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Mais où est donc passée l'autorité ?

  • par Pierre-Henri Tavoillot*, pour Le Point - avril 2024 Republié par Jal Rossi
Parents, enseignants, médecins, politiques voient leur autorité contestée. Hier fondée sur la tradition ou la religion, celle-ci se cherche de nouvelles bases.
 
On n'a jamais autant parlé de l'autorité que depuis qu'elle est en crise, et elle semble aller mal depuis très longtemps. En 1932, dans Le Fil de l’épée, Charles de Gaulle écrit déjà : «Notre temps est dur pour l'autorité. Les mœurs la battent en brèche, les lois tendent à l'affaiblir. Au foyer comme à l'atelier, dans l'État ou dans la rue, c'est l'impatience et la critique qu'elle suscite, plutôt que la confiance et la subordination.» De fait, que ce soit dans la famille, à l'école, dans la cité, dans l'entreprise ou même dans les sciences, le doute est général, et les signes de sa disparition sont guettés avec une attention inquiète, voire angoissée, alors même qu'il y a encore une quarantaine d'années le terme était un «gros mot».
 
Souvenons-nous : dans les années 1970, il était «interdit d'interdire», la «personnalité autoritaire» était jugée responsable du désastre tout à la fois totalitaire, patriarcal et capitaliste du monde contemporain. Mais après l'ivresse libertaire survient la gueule de bois. Et, avec elle, la mobilisation générale pour tenter de ranimer, sinon le pater familias surpuissant du passé, du moins le parent contre l'enfant-roi ; sinon le chef charismatique, du moins le «leader responsable» ; sinon le dominus, à tout le moins le magister, dont l'égalitarisme, l'individualisme et le consumérisme auraient provoqué la mort soudaine. Même les jeunes, s'ils sont parfois rétifs à l'autoritarisme, exigent l'autorité. Comme les plus âgés.
 
Un mécanisme de dopage
 
Autant d'unanimité devrait mettre la puce à l'oreille. Qu'il y ait tant de monde pour déplorer la fin de l'autorité, n'est-ce pas l'indice de sa persistance têtue ? Encore faut-il comprendre ce qu'elle est, ce qui demeure et ce qui change en elle pour identifier la bonne méthode : est-elle à restaurer, à préserver ou à réinventer ?
Car qu'est-ce que l'autorité ? Ce n'est pas le pouvoir, ne serait-ce que parce qu'il peut y avoir du pouvoir sans autorité – la tyrannie du «petit chef» – et de l'autorité sans pouvoir – le prestige du vieux sage. Ce n'est ni la contrainte par la force, qu'elle permet d'éviter, ni l'argumentation rationnelle, qu'elle dépasse. «Moins qu'un ordre et plus qu'un conseil», comme la caractérise l'historien Theodor Mommsen (1817-1903) dans Le Droit public romain (1891), l'autorité n'a besoin ni d'imposer ni de justifier.
 
L'étymologie du terme est utile : le mot vient du latin augere, qui signifie «augmenter». L'autorité est donc une opération un peu mystérieuse qui augmente un pouvoir – le petit chef devient un grand homme – ou la valeur d'un argument – puisque l'argument d'autorité clôt le débat. Il y a une forme de «dopage» dans son mécanisme. Tout comme il arrive qu'un coureur cycliste booste sa capacité à grimper le col du Tourmalet grâce à une substance secrète, l'autorité permet d'accroître le poids d'un argument ou la durée et l'efficacité d'un pouvoir. Selon quelle alchimie ?
 
Âge d'or fondateur
 
Sous réserve d'inventaire, on rencontre dans l'histoire humaine trois grandes sources de l'autorité.
D'abord celle qui vient du passé, de la tradition. Ainsi, nous dit Friedrich Nietzsche dans Aurore : «Qu'est-ce que la tradition ? C'est une autorité supérieure à laquelle on obéit, non parce qu'elle commande l'utile, mais parce qu'elle commande.» Un pouvoir ou une parole sont augmentés quand ils émanent d'un âge d'or fondateur qui les accrédite. La meilleure illustration en est donnée par les institutions de la Rome antique. Pour les Romains, la fondation de leur cité a un caractère sacré. C'est d'elle que les sénateurs tirent leur légitimité. Si Cicéron peut écrire que «tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l'autorité appartient au Sénat», c'est parce que, relié au passé, le Sénat soustrait les décisions à l'air du temps et aux querelles de la plèbe. L'âge et le train des sénateurs sont alors perçus comme une inestimable qualité ! Telle est l'autorité traditionnelle : une confiance absolue en l'héritage et une méfiance totale à l'égard de l'innovation. L'inverse exact de notre époque.
 
