Le politologue Gérard Grunberg, directeur du site Telos et grand connaisseur de l'histoire de la gauche et du Parti socialiste, analyse pour Le Point la (non) stratégie actuelle du parti à la rose et son dilemme stratégique.
Le Point : À quoi joue le Parti socialiste ces derniers jours ?
Gérard Grunberg : La stratégie actuelle du PS est difficilement lisible… Le parti n'a pas véritablement de stratégie propre. Il était dans une union au sein du Nouveau Front populaire (NFP) mais on a bien vu que son rapport avec cette alliance – surtout avec LFI, en fait – est dans une passe critique. Il faut dire que Jean-Luc Mélenchon fait tout pour chercher à représenter l'ensemble de la gauche et à la radicaliser. Au fond, quoi que fasse le PS, le parti se retrouve manœuvré par LFI. C'est pourquoi il ne pouvait plus rester sans bouger.
D'où cette ouverture aux négociations avec le « bloc central » ?
Le PS est arrivé à la conclusion qu'il ne fallait pas rompre avec le NFP – car ce serait trop simple –, mais s'en éloigner. La direction du PS tient comme à la prunelle de ses yeux à cette alliance pour des raisons électorales. Elle a été obligée de bouger pour des raisons internes ; la majorité d'Olivier Faure risquait de s'effriter s'il restait sans bouger face aux provocations de LFI.
Désormais, le problème pour le PS est que le parti se retrouve sans stratégie alternative, sans s'être préparé à autre chose, dans une situation de reparlementarisation du régime. Il lui faut donc maintenant trouver des alliances parlementaires pour former un nouveau gouvernement. Mais il n'y a rien de réfléchi. Preuve en est quand on entend que le PS continue de réclamer, de façon déraisonnable et irréaliste, un Premier ministre issu des rangs du NFP.
Le PS souhaite-t-il rompre avec le NFP ?
Bien qu'il en ait envie, il ne le veut pas complètement. C'est la stratégie du « un pas en avant, deux pas en arrière ». C'est pourquoi on observe que le PS se rapproche ces derniers jours du centre, mais sans se donner les moyens de savoir pourquoi il y va. Pour faire partie d'un gouvernement dont il n'obtiendra pas le poste de Premier ministre ? À quelles conditions ? Sur quel programme ?
En outre, le PS a peur, en rompant clairement avec le NFP, de perdre aussi les communistes et les écologistes. Il se trouve entraîné dans un jeu stupide – mais compréhensible – qui est d'essayer de convaincre ces deux petits partis que c'est lui qui a raison et non pas LFI… Chacun son Nouveau Front populaire, en quelque sorte !
Les portes de sortie semblent minces pour le PS…
Le PS a largué – mais pas complètement – les amarres et s'avance en haute mer, sans stratégie, sans savoir ce qu'il va faire. Il n'y a qu'une chose qui paraît claire : ils ne participeront pas à un gouvernement du bloc central. Ils ont d'ailleurs affirmé qu'ils ne voulaient pas de François Bayrou, pourtant le plus proche, par son centrisme, des socialistes. Le PS s'oriente donc vers un soutien sans participation – une figure connue dans l'histoire du parti. C'est une notion plus positive que la non-censure. En gros, on passe de : « on vous soutient bien qu'on ne vous aime pas » à « on vous soutient parce qu'on vous aime bien ». Mais combien de temps tout cela va-t-il durer ?
Quel est le risque pour le PS ?
À ce petit jeu, le PS risque de disparaître aux prochaines élections. Cela va être de plus en plus difficile pour eux de recoller au NFP et ils ne se donnent pas les moyens d'agir comme le Parti social-démocrate allemand l'année prochaine – c'est-à-dire incarner l'élément minoritaire de gauche d'un gouvernement de centre ou de centre-droite. En fait, ils n'ont toujours pas réalisé ce que signifie la reparlementarisation. S'ils pensent qu'il s'agit de confier le pouvoir à une gauche qui n'est pas majoritaire… Il faudrait qu'ils réfléchissent un peu à ce qu'est la situation réelle.
