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L’inquiétante prolifération des attaques à l’arme blanche

  • par Paule Gonzalès et Angélique Négroni, pour Le Figaro - avril 2024 Republié par Jal Rossi
ENQUÊTE - La banalisation du port de ces lames, dans la rue ou même à l’école, rend la lutte contre ce phénomène difficile.
 
«Quand une personne veut acheter un couteau et qu’elle nous semble suspecte ou s’il s’agit d’un mineur, on ne lui vend pas, en prétextant une rupture de stock.» Frappée du sceau du bon sens, cette précaution prise par l’employé d’un magasin de surplus militaire à Paris paraît bien dérisoire. Car, partout en France, les armes blanches prolifèrent. Ils sont de plus en plus, surtout des jeunes, à arpenter les rues une lame dans la poche. Et certains n’hésitent plus à s’en servir. Si le phénomène est difficile à quantifier, les remontées des policiers de terrain et la terrible litanie des attaques sanglantes constituent un indicateur inquiétant.
 
Prôné par l’État islamique pour assassiner, le couteau est aujourd’hui largement utilisé en dehors de tout contexte terroriste ; pour agresser, menacer, tuer. Les affaires s’enchaînent, suscitant stupeur et sidération. La dernière tragédie en date a eu lieu à Châteauroux, où Matisse, 15 ans, a été poignardé à mort en pleine rue samedi dernier par un jeune du même âge. Le mis en cause, de nationalité afghane, avait été interpellé une semaine plus tôt pour avoir menacé un jeune homme avec un couteau.
 
En novembre dernier à Crépol (Drôme), un bal avait viré au drame avec la mort de Thomas, 16 ans, tué à l’arme blanche. Le 10 avril dernier, à Bordeaux, un demandeur d’asile afghan, qui reprochait à deux Algériens de boire de l’alcool le jour de l’Aïd el-Fitr, les a poignardés, tuant l’un d’eux. Trois semaines plus tôt, un collégien avait menacé d’un couteau la principale de son collège à Chenôve, près de Dijon, parce qu’il avait été exclu d’un cours d’anglais.
Derrière ces affaires médiatisées, des centaines d’autres, passées sous silence, mobilisent chaque jour les forces de l’ordre. Fin mars à Évreux (Eure), une rixe opposant des communautés tchétchène et africaine s’est ainsi soldée par trois blessées à l’arme blanche. Dix jours plus tard, à Haybes, dans les Ardennes, une infirmière s’est vue menacée en pleine rue par un individu muni d’un couteau qui voulait s’emparer de ses effets personnels. Au début du printemps, à Onet-le-Château (Aveyron), un conducteur a tué à l’arme blanche un autre usager de la route pour une simple remarque…
 
120 attaques au couteau par jour
 
Selon la dernière étude sur le sujet, rendue publique il y a quatre ans et menée par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), on recensait 120 attaques au couteau par jour en France en 2020. «Cette violence s’étend tout simplement parce qu’il est facile de se procurer cet accessoire», pointe Éric Henry, délégué national du syndicat de police Alliance. «S’ils ne peuvent pas l’acheter en magasin, ils le commandent en ligne sur des sites où il n’y a aucun contrôle sur l’âge de l’acquéreur», abonde l’employé du surplus militaire.
Parmi les centaines de modèles proposés, certains sont particulièrement prisés. «Le couteau papillon a été très vogue à une époque. On trouve dans les affaires que l’on traite des couteaux à cran d’arrêt, des couteaux de boucher…», énumère Denis Jacob, secrétaire général du syndicat Alternative Police. Avec sa lame de 22 centimètres de long - pour une taille totale d’un demi-mètre -, l’Opinel 13 fait fureur au sein des bandes. Baptisé «le Géant», ce couteau, présenté par son fabricant comme un indispensable du barbecue, est aussi «glorifié» dans des clips de rap.
Ce phénomène inquiète tout autant la police que la sécurité privée. «C’est une véritable plaie. Les agents qui effectuent les contrôles à la tour Eiffel, dans les grands magasins ou encore dans les parcs d’attractions récupèrent des centaines d’armes blanches chaque année. Car les gens qui les déposent viennent rarement les récupérer à la sortie, explique Jacques Morel, ancien haut gradé de la gendarmerie désormais à la tête d’une société de sécurité privée. Les boîtes qui se retrouvent avec tout cet arsenal sur les bras doivent ensuite les faire détruire, et cela a un coût.» L’entrepreneur constate par ailleurs une évolution des profils chez les détenteurs de lames : «À l’occasion de ces contrôles, on s’aperçoit que c’est désormais M. Tout-le-Monde qui porte sur lui une arme blanche. Et cela interpelle. Est-ce parce qu’elles se sentent en insécurité dans une société toujours plus violente que de plus en plus de personnes ressentent le besoin d’en avoir une sur elles ? », interroge-t-il.
 
