec l'hagiographe de son époux, le remariage avec Jany, la valse des gendres, le cancer à la prostate détecté en pleine campagne présidentielle de 2002 et soigneusement caché aux électeurs : la saga Le Pen est riche en rebondissements.
Le « pu-putsch » mégrétiste
Le plus douloureux reste l'anathème qui a frappé l'aînée des filles, Marie-Caroline, fin 1998, lors de la scission de Bruno Mégret - le « félon », aussitôt affublé du surnom cruel de « Naboléon ». Mariée en secondes noces à Philippe Olivier, l'un des lieutenants de l'ex-numéro deux du Front national devenu bras droit de l'autre fille Le Pen - Marine -, Marie-Caroline Le Pen sait mieux que personne combien son père pouvait avoir la rancune tenace. Même avec ceux de son sang.
Bien que moqué, le « pu-putsch » mégrétiste, qui vit le FN se vider de la grande majorité des cadres et de ses élus locaux, a fortement ébranlé et le parti et son président. En 2011, le « Menhir » a laissé les clés du FN à sa fille Marine, la soutenant face à son lieutenant Bruno Gollnisch. Mais les relations entre le père et la fille vont se dégrader, l'emprise de Florian Philippot, transfuge du chevènementisme, sur Marine Le Pen précipitant les choses. La dédiabolisation du parti destinée à élargir la base électorale est en marche, et elle exige d'expurger tous les signes de l'idéologie d'extrême droite historique, son fondateur en premier lieu. C'est fait en 2015.
Même si la justice le reconnaît toujours comme président d'honneur du FN, sa fille lui interdit de venir au bureau politique du mouvement en juin 2017. Alors que le score de la candidate FN au second tour de l'élection présidentielle 2017 est historique, la rupture est complète. Ultime affront, Marine Le Pen a même changé le nom du parti le 1er juin 2018 et avec lui ses statuts, effaçant la présidence d'honneur occupée par son père qui évoque un « jour de deuil ».
Jamais avare de critiques envers celle qu'il souhaite alors ne plus voir arborer son nom, il quitte son mandat de député européen en 2019. Jean-Marie Le Pen est mis en examen la même année dans l'affaire des assistants parlementaires européens pour « détournement de fonds publics ». S'il n'en est pas à sa première mise en cause, son retrait progressif des affaires publiques et une santé déclinante signent la normalisation discrète des relations avec celle qui lui succède dans la course à l'Elysée.
En 2021, alors qu'Eric Zemmour fait émerger une dangereuse concurrence à l'extrême droite pour l'élection présidentielle, il ne résiste pourtant par à l'envie d'égratigner une ultime fois la candidature de Marine Le Pen, à qui il reprochera toujours son entreprise de dédiabolisation. Alors que celle-ci est en perte de vitesse, au coude-à-coude avec le polémiste, le patriarche n'exclut pas de soutenir « Eric » si ce dernier est « mieux placé ». L'histoire lui donnera tort.
Accident vasculaire cérébral et malaise cardiaque
En février 2022, il souffre d'un léger accident vasculaire cérébral qui provoque une première hospitalisation. Nouvelle alerte en avril de l'année suivante lorsqu'un malaise cardiaque, cette fois, l'amène de nouveau à être admis à l'hôpital. Le patriarche est finalement placé en février dernier, à l'âge de 95 ans, sous un régime de protection juridique s'apparentant à une tutelle et revenant à la charge de ses trois filles, dont Marine Le Pen.
L'altération progressive de son jugement, constatée médicalement, le place dans l'incapacité d'assister aux audiences dans l'affaire des assistants européens, ouvertes en septembre dernier, et aux cours desquelles sa propre fille joue très gros. Quelques jours auparavant, il apparaît dans une vidéo révélée par Mediapart où il chantonne aux côtés de membres d'un groupe de rock identitaire et néonazi dans sa propriété de Rueil-Malmaison. Marine Le Pen annonce porter plainte pour abus de faiblesse.
Chantre du roman national et de ses pages les plus sombres, Jean-Marie Le Pen aura marqué de ses excès un demi-siècle de l'histoire politique. La disparition du « diable de la Ve République », à l'âge de 96 ans, signe la fin d'une époque.
Les dates clés de Jean-Marie Le Pen
20 juin 1928 : naissance à La Trinité-sur-Mer de Jean, Louis, Marine Le Pen, qui ne se fera appeler Jean-Marie que beaucoup plus tard.
1956 : élu à 27 ans député de Paris sous les couleurs de l'Union et fraternité française (UFF), le groupe parlementaire de Pierre Poujade.
1972 : appelé à présider le Front national, parti politique fondé la même année par d'anciens activistes d'Ordre nouveau.
1974 : avec seulement 0,75 % des voix, sa première candidature à une élection présidentielle est un échec cinglant.
1984 : les élections européennes de juin marquent la percée du Front national, qui obtient près de 11 % des suffrages.
1998 : scission du numéro deux Bruno Mégret, qui part fonder le Mouvement national républicain avec une bonne partie des cadres et des conseillers régionaux.
2002 : accède au second tour de l'élection présidentielle avec 16,86 % des voix.
Yann Verdo avec Jacques Paugam