3306-Les guerres civiles n'auront pas lieu (P-H Tavoillot) 2 posts
Pierre-Henri Tavoillot : «Les guerres civiles n’auront pas lieu»
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propos recueillis par Samuel Dufay, pour Le Point - novembre 2024
INTERVIEW. Dans un essai à contre-courant de la morosité ambiante, «Voulons-nous encore vivre ensemble ?», le philosophe assure que la convivialité reste notre idéal.
Est-ce la douceur du Marais ? Un vent d'optimisme intempestif flotte dans le bureau baigné de lumière où Pierre-Henri Tavoillot reçoit Le Point. «Les guerres civiles nous tentent. Elles n'auront pourtant pas lieu», prédit le philosophe dans un livre empreint d'une étonnante sérénité (Voulons-nous encore vivre ensemble ?).
À en croire le maître de conférences à la Sorbonne, malgré les fractures et les égoïsmes de nos sociétés «archipélisées», nous continuons d'aspirer à la vie commune. Avec cet ouvrage, l'auteur de Comment gouverner un peuple-roi ?
prolonge sa réflexion sur les vicissitudes de la démocratie. Entretien.
Le Point : Selon vous, malgré la tendance à l'individualisme et la tentation de la violence, nous avons encore envie de vivre ensemble…
Pierre-Henri Tavoillot : La crise de la vie commune que nous traversons, fondée sur la tentation de la solitude, la séduction de la guerre civile, le rejet de l'altérité et la haine de soi, est profonde mais pas insurmontable. La situation en France s'est incontestablement détériorée ces cinquante dernières années, avec l'accroissement de l'isolement et le développement de logiques de conflit. Mais sous l'apparence de la catastrophe, l'appétit de convivialité demeure dans les sept domaines majeurs de l'existence : nous avons encore envie de manger, coucher, convoler, procréer, discuter, s'interroger sur le sens de la vie et travailler ensemble.
Pourtant, la fécondité est en forte baisse…
De ces sept piliers de la convivialité, la procréation est peut-être le plus menacé. Cette question est au cœur de la crise occidentale, parce qu'elle implique tous les autres domaines de l'existence. Au-delà des conséquences économiques et sociales, c'est un problème philosophique et anthropologique. Sommes-nous prêts à nous décentrer pour aider des petits humains à grandir ? Sommes-nous prêts à grandir nous-mêmes pour être à la hauteur de cette tâche difficile ? Avons-nous assez foi en l'avenir pour lui livrer nos enfants ? Ce sont là des enjeux de civilisation. Mon optimisme est, vous le voyez, bien tempéré.
La notion de civilité a-t-elle encore un sens ?
Plus que jamais, car elle est la clé de la pacification des mœurs. Mais ses codes sont en train de se réinventer. Si l'on prend les relations hommes-femmes, par exemple, une nouvelle courtoisie émerge, qui prend acte de l'égalité acquise et du fait qu'en cinquante ans à peine la femme est passée du statut de mineure à celui d'adulte de plein exercice. C'est une révolution qui bouleverse une bonne partie des codes du quotidien. La galanterie, qui était un jeu subtil sur l'inversion de hiérarchie des sexes, doit se réinventer à l'âge de l'égalité, mais sans se perdre, ne serait-ce que parce qu'elle met un peu de saveur et d'élégance dans la vie.
Le communautarisme à l'anglo-saxonne est-il en train de supplanter le modèle français ?
J'ai confiance en la puissance de notre modèle. Les pays multiculturels n'ont aucun antidote quand les relations entre les communautés se détériorent. C'est au Royaume-Uni, pas en France, qu'ont eu lieu des émeutes anti-immigration cet été. Quant à la laïcité, elle a beaucoup d'avenir. Elle n'est pas seulement un droit ou une civilité respectueuse et attentive, mais une spiritualité qui permet à toutes les autres de se prémunir contre leurs tentations fondamentalistes.
Le conflit au Proche-Orient déchire les sociétés occidentales… Nos fractures sont-elles
irréparables ?
J'ai personnellement beaucoup de mal à vivre avec des gens qui présentent le 7 Octobre comme un «acte de résistance» et qui inversent le projet génocidaire entre le Hamas (qui l'inscrit dans sa charte) et Israël. Une explication franche sur le sujet sera nécessaire, mais les distorsions entre les différentes visions du monde sont telles que celle-ci s'annonce très délicate. Pour que les récits convergent à nouveau, il faudra sans doute un peu de temps…
L'immigration, écrivez-vous, est à la fois vitale pour la puissance et l'honneur de la France, et potentiellement ravageuse pour sa cohésion sociale… Comment résoudre ce dilemme ?
Il faut trancher, et ce sera douloureux. Mais plus on tarde, plus ce sera difficile. La question clé est celle de la différence entre l'immigration qui sert l'intérêt et le rayonnement national (l'asile en fait partie), et celle qui déstabilise la société et ouvre la porte à ceux qui ne songent qu'à la saper. Dit comme cela, c'est d'une simplicité enfantine… Mais cette distinction, c'est ce que les démocraties ne savent pas faire.