«Les élèves avaient vu que leurs effets allaient être passés au peigne fin. Soudain, devant les grilles, le sol était jonché d'armes blanches.» Laurent Zameczkowski, porte-parole de la Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public
 
Autrefois l’apanage d’une population vivant dans la rue - SDF et MNA (mineurs non accompagnés) -, le couteau s’invite partout, y compris dans les établissements scolaires. La simple ouverture des sacs par les élèves à l’entrée ne permet pas toujours de les détecter. «Parfois, il vaut mieux ne pas savoir ce que contiennent les cartables», souffle Bruno Bobkiewicz, secrétaire général du Syndicat des proviseurs de lycée et principaux de collèges (SNPDEN).
Cet ancien proviseur de lycée en Seine-Saint-Denis se souvient d’une fouille effectuée par des policiers devant le portail de son établissement, après un épisode de violences : «Les élèves avaient vu que leurs effets allaient être passés au peigne fin. Soudain, devant les grilles, le sol était jonché d’armes blanches.» Quand un élève est pris en possession d’une arme, «il passe obligatoirement en conseil de discipline et s’expose à une exclusion», souligne Laurent Zameczkowski, porte-parole de la Fédération des parents d’élèves de l’enseignement public (Peep).
Isabelle Laffargue siège régulièrement à des conseils de discipline en tant que membre de la Peep sur le ressort de l’académie d’Aix-Marseille. Elle se souvient du cas d’un collégien qui, lors d’un séjour scolaire, avait pointé une lame contre le ventre d’un camarade. «Il avait expliqué que c’était par jeu. Mais la scène qui avait été filmée par d’autres mineurs montrait une victime suppliant pour que cela cesse», rapporte la mère de famille, également marquée par le souvenir d’un autre ado, porteur d’un canif parce qu’il était harcelé dans son école. «Certains, parce qu’ils se sentent menacés, s’arment pour se défendre. Ce sont souvent d’autres élèves, inquiets de voir une arme circuler, qui avertissent les adultes», rapporte Laurent Zameczkowski.
 
Le couteau comme un jouet
 
«J’ai connu un cas où un élève harcelé avait laissé un couteau visible dans sa trousse ouverte. C’était de toute évidence un appel à l’aide», rapporte, de son côté, Alain, un autre parent d’élève de la Peep. Siégeant à des conseils de discipline dans l’académie de Versailles, ce dernier a aussi eu connaissance d’élèves pris dans l’engrenage des violences entre bandes qui portent une arme blanche pour «se défendre» une fois sortis du lycée.
 
Un phénomène particulièrement prégnant dans l’Essonne, où ont lieu un quart des rixes entre bandes recensées en France. «Nous faisons tout pour les faire cesser, martèle François Durovray, le président du département. On organise notamment des rencontres interquartiers pour démonter les mécanismes de rivalité. Mais il faut aussi actionner d’autres leviers, car on voit des parents défaillants ou dépassés et des jeunes qui, avec les jeux vidéo, sont dans un monde virtuel et considèrent le couteau comme un jouet. Enfin, il faut aussi des sanctions rapides du côté de la justice.»

Dans l’optique d’apporter une réponse immédiate à ce fléau, la justice expérimente depuis peu la possibilité d’infliger une amende de 500 euros - 400 euros si le contrevenant paie tout de suite - aux porteurs d’arme de catégorie D (celle des couteaux et autres armes tranchantes). Cette infraction entraînait jusqu’alors automatiquement, s’agissant d’un délit, un passage au poste, avec, en principe, garde à vue à la clé.
 
