3710-Le vieux débat sur la légalisation du canabis 1 post

 

À quoi ressemblerait la France du cannabis légalisé ?

  • par Bartolomé Simon et Erwan Seznec, pour Le Point - mars 2025
Alors que deux députés relancent le vieux débat sur la légalisation, «Le Point» imagine les différentes formes que pourrait prendre une France de la fumette licite.
 
 
 

En France, la drogue est partout.

 
Nous sommes les plus grands consommateurs de cannabis d'Europe. Les trafiquants n'ont jamais semblé aussi puissants et disséminés sur le territoire. Alors une vieille antienne revient : puisque l'État «perdrait» la guerre, pourquoi ne pas légaliser le cannabis ? Deux députés, Ludovic Mendes (apparenté Ensemble pour la République) et Antoine Léaument (Les Insoumis) ont remis la question sur la table en février. «Ça ne marche pas», «C'est un discours de défaite», ont immédiatement balayé les ministres de l'Intérieur et de la Justice.
Depuis plus de trente ans, la bataille de la légalisation se mène à coups de chiffres, parfois contradictoires ou confus, prônant le succès ou fustigeant l'échec de tel ou tel exemple à l'étranger. Elle repose sur de nombreuses hypothèses : les dealers se mettront-ils à commercer d'autres drogues ? Les Français ne risquent-ils pas de consommer encore plus de cannabis, ruinant leur santé ? Qui le produira ? Pour se faire une idée, Le Point a planché sur trois scénarios fictifs, du meilleur au pire, en s'appuyant sur des exemples réels.
 

Scénario Rose : la violence chute, les dealers côtisent, l'État encaisse

 
Au 1er septembre 2027, la France décide de légaliser le cannabis à usage récréatif. Un an plus tard, cette décision fait l'unanimité. Le long des frontières, les saisies chutent drastiquement, tout comme le nombre d'homicides liés au trafic. Après quelques semaines de confusion, Marseille s'est pacifiée. La tristement célèbre DZ Mafia, épouvantail des autorités, est devenue un interlocuteur privilégié de l'État. Son patron, Mehdi Laribi alias «Tic», est revenu en France depuis l'Algérie, où il se cachait depuis des années. Sur les recommandations du député LFI Sébastien Delogu, les trafiquants ont basculé dans le marché légal. La presse, émerveillée, publie les histoires de transitions réussies d'anciens dealers repentis, évoquant une «nouvelle ruée vers l'or vert».
Forte d'un puissant réseau d'importateurs, de gérants et de revendeurs dans toute la France, la DZ Mafia crée la «Frappe DZ», une marque de résine de cannabis à succès. Siglée de son logo, un renard vert et blanc, elle se vend dans les coffee shops agréés, surtout des anciennes boutiques de CBD, qui pulullaient déjà.
«Les parias d'hier sont les entrepreneurs de demain !», se félicitent des élus. Comme ils recrutent, beaucoup de détenus condamnés pour trafic de stupéfiants sont amnistiés. Ces trafiquants ont développé des compétences : marketing, gestion de stocks, agressivité commerciale. Envisagée depuis des années par des travailleurs sociaux, des élus écologistes et des Insoumis, la «validation des acquis de l'expérience professionnelle du deal» est actée.
Ces néo-entrepreneurs écoulent en circuit court un cannabis bio bien de chez nous. La France des bourgs et des tours, chère à François Ruffin, est enfin réunie ! Les quelques centaines de producteurs de la filière tabac du Sud-Ouest, à l'agonie depuis les années 1980, se diversifient, tout comme les spécialistes de la tomate sous serre. Le savoir-faire requis est à peu près identique pour les deux plantes. Cette filière verte inespérée crée des milliers d'emplois et suscite la jalousie chez nos voisins…
Des milliers de touristes affluent. L'État se frotte les mains : chaque année, les taxes sur le cannabis lui rapportent des millions d'euros. Un trésor réinvesti dans des campagnes de prévention, des soins médicaux et des policiers. Soulagement dans les commissariats, qui ne perdent plus leur temps à chasser le petit «shiteux».
Les campagnes de prévention accrues limitent l'exposition du produit aux mineurs. La parole se libère dans les familles, où le produit n'est plus tabou. Comme avec l'alcool, les parents tolèrent une consommation à la majorité. Quant aux seniors, ils sont moins décomplexés par l'utilisation du cannabis pour soulager leurs douleurs. Une France détendue, apaisée et riche, en somme…
Probabilité : 5 %
La criminalité a reculé de 12,5 % en sept ans dans l'État américain de Washington, qui a légalisé le cannabis en 2012. Les saisies de drogue ont diminué de 80 % dans le Colorado, qui avait légalisé au même moment. Elles ont baissé de 50 % au Portugal, qui a autorisé la culture pour usage personnel en 2000.
En revanche, l'amnistie des ex-dealers, expérimentée localement aux États-Unis, «n'a pas trop marché, observe Kevin Brookes, chercheur associé au think thank Génération Libre, et enseignant à Sciences Po Paris. Néanmoins, en asséchant les deux tiers du marché illégal, on peut espérer que des petits trafiquants considèrent plus rentable de gagner leur vie légalement plutôt que de continuer à prendre des risques». Lui est convaincu qu'«un or vert sommeille en France», citant une projection du Conseil d'analyse économique, qui estime que la culture de cannabis pourrait représenter 80.000 emplois.
La légalisation n'a, dans les faits, entraîné qu'une poignée de transitions de dealers vers le marché légal. Les programmes d'équité sociale en Californie devaient permettre à d'anciens condamnés de devenir entrepreneurs légaux. Oakland a attribué plusieurs dizaines de licences prioritaires depuis 2020. Mais le marché illégal représente encore environ 66 % des ventes en Californie. En 2024, un rapport de l'État ensoleillé a révélé que seulement 2 % des entreprises de cannabis appartiennent à des bénéficiaires de l'équité sociale, malgré les fonds alloués (environ 40 millions de dollars depuis 2019).
Dans les États américains qui ont légalisé, les vendeurs sont obligés de justifier la teneur en THC, de fournir une traçabilité de la graine et de subir des contrôles qualité. Côté fiscal, la légalisation rapporte, mais les sommes restent modestes. Le Colorado (6 millions d'habitants), par exemple, a encaissé 11 millions de dollars de taxes sur un an.
Et dans les pays ou États qui ont légalisé, la consommation de cannabis a explosé. Au Canada, par exemple, selon Statistiques Canada, la proportion d'adultes consommant du cannabis est passée de 14,9 % en 2018 (avant légalisation) à 23 % en 2023. En Californie, les visites aux urgences pour intoxications aiguës au cannabis ont augmenté, notamment avec les produits comestibles à forte teneur en THC. Une hausse légère des troubles psychotiques chez les gros consommateurs a été observée.
 