L'État de droit dans sa forme actuelle est-il devenu un obstacle à la souveraineté populaire ?
La démocratie repose sur trois piliers : le peuple, l'État et le droit. Il ne faut pas que l'un d'entre eux prenne le pas sur les autres. Si le peuple règne seul, nous vivons sous le régime de la démagogie ; si c'est l'État, sous celui de la bureaucratie ; si c'est le droit, sous celui de la «nomocratie» (où règnent des lois suprêmes). L'équilibre entre ces trois piliers, sur lequel repose le libéralisme, est toujours instable. En France et en Europe, la tendance est, de nos jours, à la dérive nomocratique. Le droit est devenu obèse, complexe et protéiforme. Il tend à se faire sans le peuple, au mépris de la volonté générale et contre l'État, au risque de l'impuissance publique. Il faut donc corriger le tir. Mais cet ajustement doit se faire sans remettre en question le principe de l'État de droit, ce qui nous ferait entrer dans un système illibéral.
La démocratie est-elle le meilleur régime pour vivre ensemble ?
Je reste convaincu qu'elle est non seulement «le moins mauvais de tous les systèmes [Churchill, NDLR]», mais le meilleur, dans la mesure où elle permet aux citoyens de grandir ensemble, parce qu'elle est le seul système à reconnaître que tous ses membres sont des «grands». Le paradoxe de ce régime, c'est qu'il fait grandir les citoyens tout en exigeant d'eux des preuves de maturité. C'est une responsabilité colossale ! Comme le rappelle Marcel Gauchet, à l'échelle de l'Histoire, nous en sommes seulement aux débuts de la démocratie. Nous sommes dans une phase d'adolescence tardive, les Français ne sont pas loin d'accéder à cet âge adulte, mais il reste à faire un petit effort…
Vous soulignez à la fois notre immaturité démocratique et le bon sens des Français à l'échelle individuelle. N'est-ce pas paradoxal ?
Nous sommes individuellement adultes – en général –, mais collectivement immatures. Un exemple ? Chacun d'entre nous voit bien l'impuissance publique, c'est-à-dire l'incapacité de l'État à prendre des mesures dont la nécessité saute pourtant aux yeux : maîtrise des dépenses publiques, contrôle des flux migratoires, réduction des normes…
Mais notre colère contre l'État impotent accroît son impuissance au lieu de la réduire. Ainsi, aux dernières élections législatives, le peuple français n'a pas voté pour donner le pouvoir à tel ou tel, mais seulement pour empêcher que quiconque ne l'exerce : front contre front. Immaturité collective dont on n'a pas fini de voir les effets affligeants.
D'autres sociétés que la nôtre vous paraissent-elles plus désirables ? Les sociétés scandinaves, par exemple ?
Le rapprochement avec les sociétés scandinaves me semble illusoire. Ces dernières sont beaucoup plus homogènes que la nôtre, ce qui favorise notamment le consentement à l'impôt. À défaut de modèle en tant que tel, je vois dans d'autres démocraties des pratiques adultes dont nous pourrions nous inspirer, comme la reddition de comptes aux États-Unis et au Royaume-Uni, à travers les enquêtes parlementaires. Le but n'est pas d'envoyer les responsables politiques en prison, mais de dresser des bilans et de tirer des leçons pour l'avenir.
Les déboires d'Emmanuel Macron, qui se présentait comme le dernier rempart face aux «extrêmes», ne sont-ils pas décourageants pour les citoyens de bonne volonté ?
Il y a eu tromperie sur la marchandise : Emmanuel Macron n'est en rien un révolutionnaire, contrairement à ce que suggérait le titre de son livre de campagne (Révolution). Il a beaucoup de qualités, et la sortie de la crise des Gilets jaunes par le grand débat, par exemple, est remarquable en termes d'art politique. Mais sur les relations internationales ou la laïcité, entre autres, ses résultats sont calamiteux. Trop convaincu par sa propre vision, il a manqué de confiance à l'égard des Français.
Beaucoup de libéraux à travers le monde pourraient pourtant nous l'envier…
D'une façon générale, je n'hésite pas à le dire : notre personnel politique est d'une excellente qualité. Les dossiers étant devenus infiniment complexes, l'art démocratique atteint un niveau d'exigence inégalé dans l'histoire de l'humanité. Nos responsables politiques ont aussi, contrairement à ceux d'autres pays, conscience que l'Histoire les regarde, ce qui leur donne une forme de profondeur.
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Illustration : Pierre-Henri Tavoillot présente «Voulons-nous encore vivre ensemble ?», éditions Odile Jacob, novembre 2024, 416 pages, 23,90 € (papier), 18,99 € (numérique).