Si cette expérimentation va dans le bon sens pour l’ancien gendarme Jacques Morel - «Cela va en dissuader plus d’un de porter un couteau» -, de nombreux policiers y voient une aberration. «Sanctionner un délit en augmentation par une amende, c’est adresser un très mauvais message, avertit Éric Henry. Avec la garde à vue, on s’assure, par le biais de fichiers, que la personne arrêtée n’a pas commis d’autres infractions.» Sur la même longueur d’onde, Denis Jacob reconnaît toutefois que «sanctionner le port d’arme blanche entraîne une procédure chronophage qui aboutit bien souvent à un classement». Face à la prolifération des couteaux dans notre société, le problème est, selon lui, devenu «insoluble».
 
«Commençons déjà par connaître l’ampleur exacte du phénomène», réagit Valérie Boyer, qui a plus d’une fois interpellé le gouvernement sur le sujet. La sénatrice LR des Bouches-du-Rhône demande que l’on recense toutes les attaques et les ports illégaux. Côté justice, où certaines juridictions vont donc expérimenter l’amende, on suit de près le problème. «Celui-ci est ancien, mais mes services notent, en Seine-Saint-Denis, une augmentation du phénomène fondé sur une banalisation du port d’armes blanches et leur utilisation décomplexée», affirme Éric Mathais, procureur de la République du tribunal judiciaire de Bobigny.
 
«Les rapports de police en témoignent. Il est fréquent de voir apparaître dans les procédures des individus qui déambulent avec des armes blanches comme des feuilles de boucher, des crans d’arrêt ou des armes par destination comme des marteaux, poursuit le magistrat. Les attaques à l’arme blanche croissent, avec cette particularité que l’usage en est fait pour de simples altercations qui auraient dû rester verbales mais qui désormais dégénèrent en violences physiques avec armes. Le phénomène s’aggrave avec la nuit, sur fond d’alcoolémie ou d’usage de stupéfiants. Nous avons un nombre significatif d’altercations avec arme avec de graves conséquences. Dans certains dossiers de rixes, qui se sont aggravées au cours du 1er trimestre 2024, nous avons des dossiers allant jusqu’à 5 ou 6 personnes déférées, dont une majorité de mineurs.»
 
La situation est suffisamment préoccupante pour que le procureur de la République ait constitué un groupe local de traitement de la délinquance (GLTD) dévolu à la circulation des armes blanches et des armes par destination. Un dispositif qui se déploie dans le cadre des opérations Place nette XXL, qui entraînent beaucoup de contrôle d’identité, d’interpellations de vendeurs à la sauvette et de recherches d’armes.
 
Risque d’embolie du tribunal
 
En termes de réponse pénale, Éric Mathais ne renie pas l’usage d’alternative aux poursuites : «Si je poursuivais devant le tribunal correctionnel tous les ports d’armes de catégorie D, j’emboliserais tout l’audiencement du tribunal. Aussi, pour les primodélinquants, nous confisquons l’arme, et on classe. Pour les cas plus sérieux, nos alternatives permettent, outre la confiscation, de prononcer des interdictions de paraître ou de porter une arme pendant cinq ans. Cela est plus efficace qu’une amende. C’est pourquoi nous voyons les amendes (Bobigny est une des juridictions expérimentales, NDLR) non comme une substitution, mais comme une possibilité supplémentaire dont nous ferons une utilisation extrêmement réfléchie.»
 
Même son de cloche au tribunal judiciaire de Paris, qui expérimente également l’amende forfaitaire délictuelle. Laure Beccuau, procureur de la République du premier parquet de France, s’apprête à prendre «une note d’application restrictive». Si elle ne cache pas «la variété des profils des personnes interpellées avec une arme de catégorie D», elle refuse, faute de statistiques, de prendre une position officielle sur l’accroissement des interpellations en la matière.
Pour autant, le texte qu’elle finalise suffit à en comprendre les enjeux alors que se profilent les Jeux olympiques. «Nous nous limiterons au bas du spectre. Notre texte tiendra non seulement compte des interdictions textuelles, mais sera systématiquement exclue de l’amende forfaitaire toute personne ayant des antécédents judiciaires. Tout sera enfin filtré à l’aune de l’absence de motif légitime.»

