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Élection de Javier Milei : (re)lire Hayek!

  • par Charles Jaigu, pour Le Figaro - novembre 2023
L’Argentine a élu Javier Milei, un président ultralibéral. La réédition du livre de Philippe Nemo sur l’économiste Friedrich Hayek est l’occasion de comparer les traditions libérales et leurs succès.
 
L’élection de Javier Milei, nouveau président argentin, est-elle une mauvaise nouvelle? Ce quinquagénaire à la vulgarité pétaradante est un populiste ultralibéral qui veut en finir avec des populistes de tradition péroniste. Il a raison, le clientélisme d’État est un mal insidieux et destructeur. Mais qu’est-ce qu’un populiste ultralibéral? Le populisme classique est tout le contraire. Il promet l’État-providence, le protectionnisme économique et la mise au pas des contre-pouvoirs qui se mettent en travers des volontés du peuple. En France, c’est en partie le projet de Marine Le Pen (hausse du smic, baisse de l’âge de départ à la retraite, semi-fermeture des frontières…).
 
En Argentine, le péronisme porté depuis les années 1950 par Juan puis Evita Peron avait instauré un national-populisme haut en couleur, assis sur de vastes clientèles cajolées par les largesses de l’État. Celui-ci a duré bien au-delà du couple charismatique. En 2000, sous la houlette de Carlos Menem, autre péroniste, les dettes publiques accumulées ont précipité la faillite et la mise en défaut de l’État face à ses créanciers. Une catastrophe pour tous, et pour les épargnants spoliés en particulier. Une honte pour l’Argentine.
 
Vingt ans plus tard, rien n’a changé. L’État est toujours aussi impécunieux. Sera-t-il sauvé par la thérapie de choc de Milei, cet «ultralibéral des tropiques»? Il est d’usage, quand on parle d’ultralibéralisme et du courant libertarien, d’évoquer Friedrich Hayek. Il faut le lire, ou lire ceux qui l’ont lu, pour comprendre que le modèle porté par l’économiste nobélisé est assez éloigné de celui proposé par Javier Milei. Ce dernier ne pense pas que l’État libéral est tenu de fournir un minimum de biens publics, dont une justice indépendante, une éducation et une santé publique de base. «Le problème latino-américain est d’avoir été conquis par l’Espagne et le Portugal à un moment où l’Europe n’avait pas encore fait sa révolution libérale», constate le philosophe Philippe Nemo, avec qui nous échangeons à l’occasion de la publication dans une nouvelle édition de son livre, un classique d’une grande clarté, intitulé La Philosophie de Hayek, publié dans les années 1980.
 
«Les hommes libres sont gouvernés par des lois»
Pour cette raison, Philippe Nemo est de ceux qui considèrent que l’Amérique latine «ne remplit pas les critères qui permettraient de l’inclure dans l’aire culturelle de l’Occident». Quels sont ces critères? «Les hommes libres sont gouvernés par des lois, non par des hommes ou des dieux prenant des décisions arbitraires», résume Nemo. Le Venezuela vient en effet à l’esprit, mais aussi la Bolivie, le Pérou, le Brésil, et tant d’autres qui sont encore dans le purgatoire. Pour Hayek, qui synthétise toute la tradition libérale depuis John Locke et Turgot, le succès des sociétés occidentales trouve sa source dans la création d’institutions politiques capables de limiter les pouvoirs par d’autres pouvoirs, de garantir la liberté de penser, de défendre le droit de propriété et de concurrence, sans lesquels il ne serait pas possible d’innover et de prendre des risques.
 