Scénario Gris : un cannabis légal, mais surtaxé et étouffé par les normes

 
Au 1er septembre 2027, la France décide de légaliser le cannabis à usage récréatif. Un an plus tard, cette décision annoncée comme historique n'a rien changé, ou presque. Légaliser ? Oui, mais de façon très encadrée, avait prévenu le gouvernement. Un Institut national de régulation et de contrôle du cannabis (INRCC) a été créé ainsi qu'un Comité consultatif national rattaché au ministère de la Santé. Ces deux comités Théodule convoquent des dizaines d'experts qui réfléchissent à la vente organisée par l'État. Bilan ? Une vente «sécurisée», «agile» et «moderne». Enfin, c'est ce qu'ont compris les journalistes dans le rapport de 500 pages qui leur a été envoyé.
Le gouvernement a créé des points de vente dédiés, les «Guichets cannabis». Les bar-tabacs ont perdu la bataille du lobby. Ils sont ouverts dans un coin des pharmacies, de 9 heures à 17 heures, du lundi au jeudi, pour éviter un pic d'achats le week-end. Compter un an de formalités pour créer un guichet. La dématérialisation promise ne marche pas, le site dédié enchaîne les bugs…
Pour acheter au guichet, rien de plus simple, mais à la française : il faut se connecter au préalable via France Connect, remplir un formulaire pour recevoir par courrier sa carte de consommateur. Compter trois à quatre mois. Les conditions ? Être majeur, français et en situation régulière. Ce qui enlève une grande partie des consommateurs… Certaines préfectures font du zèle et refusent d'inscrire les auteurs de grands excès de vitesse.
Au guichet, la vente est limitée à 5 grammes par personne et par jour. Leur stock ne doit pas être supérieur à 500 grammes. Il ne faut pas longtemps pour que les clients déplorent de fréquentes ruptures de stock. Très taxé, le gramme est vendu 12 euros au guichet contre seulement 8 euros dans le point de deal d'à côté. Ce marché noir reste ultra-compétitif, puisqu'il est disponible quasiment 24 heures sur 24.
Résultat : très peu de consommateurs poussent la porte desdits guichets, dont l'amplitude horaire rappelle celle d'un service administratif lambda. La publicité, la production et la vente en ligne du cannabis restent interdites. Son image stagne auprès des Français. Et les trafiquants, eux, continuent à «travailler» sans se soucier de ce concurrent inexistant.
Probabilité : 80 %
Ce scénario s'est en partie produit en Uruguay, où l'État a conservé un monopole quasi absolu sur la vente du cannabis. Seules les pharmacies peuvent y vendre du cannabis, moyennant des prix fixés par l'État, avec des taux de THC très précis, très bas et encadrés. La vente n'est pas autorisée aux étrangers et la consommation, interdite en public.
L'erreur fatale dans une légalisation à la française serait de créer un monopole étatique et trop de contraintes, estime Kevin Brookes, qui plaide pour un marché «dynamique» et «libéral», à la fiscalité légère. Difficile à imaginer, dans un pays qui taxe le tabac à hauteur de 85 % du prix de vente final.
 