Deuxième source de l'autorité : la contemplation de la nature ou, comme le disent les philosophes grecs, du cosmos. Quand on parle aujourd'hui du microcosme politique, c'est pour en souligner l'étroitesse et la mesquinerie. Chez les penseurs de la Grèce antique, si la cité est un microcosme, c'est qu'elle doit reproduire en petit ce que l'Univers est en grand. La connaissance du monde permet de trouver les règles qui mettent de l'ordre dans la société des hommes. Et c'est d'elle qu'on déduit le fondement d'un pouvoir. Pour Aristote, l'observation de la nature révèle que «certains sont faits pour commander et d'autres pour obéir». Cette «autorité naturelle» justifie les inégalités, comme on le voit dans la société d'Ancien Régime ou dans les systèmes de castes.
 
Il existe enfin, à côté du passé et du cosmos, une troisième forme de «dopage» du pouvoir : celle du sacré. Saint Paul en est le meilleur emblème avec cette formule : «Il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l'autorité se rebelle contre l'ordre établi par Dieu» (Épître aux Romains, 13, 1-7). Et l'apôtre d'en tirer cette conclusion : il faut payer ses impôts ! La proximité avec Dieu augmente le poids d'un argument – qui devient «parole d'évangile» – et la légitimité d'un gouvernement – qui irradie du «droit divin».
 
Coexistence critique
 
L'autorité s'abreuve donc à trois sources primordiales, qui peuvent se cumuler : la tradition, la nature et le sacré. Se pose alors la question : quand et pourquoi se sont-elles taries ?
 
Contrairement à une idée répandue, l'événement a eu lieu bien avant la crise libertaire de Mai 68. C'est dès la Renaissance que ces trois piliers sont ébranlés. L'autorité traditionnelle, qui avait déjà subi plusieurs coups de boutoir chez les Grecs comme chez les chrétiens, est fragilisée du fait de la coexistence critique de plusieurs «traditions» : le dogme chrétien et la culture païenne redécouverte. Quand plusieurs traditions coexistent, c'est la fin de la tradition. L'autorité cosmologique est mise à mal par les découvertes astronomiques, qui interdisent désormais de voir le monde comme un ordre harmonieux beau, juste et bon.
 
Dès le XVIe siècle, avec Copernic, Kepler puis Newton, on est passé du monde clos à l'Univers infini. Impossible d'y «observer la loi». Enfin, l'autorité théologique est minée par les conflits qui la traversent lors de la Réforme et surtout des guerres de Religion : comment espérer fonder un ordre politique stable sur ce qui est devenu le principal fauteur de troubles, à savoir l'interprétation du texte sacré ? Des trois fondements de l'autorité il ne reste rien d'incontestable.
Cette déconstruction de l'autorité ancienne par la modernité – qui se poursuivra de manière radicale avec l'anarchisme au XIXe siècle – s'accompagne néanmoins d'une tentative de reconstruction. C'est là le projet de la philosophie moderne, avec Machiavel, Hobbes ou Descartes et leurs successeurs.
 
L'idée paraît folle : il s'agit en effet de chercher l'augmentation d'un pouvoir non à partir d'une instance vénérée, mais au cœur de l'humanité elle-même. Une augmentation «sur ressources propres». C'est l'âge de l'autonomie, dont le dessein paraîtra aussi absurde que le geste du légendaire baron de Münchhausen, qui, pour se sortir d'un lac, eut l'idée géniale de se tirer lui-même par les cheveux.
 
Voilà l'allégorie de la démocratie : comment un peuple décide de «s'augmenter» en s'obligeant à obéir à ses propres lois. «Le salut du peuple est la loi suprême», écrit Hobbes, ce qui signifie qu'il faut dénicher au cœur de l'exigence de vie commune des hommes, et donc du désir de paix, l'impérieuse nécessité de l'autorité.
 
Méfiance et soupçons
 
Cette autorité «démocratique» peut sembler plus fragile, mais elle ne manque pas de ressources. Quelles sont-elles ? Qu'est-ce qui fait autorité aujourd'hui ?
 
D'abord, le savoir. En dépit d'un soupçon grandissant, notre époque reste très réceptive à l'autorité du savoir. Devant elle, on s'incline. Le pouvoir en place doit s'entourer d'experts. Au IVe siècle avant notre ère, Platon, il est vrai, disait déjà que c'était au philosophe qu'il revenait d'être roi ! Mais cela ne suffit pas. Car, si nous croyons en la science, elle-même n'a que peu confiance en elle.
 