«Le problème latino-américain est d'avoir été conquis par l'Espagne et le Portugal à un moment où l'Europe n'avait pas encore fait sa révolution libérale.» Philippe Nemo
 
Cette thèse est reprise par les économistes Daron Acemoglu et James Robinson dans l’excellent Pourquoi certaines nations réussissent mieux que d’autres (Éditions Markus Haller). Ils s’intéressent au cas argentin, dont ils rappellent combien il est difficile à catégoriser. Voilà un pays dont la population est largement d’origine européenne, mais dont les mœurs politiques sont imprégnées d’archaïsme. Le «Caudillismo» aurait pu ne pas s’imposer à Buenos Aires. Mais, finalement, c’est l’armée qui a tenu le rôle central et protecteur à l’égard d’une oligarchie de grands propriétaires fonciers, comme ailleurs en Amérique latine. Simon Kuznets, autre économiste célèbre, disait jadis qu’il y a «quatre catégories de pays dans le monde: les pays développés et sous-développés, plus le Japon et l’Argentine».
 
Cette dernière, inclassable, aurait dû appartenir au club des pays développés. Son économie agraire (élevage et blé) lui apporta une prospérité facile jusqu’en 1918, tant que les cours mondiaux étaient bons. Depuis, elle n’a cessé de chuter, sans jamais mettre en cause l’oligarchie régnante. Le pluralisme et les contre-pouvoirs ont été sacrifiés. La Cour suprême a été muselée au temps de Peron et elle l’est restée depuis. Or être libéral, ce n’est pas être contre l’État, mais contre l’abus de pouvoir.
 
Patience et ténacité
Ce que propose le nouveau président argentin va très au-delà de ce libéralisme-là. La suppression du ministère de l’Éducation et de la Santé est un choix extrême. Amartya Sen, icône de l’économie du développement, a toujours insisté sur l’importance, pour un pays pauvre, d’une offre de biens publics tels que l’éducation élémentaire, la santé, les routes et les télécommunications. «La pauvreté peut être surmontée si on lui offre l’accès à des biens élémentaires qui permettent le développement de soi», disait Sen. À cela, Hayek ne peut qu’acquiescer. «L’éducation de base est un bien transgénérationnel qu’il est très difficile de fournir par le seul concours du marché», souscrit Philippe Nemo.
Le nouveau président argentin n’a pas compris cela. Il veut privatiser l’éducation et la santé, mais il ne dit rien sur l’indépendance retrouvée de la Cour suprême et la protection de l’État de droit. Or l’indépendance et l’équilibre des pouvoirs sont des conditions indispensables d’une croissance pour tous. Il n’est pas d’autres moyens pour sortir de la pauvreté et réduire les inégalités sociales criantes ; aussi imparfaites soient-elles, «les sociétés de droit et de marché ont réalisé le plus grand brassage social qu’on ait jamais vu dans l’histoire»rappelle Nemo. Et il ajoute que «l’équilibre dynamique de la catallaxie (sociétés fondées sur le marché, NDLR) est à l’opposé de l’équilibre hiératique des sociétés traditionnelles», dont l’Argentine est un exemple.
 
Le programme ultralibéral d’un Milei ne restaurera pas l’État de droit dans ses missions. À vrai dire, ce dernier reste une exception sur la planète. La guerre des intérêts, la triche, le nationalisme territorial, les aléas climatiques et pandémiques, la raréfaction des ressources naturelles se glissent dans le mélancolique tango de l’économie mondiale. Pratiquer la foi hayékienne, c’est se boucher les oreilles pour ne pas entendre les mauvaises nouvelles. «Hayek a du mal avec l’idée que l’Histoire est tragique, il pense que la bonne nature des hommes et leur penchant à la coopération prendront le pas sur les mauvais penchants si on les place dans les conditions adéquates», admet Philippe Nemo. Mais fixer de telles conditions est un travail de forçat qui demande patience et ténacité. Le président ultralibéral surprendrait tout le monde s’il y parvenait.�
 
 
  • Illustration : Philippe Nemo présente «La philosophie de Hayek», éditions PUF, novembre 2023, 640 pages, 24€ (papier), 19,99€ (numérique).
Peut être du pop art de texte qui dit ’Philippe Nemo La philosophie de Hayek QUADRIGE puf $e20’
 


12/12/2023
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