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La mer, cet absolu

  • par Aurélie Julia, pour la Revue des Deux Mondes - novembre 2023
Pour la directrice de la Revue des Deux Mondes, la mer fait naître chez les hommes et les femmes qui naviguent des philosophes.
 
Elle est là depuis les origines, belle, puissante, majestueuse. En elle tout commence et tout finit pour tout recommencer dans une éternelle régénération. Sur ses vagues se déplace et tournoie le souffle de Dieu alors que la Terre est encore vide et sans forme, disent les textes sacrés. Immense et mystérieuse, la mer semble abriter depuis des siècles un principe divin. Elle est le grand livre de la création. Elle est également la grande naufrageuse.
 
 Les hommes la craignent. À la fois attirés et méfiants, ils l’imaginent peuplée de monstres et de déités malfaisantes. Avec son trident, Poséidon frappe les ondes et provoque des tempêtes effroyables qui engloutissent les vaisseaux. Les sages la considèrent comme le chaos originaire, la matrice qui donne la vie et la féconde, la source primitive.Le frère de Zeus châtie selon son humeur irascible et belliqueuse. Il maudit Ulysse qui a crevé l’œil de son fils, le cyclope Polyphème. Sa haine est sans limite et son cœur, dévoré par la rancune, crie vengeance.
 
Le titan poursuit le roi d’Ithaque sur son bateau; il attise des vents mauvais, déclenche le tonnerre et les tourbillons pour rendre la traversée impossible. Après les fortes turbulences, Ulysse lutte contre le chant des sirènes, ces êtres mi-femmes, mi-oiseaux aux voix enchanteresses qui charment les marins, les emprisonnent ou les font périr sur les écueils. Le héros devra affronter de nombreuses épreuves avant le retour sur son île où patientent Pénélope et Télémaque. Au Moyen Âge et à la Renaissance, des narrations mettent en scène des créatures aquatiques fabuleuses comme des serpents, des licornes ou des poulpes gigantesques.

«Sublime et cruelle, magnifique et terrible, la mer fascine. De tout temps elle a inspiré des poètes qui tantôt la glorifient tantôt la redoutent.»

Sublime et cruelle, magnifique et terrible, la mer fascine. De tout temps elle a inspiré des poètes qui tantôt la glorifient tantôt la redoutent. Certains y voient le reflet des émotions amoureuses :
«Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage. (1)»
Après Pierre de Marbeuf (1596-1645), d’autres ont fait des océans le symbole de la fureur, des dangers, de la mort et des passions.
 
La mer est omniprésente dans l’œuvre de Victor Hugo. Qu’elle soit calme ou déchaînée, l’auteur d’Oceano Nox l’explore et dialogue avec elle. Il loue sa beauté mais réprouve sa violence, qui la rend meurtrière. Dans La Légende des siècles, la mer est ainsi une horreur morne, l’onde un linceul et sa surface illimitée un cimetière sans sépultures où flottent des épaves au milieu des brumes et des fantômes. Dans Les Châtiments, Hugo interpelle le «Dieu jaloux, Dieu d’épreuves et d’effroi, Dieu des écroulements, des gouffres» (2), qui observe les hommes sombrer dans les flots.
 
Charles Baudelaire nourrit aussi à son encontre des sentiments contradictoires : il admire et déteste cette inconnue qui lui renvoie sa propre image. Les correspondances entre la conscience et les abysses sont multiples ; l’être de chair et l’élément liquide se font écho. «Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes / Mon esprit les retrouve en lui», écrit-il dans Obsession. L’Homme et la mer contrebalance cette hostilité : «Homme libre, toujours tu chériras la mer ! / La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme / Dans le déroulement infini de sa lame».

«Il y a plus que la quête d’un ailleurs. Il y a ce face-à-face avec l’océan et ce tête-à-tête avec soi-même.»

Chateaubriand, Jules Michelet, Eugène Sue, Jules Verne, Arthur Rimbaud, Pierre Loti, Victor Segalen… comment tous les citer ? Les navigateurs s’inscrivent dans le sillage des poètes et des écrivains qui encensent la «compagne des hommes» (3). Tout petits, ils savent déjà qu’ils partiront au large, à croire que l’eau salée coule dans leurs veines et habite leurs rêves. Leurs yeux mêmes ont la couleur de l’océan. Regardez les iris d’Olivier de Kersauson, d’Anne Quéméré, d’Isabelle Autissier, les trois figures du numéro. Solitaires, ils le sont assurément pour entreprendre le tour du monde à la voile.
Épris de liberté, sans aucun doute, eux qui fuient pendant des jours la civilisation trop étroite pour leurs ailes d’albatros. La routine est balayée, les repères disparaissent. Chaque lendemain est une découverte, une surprise. À chaque instant, l’éternité est là. Mais il y a plus que la quête d’un ailleurs. Il y a ce face-à-face avec l’océan et ce tête-à-tête avec soi-même. Ici personne ne triche. Quand la houle enfle et que de lourdes lames déferlent sur la coque d’un voilier, le rythme cardiaque s’accélère. Lorsqu’un cachalot de plusieurs tonnes suit une embarcation pendant de longues minutes ou que les tentacules d’un calamar géant s’accrochent au gouvernail, c’est l’affolement. Que faire ? Agir ou attendre, c’est selon, et surtout, dépasser sa frayeur.
 
En faisant appel à leur courage, en les ramenant à l’essentiel, la mer fait naître chez ces hommes et ces femmes des philosophes. Quelque chose se passe : au milieu de l’immensité, ils retrouvent l’émerveillement de l’enfance. Tout est harmonie, grâce, confient-ils, un vol d’oiseaux comme la danse des dauphins. Et que dire de ce lever de soleil, une éblouissante manifestation céleste ? La mer souffle ses secrets aux oreilles des navigateurs. Leur donne-t-elle la clé du monde ?�
  1. À lire, La Mer dans la littérature française, de Simon Leys, coll. «Bouquins», Robert Laffont, 2018.
  2. Victor Hugo, «Les Châtiments», in La Mer dans la littérature française, op. cit., p. 945.
  3. «La mer est notre consolation aujourd’hui comme elle fut la consolation des siècles passés. Elle est la compagne des hommes, elle est leur destination […] Elle est le commun sacrement de ce monde», Hilaire Belloc, «Croisière de la Nona», in La Mer dans la littérature française, op. cit., p. xxxv.
Peut être une image de océan, eau, horizon, crépuscule et nature
 


16/12/2023
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