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L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes de Karl Schlögel

  • par Eryck de Rubercy*, pour la Revue des Deux Mondes - avril 2024
La fin de la guerre en Ukraine n’étant pas encore en vue, un livre comme celui de Karl Schlögel, désormais accessible en français, est indispensable pour y voir clair.
 
En 2014, Karl Schlögel, figure emblématique, depuis une trentaine d’années, de la recherche allemande sur l’Union soviétique et l’Europe centrale et orientale postsoviétique, refusait la prestigieuse médaille Pouchkine, que le président de la Fédération de Russie décerne à des médiateurs de la culture russe à l’étranger. C’était sa réponse à l’annexion violente de la Crimée par la Russie et à la dénégation éhontée de cette même annexion par Poutine.
 
Comme l’explique Schlögel, la politique russe et ce qu’on a appelé «la crise ukrainienne» ont constitué «une heure de vérité et de retour sur soi» dépassant de loin le simple bilan d’une recherche ou le projet un peu plus ambitieux d’une réflexion sur le devenir d’une relation culturelle, diplomatique et économique. Il avoue s’être senti d’abord «impuissant» face au «flux ininterrompu des médias», puis «littéralement happé par un tourbillon d’informations innombrables, complexes et variés» avant que ne paraissent de nombreux récits à chaud des événements se déroulant en Ukraine. Ce que n’est pas livre de Schlögel L’avenir se joue à Kyiv sous-titré Leçons ukrainiennes, qui n’est pas davantage une «histoire de l’Ukraine», que par ailleurs des historiens ont remarquablement racontée. Non, il s’agit bien plutôt d’un essai conçu comme «une invitation à l’exploration de ce pays», propre à encourager ses lecteurs à jeter «un nouveau coup d’œil à la carte et à se faire une idée plus précise» de l’Ukraine et de sa population.
 
 
«Un essai conçu comme une invitation à encourager ses lecteurs à jeter un nouveau coup d’œil à la carte et à se faire une idée plus précise de l’Ukraine et de sa population.»
 
 
Paru en Allemagne pour la première fois en 2015, L’avenir se joue à Kyiv comporte une nouvelle partie, intitulée «Après le 24 février 2022», qui regroupe des textes rédigés depuis l’ingérence militaire russe dans le Donbass. Mais nombre de passages qui datent de 2014-2015 semblent avoir été écrits à la lumière de 2022, Schlögel ayant alors compris ce qui allait advenir, même s’il reconnaît ses œillères russes et sa lente prise de conscience. La crise en Ukraine lui a ainsi offert l’occasion de réévaluer l’histoire récente des relations russo-ukrainiennes, en essayant de discerner une certaine logique dans le traitement de l’Ukraine par Poutine. Et il exhorte ses lecteurs, en particulier ceux d’Allemagne, à faire de même en reconsidérant l’attitude apologétique souvent non critique à l’égard de la Russie, qui est basée non seulement sur des intérêts commerciaux impitoyables, mais aussi sur une culpabilité mal placée pour les crimes commis par la Wehrmacht et les Sonderkommandos pendant la Seconde Guerre mondiale contre les Russes.
 
Mais surtout le livre de Schlögel se distingue par la manière qu’a ce dernier de s’approcher de l’Ukraine ; sa démarche se présentant comme une «marche», sinon comme «une exploration spatiale, une pérégrination d’un lieu à un autre» selon un principe méthodologique, sorte d’«archéologie urbaine» qui consiste «à raconter l’histoire à travers les lieux, en suivant les lieux», fidèle en cela à son mot d’ordre : «c’est dans l’espace que nous lisons le temps.». Il semble, en effet, que ce soit aux yeux de Schlögel «la manière la mieux à même de faire voir et sentir la pluralité et l’hétérogénéité de l’Ukraine, cette ‘Europe en miniature’» dans l’identité de laquelle on peut encore discerner les traces des grands empires européens ainsi que leur diversité nationale, culturelle et religieuse d’antan. Au-delà de ces couches historiques se trouve l’Ukraine moderne et diversifiée, aujourd’hui confrontée à un autre défi pour son identité.
 