Scénario Noir : la consommation explose, le marché noir ne recule pas

 
Au 1er septembre 2027, la France décide de légaliser le cannabis à usage récréatif. Un an plus tard, elle le regrette amèrement. Quelques années auparavant, on craignait le glissement de la France vers un narco-État. Désormais, on y est. Les journalistes spécialisés, juges et ministres sont placés sous protection policière, menacés par des «shooters», ces adolescents tueurs à gages pilotés par des mafieux depuis leur cellule.
L'État a autorisé la vente de cannabis sans penser à sa production. Le national n'est pas compétitif face à la concurrence marocaine et désormais, néerlandaise. Isolé en Europe, notre pays attire les conflits sanglants entre organisations criminelles.
Par ailleurs, les intérêts des industriels entrent en totale contradiction avec les objectifs de santé publique. Les ministres de l'Économie et de la Santé s'envoient des piques chaque semaine par interviews interposées. Les entrepreneurs se montrent très inventifs : les boulangeries vendent du cannabis comestible, dans des gâteaux, des sodas, chewing-gums, des bonbons gélifiés, du pop-corn… Résultat, les urgences sont débordées par de nouveaux patients n'ayant jamais consommé de drogue, surtout des mineurs qui ont sous-estimé ses effets au premier grignotage.
Les trafiquants, inventifs eux aussi, doublent le taux de THC de leur produit par rapport au marché légal. Ainsi, les habitués continuent à se ruer vers les cités, où la «frappe» est moins chère et plus forte. Jamais rassasiés, les dealers accélèrent l'importation de cocaïne, déjà massive, et de drogues de synthèse. Contrairement à ce que pensaient certains élus, ils n'ont pas du tout joué le jeu de la légalité. Quel intérêt à se lancer dans un marché bardé de contrôles et de taxes, alors que l'on peut gagner beaucoup plus à s'affranchir de toute règle ? Le dealer moyen veut devenir Tony Montana, pas Elon Musk…
Ceux qui fumaient continuent. Ceux qui n'avaient jamais essayé sont intrigués. Et parfois prennent le volant, ce qui entraîne une explosion des accidents de voiture liés au cannabis. Dernier caillou dans la chaussure de l'État : l'impact environnemental. En lançant un grand plan «vert» de production de cannabis, les experts réalisent que sa production consomme énormément d'eau et d'électricité. De quoi pénaliser les efforts de la France, engagés dans un «grand plan pour la planète» d'ici 2040… Une nouvelle contradiction.
Probabilité : 15 %
Le marché noir peut-il vraiment disparaître ? Pas en Californie, où les producteurs de cannabis légal trichent allègrement. Depuis la légalisation, l'État a estimé à 70 % la production exportée illégalement. «Il sera probablement impossible d'éradiquer le marché noir, concède Kevin Brookes. En revanche, on estime entre 60 et 70 % de suppression de ce marché dans les États américains qui ont légalisé.»
«On peut comparer avec le marché de la cigarette, objecte un haut fonctionnaire français qui travaille sur le sujet. À Barbès, il y a les tabacs illégaux et légaux. Et plus on augmente le prix du marché légal pour décourager l'usage du tabac, plus le marché illégal progresse. À quel prix les gens voudront fumer leur petit joint ? On va vendre un pocheton à 5 % avec une petite étiquette bio, healthy, pour le bobo à dix euros, pendant qu'à côté il y aura de la bombasse à 35 % dix fois moins chère ?»
Au Colorado, un an après la légalisation, les mafieux ont perdu 70 % du marché de la vente de cannabis, selon le chercheur spécialisé Michel Gandilhon. Les cartels mexicains ont alors profité du boom des opioïdes pour compenser leurs pertes. Le nombre de morts par overdoses liées à l'héroïne et au fentanyl a ainsi bondi de 54 % en un an. Les «space cakes» ont provoqué un pic d'hospitalisations et le nombre d'accidents de la route a augmenté de… 140 % entre 2013 et 2019.
«Les Pays-Bas ont essayé de légaliser, puis ils sont revenus en arrière, parce que leur tolérance affichée a généré une grande disponibilité du produit, observe notre haut fonctionnaire français, opposé à la légalisation. Et cette grande disponibilité a généré une structuration criminelle pour l'importer en dehors des coffee shops». Mimoun Kaabouni, surnommé le «Pablo Escobar marocain», a commencé comme tenancier d'un coffee-shop légal aux Pays-Bas, ce qui l'a mis en contact avec le crime organisé. «Les dealers ont ramené toutes les drogues du monde aux Pays-Bas, poursuit notre policier. Le cannabis et la cocaïne distribués en Europe sont venus massivement par leurs ports… Finalement, leur politique n'a jamais diminué la consommation illégale».�
  • Illustration : Fustigée d'une part, encensée de l'autre, la légalisation du cannabis fait l'objet d'une violente bataille à coup de statistiques - souvent contradictoires. © Pierre-Louis Chardon pour Le Point
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12/04/2025
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