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 La pantoufle ou le marteau

  • par Jacques Julliard, pour Marianne - janvier 2023 Republié par JALR
S'il est en priorité pour le relèvement des petites retraites et la prise en compte de la pénibilité et pense que l’avenir est à un ralentissement progressif de l’activité à partir de 60 ans en revanche, Jacques Julliard s’inquiète de l’avenir d’un pays dont les habitants ne s’enflamment que pour la pêche à la ligne ou les croisières en Méditerranée.
 
Eh bien ! Nous y voilà. Tout est prêt et il ne manque pas un bouton de guêtre. La France s’apprête à se jouer à elle-même un spectacle dûment éprouvé, qui n’a d’équivalent nulle part, hors du pays de Descartes, et dont on connaît d’avance toutes les modalités, sinon les résultats : la réforme des retraites, vous l’aviez deviné ! 1982 : en abaissant à 60 ans l’âge légal de départ à la retraite, le gouvernement Mauroy, sous la présidence de François Mitterrand, déclencha une série d’allées et venues, de marches et de contremarches qui avaient pour but de camoufler ce désastre inaugural derrière une série de réformes et, surtout, de projets dont aucun ne pouvait résoudre la question dans son ensemble. C’est le chantier de Pénélope.
 
Du Livre blanc de Michel Rocard (1991) visant à sauver la réforme par répartition ; de la réforme Balladur (1993) relevant de 37,5 à 40 les années de cotisation ; du fonds de réserve pour les retraites de 150 milliards institué par le gouvernement Jospin – il ne dépassera jamais 32,6 ; de la réforme Fillon alignant progressivement le régime des fonctionnaires sur celui du privé ; de la réforme Sarkozy des régimes spéciaux (2008) ; du relèvement à 62 ans de l’âge légal de départ (Woerth) et de la réforme Marisol Touraine allongeant progressivement à 43 ans la durée des cotisations, assortie de l’institution du compte personnel de pénibilité, jusqu’à la situation actuelle, tout ou presque paraît devoir être remis en chantier… Ouf ! Vous l’aurez voulu.
 
«La question des retraites est plus qu’une grande cause : c’est une névrose nationale»
Ou plutôt les Français l’auront voulu. On a compris, à travers cette énumération harassante, qui se borne pourtant aux grandes lignes, que la question des retraites est plus qu’une grande cause : c’est une névrose nationale. Quelque chose comme le culte du cargo dans certaines tribus aborigènes de la Mélanésie. Une névrose contre laquelle viennent se briser toutes les idées intelligentes, au premier rang desquelles la retraite par points, proposée par la CFDT, réforme systémique caractérisée par sa souplesse et son universalité, qui se heurta à l’immobilisme forcené des autres syndicats et à la maladresse du gouvernement. On dirait que, dès que l’on prononce le mot retraite, le peuple réputé le plus intelligent de la terre se referme comme une huître, tandis que les principales forces politiques se mettent à bégayer leurs idées phares qui sont aussi des idées fixes, pour ne pas dire des idées folles.
 
60 ANS, CHIFFRE MAGIQUE
Au moment où l’ensemble des pays d’Europe portent, selon les cas, l’âge légal de départ dans la tranche de 65 à 67 ans – les maladroits, les incapables ! –, les diverses composantes de la Nupes proposent tout simplement de ramener à 60 ans cet âge légal à taux plein pour tout le monde. L’allongement progressif de la durée de la vie n’y fait rien : 60 ans est par un décret des puissances célestes le chiffre magique, le chiffre sacré, au-delà duquel les humains sont réputés n’être bons à rien, sinon à fréquenter le Club Med ou à jouer à la pétanque. Je respecte infiniment l’institution des retraites ouvrières (1910), qui sont pour la classe ouvrière un acquis essentiel, plutôt qu’une conquête, d’ailleurs : à l’origine, la CGT ­anarcho-syndicaliste la combattit, assurant que l’âge d’entrée en jouissance coïncidait avec la mort du travailleur : une retraite pour les morts, en somme.
 
Les choses ont bien changé et on a vu s’instituer en toutes circonstances ce que Pascal Bruckner appelle joliment l«sacre des pantoufles», expression éponyme de son récent essai (Grasset). Peu à peu, la gauche qui, depuis Marx et l’Internationale, se présentait comme le grand parti des travailleurs*, se définit aujourd’hui plutôt comme celui de la cessation de l’activité. À telle enseigne que, lorsque Fabien Roussel, secrétaire national du PC, prétendit revenir à la doctrine initiale («La gauche doit défendre le travail et le salaire, et ne pas être la gauche des allocations, minima sociaux et revenus de substitution»), il provoqua un tollé jusque dans son propre parti, et Sandrine Rousseau, qui est à la gauche d’aujourd’hui ce que Joseph Prudhomme était à la petite bourgeoisie au XIXe siècle, déclara incontinent que «le travail [était] une valeur de droite». Tiens donc !
 
Pour le dire autrement, si je suis en priorité pour le relèvement des petites retraites et la prise en compte de la pénibilité ; si je pense que l’avenir est à un ralentissement progressif de l’activité à partir de 60 ans, et non pour une rupture brutale dont les effets physiques et psychologiques sont au moins aussi néfastes qu’un maintien prolongé d’une activité à plein temps, en revanche, je m’inquiète de l’avenir d’un pays dont les habitants ne s’enflamment que pour la pêche à la ligne ou les croisières en Méditerranée. Je préfère une jeunesse entrant dans la vie l’insulte à la bouche plutôt que défilant en rangs serrés pour sa retraite future. Tout cela est à ranger dans le cadre du débat sur le déclin français. Et je crains que la majorité des Français de tout âge, de toutes opinions et de toutes origines, qui se prépare demain à des manifestations massives contre la retraite à 64 ans sera la même qui, après-demain, ira dire dans les urnes que, décidément, la gauche est incapable de gouverner la France. Je le regretterai, mais ce ne sera pas volé. Cela étant, comme dit Arletty dans Hôtel du Nord : «Bonne pêche et bonne atmosphère !»�
* «Ouvriers, paysans, nous sommes le grand parti des travailleurs» (paroles de l’Internationale).


17/01/2023
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