Ainsi Schlögel forme-t-il son portrait de l’Ukraine en explorant ses topographies historiques, là où l’histoire s’est réellement déroulée, plutôt que ses chronologies. Il se concentre sur les villes qui sont des documents de tout premier ordre en cela qu’il est en effet possible de les «lire», «de déchiffrer leurs textures palimpsestes» et «de mettre au jour leurs différentes strates» pour faire parler leur passé. Les portraits de villes étant comme les pierres de cette grande mosaïque qu’est l’Ukraine, Schlögel leur consacre, à travers sa propre expérience de voyageur, la majeure partie de son livre.
 
Il en présente huit : Kiev, Odessa, Yalta, Kharkiv, Dnipro, Donetsk, Chernivtsi et Lviv, chacune d’entre elles parlant d’un passé particulier : l’âge des empires (les Habsbourg et les Russes, sociétés multiethniques dans lesquelles les juifs ont joué un rôle important) ; l’âge des révolutions nationales et socialistes ; l’expérience soviétique de l’entre-deux guerres (avec son mélange explosif de modernisme, de modernisation et de terreur) ; la Seconde Guerre mondiale (avec les horreurs de l’Holocauste et de l’occupation allemande) ; le complexe militaro-industriel de la guerre froide ; les années post-soviétiques remplies d’espoir et de désespoir ; et enfin, le Maïdan, ce soulèvement sur le fond bleu serti d’étoiles dorées du drapeau européen né du refus du président prorusse Viktor Ianoukovitch de signer lors du sommet de Vilnius (28-29 novembre 2013) l’accord avec l’UE.
 
Et il faut toute la perspicacité et l’érudition de Schlögel pour montrer les points communs entre Lviv à l’ouest, Odessa au sud et Donetsk, épicentre de l’occupation russe, à l’est. De quoi sortir l’Ukraine de l’ombre de la Russie de façon à la remettre sur la carte mentale de l’Europe. Car, oui, l’Ukraine appartient incontestablement à l’Europe, en fait partie intégrante, de sorte que «les destructions et la dévastation apportées par la guerre d’agression russe jettent aussi une lumière particulièrement crue sur ce que la soumission de l’Ukraine signifierait pour l’Europe, sur tout ce que l’Europe a à y perdre.»

«L’agression de l’Ukraine n’est pas limitée à l’Ukraine, ce qui est en jeu, c’est l’Europe, l’Occident.»

L’enjeu, en effet, ne s’arrête pas au sort de l’Ukraine, deuxième pays d’Europe par son étendue : «L’agression de l’Ukraine n’est pas limitée à l’Ukraine, écrit sans ambages Schlögel, ce qui est en jeu, c’est l’Europe, l’Occident.» En prenant position contre l’agression russe, les Européens défendent l’Europe contre ce qu’il considère comme «l’Internationale» de Poutine, composée de la «coalition des bienveillants» qui, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, sont toujours prêts à comprendre l’autocrate russe pour des raisons pas toujours avouables. Et «ceux qui conseillent à l’Ukraine de capituler préparent aussi la capitulation de l’Europe et de l’Occident». Si bien que la première tâche des intellectuels dans la défense et le soutien de l’Ukraine est d’affirmer haut et fort «la différence entre agresseur et agressé», «entre faits et fiction, vérité et mensonge».
 
La fin de la guerre en Ukraine n’étant pas encore en vue, un livre comme celui de Karl Schlögel, désormais accessible en français, est indispensable pour y voir clair. À la lumière des ravages de cette guerre militaire et de déstabilisation continue, visant la souveraineté d’un État indépendant depuis 1991, il énonce, on ne peut mieux, la vérité sur un pays composé d’une société pluraliste avec des récits et des héritages historiques divers, «qui ne désirait rien d’autre qu’on lui permette de vivre et qu’on le laisse en paix.» En tout cas, une société à rebours de la propagande haineuse et mensongère diffusée sur les chaînes d’État russe, qui présentent les Ukrainiens «comme d’infâmes collaborateurs et d’éternels antisémites.»�
 
 
*Eryck de Rubercy. Essayiste, critique littéraire, traducteur de grands poètes et écrivains allemands (prix Nelly-Sachs 2004) et éditeur des "Aperçus sur l’art du jardin paysager" de H. von Pückler-Muskau (prix historique P.J. Redouté, 2015), il vient de faire paraître "La matière des arbres" (Klincksieck, 2018).
  • Illustration : Karl Schlögel présente «L’avenir se joue à Kyiv - Leçons ukrainiennes», éditions Gallimard, mars 2024, 432 pages, 25 € (papier), 17,99 € (numérique).
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26/04/2024
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