Si le savoir peut accompagner le pouvoir, il ne le remplace pas. Le savant et le politique, comme disait Max Weber, sont deux vocations différentes, même si l'on peut souhaiter que le savant pense davantage «comme s'il devait agir» et que le politique agisse davantage «comme s'il devait savoir». Il n'en reste pas moins que, ainsi que l'écrivait encore Hobbes dans le Léviathan (1651) : «C'est l'autorité, non la vérité, qui fait la loi.» Et Hannah Arendt ajoute que «du point de vue de la politique, la vérité a un caractère despotique». D'ailleurs, nous nous méfions de la technocratie, ce gouvernement des experts !
 
Poursuivons notre inventaire et passons à l'autorité charismatique. La notion est confuse et bien difficile à définir. Elle s'attache à un individu supposé exceptionnel, en raison de sa personnalité ou d'un concours de circonstances. C'est ce qu'on demande au professeur quand l'autorité du savoir ne suffit plus. C'est ce qu'on attend du manager en plus de sa compétence : il doit être un leader ! C'est ce qu'on exige de l'élu, lorsque le «sacre» de l'élection est à la peine. Mais la traduction allemande de leader est «Führer» ! Staline se faisait appeler «Guide génial» et Mao, «Grand Timonier». Le maître charismatique risque à tout moment de se transformer en despote, voire en gourou idolâtré.
 
«Le pire tyran, écrivait le poète Gilbert Keith Chesterton (1874-1936), est celui qui gouverne par l'amour et en joue comme d'une harpe.» Bref, le leadership peut toujours être suspecté de manipulation, de calcul ou de perversion. Qu'est-ce qui peut éviter cette dérive ? Peut-être cette «moraline» démocratique que dénonçait Nietzsche de manière trop univoque. De nos jours, la souffrance et l'attention à la faiblesse d'autrui produisent une autorité qui emporte tout. On le voit dans la famille, où, après «la puissance paternelle» et «l'autorité parentale», c'est désormais «l'intérêt de l'enfant» qui prime. On le voit dans la cité, où, après la «puissance publique», c'est le «service public», la «protection sociale», voire désormais l'«inclusion» qui constituent la seule autorité incontestable.
 
Droits de la souffrance
 
Un exemple permet d'illustrer cette nouvelle autorité : mettons face à face un chef d'entreprise et un salarié qu'il licencie pour raisons économiques. Le premier aura beau expliquer – avec compétence et charisme – la nécessité de sa décision, il aura l'air d'un salaud face au spectacle vivant de la détresse humaine. La souffrance fait la victime, et la victime aujourd'hui fait autorité pour le meilleur ou pour le pire. Pour le meilleur, c'est la solidarité mondiale en cas de catastrophe. Pour le pire, c'est l'illusion que la souffrance confère mécaniquement des droits, voire des privilèges. La raison du plus souffrant n'est pas toujours la meilleure…
 
Compétence, charisme, compassion : tels seraient les éléments d'un portrait plausible de l'autorité contemporaine. Or chacun de ces traits permet aussi bien de dénoncer que de fonder cette prétention. Ainsi, à l'image rêvée du politique «visionnaire-charismatique-humaniste», on pourra toujours opposer celle, honnie, du «technocrate-gourou-dégoulinant-de-bons-sentiments».
 
Il existe pourtant un critère qui permet de distinguer la bonne autorité : c'est celle qui fait grandir à la fois celui qui l'exerce et celui qui s'y soumet. Celle qui permet de devenir plus adulte.
Telle est la métamorphose de l'autorité que contemplent nos yeux inquiets : elle ne tombe plus tout armée du ciel, mais elle offre un horizon infini. Et c'est aussi ce qui explique le sentiment de sa crise : on n'atteint jamais un horizon, et pourtant il nous guide. Ce par quoi l'autorité transformée nous semble aussi fragile que nécessaire. Elle ne dépend que de nous, comme nous dépendons d'elle.�
 

* Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences à la Sorbonne nouvelle, est l'auteur, entre autres ouvrages, de «Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d'art politique» (Odile Jacob, 2019).
  • Illustration : Avant même l’élan libertaire de Mai 68 (ici à Paris), les trois fondements de l’autorité – tradition, nature et sacré – n’étaient déjà plus incontestables. © Bridgeman Images
Peut être une image en noir et blanc de 2 personnes, skateboard et rue
 


06/05/2024
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