Le PS se situe entre deux eaux et je pense que ça peut être très dangereux pour eux. Comme, en même temps, ils ne se sont pas vraiment battus pour l'introduction de la proportionnelle, qui pourrait leur offrir une autonomie, on est forcé de se poser la question – encore une fois – de leur stratégie. Sans véritables alliés lors des prochaines échéances électorales, quel que soit le mode de scrutin, le PS peut être éliminé dès le premier tour et risque tout simplement de mourir.
Avoir voté la censure avec LFI et le RN, est-ce politiquement dangereux pour le PS ?
C'est surtout totalement incohérent de voter la censure, en expliquant avant de la voter, par l'intermédiaire de Boris Vallaud, qu'il fallait trouver un « accord de non-censure ». Mais pourquoi donc la voter ? En vérité, ils ne voulaient pas encore tout à fait se séparer de LFI – même s'ils en ont envie – mais ils se sont rendu compte, d'après moi, que voter la censure n'était pas si positif que ça pour eux. Surtout, les électeurs socialistes ont compris que la France faisait face à de graves problèmes financiers à horizon proche. Donc Boris Vallaud et Olivier Faure ont compris qu'ils risquaient de perdre leur place lors du prochain congrès socialiste, s'ils demeuraient immobiles. Au PS, les questions d'appareils sont très importantes.
Le PS n'a pas changé de stratégie pour changer de stratégie. Ça devenait invivable pour eux de continuer à défendre LFI contre l'avis d'une large majorité des militants socialistes, qui estime que le comportement des élus du parti de Jean-Luc Mélenchon n'était plus acceptable. La non-censure était une façon pour le PS de se libérer de cette tunique de Nessus de LFI.
Le PS s'est-il éloigné de ce qu'on peut appeler une culture de parti de gouvernement, qui fut longtemps la sienne ?
À partir du moment où il a donné la priorité à la conservation d'une trentaine de sièges de députés à l'Assemblée nationale, il a tranché en défaveur d'une stratégie alternative. Plus de stratégie d'ouverture, plus de parti de gouvernement… Le PS s'est peu à peu glissé dans les habits confortables d'un parti d'opposition. Pour redevenir un parti de gouvernement dans la situation actuelle, il n'était pas possible de rester sur une ligne de gauche « classique », c'est-à-dire dépenser et s'endetter plus. Mais le PS n'est pas capable de bouger. Ils n'ont pas de stratégie alternative. Faire ce saut contre LFI, qu'on peut très bien comprendre, sans avoir rien préparé pour l'atterrissage, représente une prise de risque absolument considérable.
Le PS s'est-il déjà retrouvé dans ce cas de figure dans son histoire ?
Les situations historiques ne sont jamais totalement comparables. On peut trouver deux périodes différentes qui peuvent nous apporter des explications.
Du temps de la SFIO, entre 1924 et 1932, la gauche a été majoritaire deux fois aux élections après un accord électoral avec les radicaux, qui étaient dominants à gauche à l'époque. Ils ont inventé à cette époque le « soutien sans participation » : c'était plus positif, encore une fois, que la « non-censure ». Ça a donné de très mauvais résultats et la droite est revenue au pouvoir deux fois.
L'autre période, plus intéressante encore, c'est la « troisième force », à la fin de l'année 1947. Les communistes sont chassés du gouvernement par les socialistes parce qu'ils ne l'ont pas soutenu, bien qu'ils y participassent. S'en est suivie une terrible bataille, qui a duré plusieurs mois, entre le président du Conseil, le socialiste Paul Ramadier, et le nouveau chef du PS d'alors, Guy Mollet. Il disait : « On ne peut pas gouverner sans les communistes. » Paul Ramadier a voulu rester en élargissant sa majorité sur la droite mais les socialistes ont tellement combattu cette idée que Ramadier, épuisé, a fini par démissionner. On est alors passé du tripartisme à la troisième force.
Et cette troisième force, il en est question aujourd'hui, sauf que le PS n'est plus au pouvoir. Cette stratégie a toujours été condamnée comme une traîtrise dans l'imaginaire socialiste depuis cette époque. Car en 1951, les socialistes sont retournés dans l'opposition. L'échec a été total.
Le fait de s'allier avec la droite sans la gauche est une affaire insupportable et ça ne s'est pas reproduit depuis. Si les socialistes vont vers un changement d'alliance demain, ce sera un saut considérable du point de vue de leur histoire.