Car c’est bien là toute la difficulté de l’infraction de port d’arme de catégorie D qui figure dans le code de la sécurité intérieure aux articles L. 311-2, L. 315-1 et L. 317-8. «C'est une infraction obstacle, pour interdire la commission d’autres infractions», rappelle-t-on au parquet de Paris. Une infraction «qui exige, pour être constituée, le défaut de motif légitime à porter une arme», rappelle Jean-Baptiste Bladier, procureur de la république de Meaux.
«À l’accusation, donc, de démontrer que les individus n’avaient aucune raison de la porter. Que dire d’un ouvrier du bâtiment qui porte un couteau pour son pique-nique ? Tout va donc dépendre de l’arme, des circonstances et de la dangerosité des interpellés. Tout cela complique la tâche des policiers et des magistrats et est très chronophage. C’est aussi complexe que de caractériser le délit d’occupation de halls d’immeuble», analyse Jean-Baptiste Bladier. «Aussi, poursuit-il, c’est une infraction sur laquelle nous travaillons rarement de manière isolée et qui est très souvent connexe à une autre.» À l’instar de Pascal Prache, procureur de Nanterre, celui de Meaux a du mal à quantifier statistiquement l’évolution du contentieux.
 
Blessures graves
 
Cela n’est pas le cas de Samuel Vuelta-Simon, procureur de Toulouse. «Ta violence bouillonne jusque dans tes violettes » : les paroles chantées par Claude Nougaro au sujet de la Ville rose ne sont pas que des mots, si l’on écoute le magistrat qui évoque une longue tradition de violences nocturnes, aujourd’hui «augmentée par l’arrivée croissante de migrants et de clandestins, notamment d’Algérie». «Toulouse est un lieu important d’immigration illégale prise dans les réseaux de trafic de drogue, de tabac et de cambriolage sur fond d’addiction médicamenteuse. Nous en avons presque tous les jours avec des blessures graves», détaille-t-il.
 
Aussi, pour Toulouse, juridiction qui expérimente également l’amende forfaitaire délictuelle, Samuel Vuelta-Simon a choisi de maintenir sa politique de fermeté. Exit les amendes pour les baïonnettes ou les poings américains, «seuls sont concernés les bombes lacrymogènes, les Opinel et les couteaux suisses. Nous infligeons l’amende forfaitaire dès lors qu’il n’y a aucune autre infraction à côté».
 
Machette et katana
 
Il en est de même à Montpellier, où le procureur Fabrice Belargent mène une politique pénale très ferme qui ne correspond pas à l’idée d’une généralisation de l’amende forfaitaire. «Je l’ai adaptée à la réalité locale. Si je n’ai pas de statistiques précises, nous enregistrons beaucoup de violence avec armes et interpellons de nombreux porteurs d’armes. Sans être caricatural, il nous est arrivé d’arrêter des gens avec machette, coupe-coupe et même katana dans le tramway. C’est donc un sujet pour nous.»
 
Comme à Toulouse, le procureur de Montpellier a également limité l’amende forfaitaire «à la bombe lacrymogène, aux couteaux suisses et Opinel». À Grenoble, «ce sont une dizaine de ports d’armes de catégorie D qui sont enregistrés chaque semaine, soit tout de même 500 par an», note Éric Vaillant, son procureur. Ce dernier a déjà mis en place un système de barème allant de la composition à l’ordonnance pénale qui prévoit des amendes plus ou moins importantes selon les antécédents et figurant au casier judiciaire. Cela ne concerne que les ports d’arme de catégorie D relevés sans autre infraction.�
  • Illustration : Selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), on recensait 120 attaques au couteau par jour en France en 2020. highwaystarz / stock.adobe.com
Peut être une image de 3 personnes et couteau
 


12/05/2024
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