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Le libéralisme trahi

Habituellement, les détenteurs du capital en France s’abstiennent dans leur grande majorité de se mêler à la vie politique, préférant au militantisme ostensible l’action discrète en coulisse (en anglais, on dit « management from behind). Pierre-Édouard Stérin et Vincent Bolloré, l’un très riche et l’autre richissime, ont choisi une méthode plus directe : ils agissent ouvertement sur les partis en mettant très officiellement leur fortune au service de leur projet politique.
Ces deux-là, cathos tradis et passablement réactionnaires, cherchent avec constance à réunir dans une même coalition droite et extrême-droite pour imposer au pas une majorité conservatrice. Quoique tenté, le parti LR reste prudent devant ce zèle unitaire et ce sont les formations d’extrême-droite, RN et Reconquête, auxquels s’associent la ribambelle des groupuscules nationalistes, qui répondent présent.
Il y a derrière cette entreprise, dont les moyens financiers sont fort conséquents, et pour cause, une opération idéologique. Cette fraction du patronat veut surtout insuffler dans le corpus doctrinal de la droite nationaliste un esprit libéral conforme à leurs convictions autant qu’à leurs intérêts : moins d’impôt, moins d’État, moins de normes, moins de protection, moins de syndicats et moins de lois sociales.
Or cette fusion idéologique, comme le savent les libéraux cohérents, est un parfait oxymore. Non qu’il faille ici défendre le libéralisme – les penseurs socialistes ont depuis l’origine fait justice de cette doctrine du tout-marché qui n’aboutit en rien à l’optimum social qu’elle prétend instaurer par une liberté économique maximale. Il s’agit seulement de pointer l’incohérence fondamentale de cette approche.
Le libéralisme est une doctrine de la liberté. Liberté politique qu’elle partage avec d’autres forces, à gauche notamment, et liberté économique, qui postule les bienfaits de l’individualisme entrepreneurial en négligeant ses effets délétères sur l’inégalité dans la société. Ces deux facettes forment un tout, qui se fonde sur les déclarations des droits élaborées à la fin du 18ème siècle. Et c’est bien cette liaison organique entre ces deux formes de liberté qui donne sa force à la vision libérale.
L’extrême-droite est aux antipodes de ce projet. Pour elle, la nation est une valeur supérieure à l’individu, la tradition un impératif qui ne se discute pas, l’identité un principe qui l’emporte philosophiquement sur l’état de droit. Les nationalistes sont volontiers protectionnistes, adeptes d’un pouvoir fort, le plus souvent xénophobes, rétifs à la mixité culturelle et à la liberté des moeurs. Toutes choses que les vrais libéraux rejettent au nom de leur conception exigeante de la liberté. Ouverture, cosmopolitisme, libre-échange des marchandises et des idées, supériorité des choix individuels sur l’héritage de la tradition, tels sont les éléments de leur credo.
Si bien que le projet Stérin-Bolloré n’est qu’une trahison opportuniste de la pensée libérale, celle d’Adam Smith, de Benjamin Constant, de Friedrich Hayek ou de Ramond Aron. Il consiste en fait à faire entrer au chausse-pied les intérêts sonnants et trébuchants du capital dans les programmes de l’extrême-droite. Laquelle accueille avec faveur la manne qu’on lui propose en jetant aux orties sa soi-disant sollicitude pour les classes populaires. Vieux schéma, au demeurant : une partie des possédants voit dans l’extrême-droite un rempart contre le progressisme et les réformes égalitaires qui les insupportent. C’était vrai dans les années trente, ça le redevient aujourd’hui. Au fond, le capital n’a pas de doctrine, il n’a que des intérêts.