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Rachel Khan : «La langue est devenue un cheval de Troie idéologique»

  • propos recueillis par Dorian Grelier, pour Le Figaro - avril 2024
ENTRETIEN - L’auteur dénonce la manipulation des mots du débat public à des fins idéologiques, favorisée par la «colonisation linguistique» anglo-saxonne. Elle déplore également le «lexique mou» des élus et appelle à reprendre en main le vocabulaire.
 
Le Figaro. - Dans votre nouveau livre, vous établissez un état des lieux de la République à travers sa langue. Selon vous, cette dernière est-elle en péril ?
 
Rachel Khan.Certainement, car la langue de la République est devenue un cheval de Troie idéologique. Sa manipulation par les dogmes la détourne de sa fonction primaire pour en faire une arme au service de ceux qui cherchent à défaire l’unité de la nation. Alors qu’une langue est censée véhiculer nos propres pensées afin de mieux communiquer, aujourd’hui de nombreux idéologues tentent de nous définir eux-mêmes. Leurs étiquettes ne servent en réalité qu’à nous maintenir en tant que cibles. Après la publication de Racée (2021), dans lequel je dénonçais déjà les mots qui séparent, on a par exemple dit de moi que j’étais «clivante», ou encore d’«extrême droite». Cherchant à me disqualifier d’emblée. Face à ces méthodes, il faut réagir !
 
De part et d’autre de l'échiquier politique, vous passez en revue les poncifs qui émaillent le débat public : «invisibilisation», «islamophobie», «ensauvagement»... Quels sont leurs points communs ?
 
Ces mots sont ce que j’appelle des «jokers linguistiques». Ils n’ont d’autre fonction que de servir de barrière, d’alimenter des discours présentés comme irréfutables. Que répondre à ceux qui vous accusent d’emblée de «sexisme» ou vous traitent de «bobo» ? Ces mots n’incarnent rien du tout, si ce n’est la volonté de nous faire voir le monde en noir et blanc. En cela, ils s’alimentent les uns les autres. Certains résonnent plus car ils font écho à l’Histoire.
 
«Sur les réseaux sociaux, toute personne qui ose s'extraire d'un certain mode de pensée est écartée à coups de hashtags. (...) Celui qui n’emploie pas ces mots sera toujours suspect.» Rachel Khan
 
Mais ce qui est sûr, c’est que tous nous heurtent dans notre humanité en prenant en otage ce qui nous permet d’entrer en relation avec l’autre. Alors que la tentation des extrêmes est grandissante, il faut en avoir conscience. Surtout que l’on a de plus en plus affaire à eux sur les réseaux sociaux. Le fonctionnement algorithmique des plateformes fait que l’on ne parle finalement qu’aux gens qui nous ressemblent. Toute personne qui ose s’extraire d’un certain mode de pensée est écartée à coups de hashtags. Aussi, nous sommes poussés à utiliser ces mots. Celui qui ne les dit pas sera toujours suspect.
 
Certains termes, comme «racisme systémique», sont la traduction littérale d’expressions anglaises. Est-ce par leur faute que certaines théories américaines tendent à s’ancrer en France ?
 
Bien sûr ! Il s’agit ni plus ni moins que de la colonisation linguistique. Utiliser les mots d’un pays qui s’est construit sur la ségrégation, le racisme, et les exporter pour nous donner des leçons de morale n’a absolument aucun sens. On tente de nous faire croire qu’on vit la même chose qu’en Alabama, dans les années 1950. C’est historiquement inapproprié et éloigné de toute forme de réalité. Non, nous ne vivons pas d’«apartheid», non nous ne céderons pas à la «cancel culture». De même, je pense que le «wokisme» (éveillé), utilisé pour qualifier ces courants, n’est pas un terme adapté.
 
«Utiliser les mots d'un pays qui s'est construit sur la ségrégation, le racisme, et les exporter pour nous donner des leçons de morale n'a absolument aucun sens.» Rachel Khan
 
Cela recouvre non seulement une vision du monde réduite aux dominants d’un côté et aux dominés de l’autre, mais c’est surtout s’octroyer des privilèges au regard de son essence, de sa couleur de peau ou de sa religion : en fonction de qui vous êtes, on pense que vous bénéficiez de plus de droits que de devoirs vous permettant en quelque sorte de vous venger. À la fin, cela légitime un nouveau racisme et crée un monde fait de nouvelles ségrégations. Il vaut mieux donc parler de «victimocratie».
 
Du vocabulaire militant au langage politique, il n’y a qu’un pas. Nos élus sont-ils assez vigilants au lexique qu’ils emploient ?
 
Non, et on l’observe à l’Assemblée nationale, devenue la foire d’empoigne : insultes, slogans, gestes déplacés… Nos représentants politiques ont normalement pour mission de se dresser face à tout ce qui nous essentialise, comme tant de leurs prédécesseurs l’ont fait. Mais beaucoup sont tellement déçus de ne pas être arrivés au pouvoir qu’ils se mettent en scène de façon délirante. Peu importe les comportements pourvu qu’ils soient vus. Ce n’est pas être à la hauteur de leur héritage.
 
D’un autre côté, une forme de politiquement correct constitué d’éléments de langage s’est installée. Est-ce plus dangereux encore ?
 
J’en suis persuadée. Les formules attendues et désincarnées, sont le résultat d’un «pas de vagues» affligeant. Or, plus le lexique est mou, plus les cris et la violence sont provoqués. Si nous avions des élus qui incarnaient avec puissance et fermeté la République, les Français ne seraient pas poussés vers les extrêmes. On attend aussi des hommes politiques qu’ils parlent d’eux-mêmes, que leur cabinet ne reformule pas leurs propos dans une langue si fade qu’elle soit reproductible par tous. N'importe qui aujourd'hui peut produire un discours au nom de tel ou tel parti politique, c'est l'exercice auquel je me suis employée dans ce livre. Je me suis amusée en l'écrivant mais en réalité pour la démocratie cette désincarnation est triste.
 
«On attend des hommes politiques qu'ils parlent d'eux-mêmes, que leur cabinet ne reformule pas leurs propos dans une langue si fade qu'elle soit reproductible par tous.» Rachel Khan
 
Aussi, vous prônez un retour à la précision lexicale dans laquelle le mot «citoyenneté», notamment, doit être redéfini...
 
Face à la manipulation de certains mots et la privation de leur sens, on ne peut lutter qu’à condition d’encourager la liberté d’expression, de création, mais avant tout à travers l’éducation à la langue. Et ce, dès le plus jeune âge. L’école doit transmettre et protéger la République. Mais la baisse du niveau scolaire a des effets délétères sur la compréhension même de nos principes. Ce ne sont pas les jeunes, derrière leurs écrans, privés de frontière entre espace privé et espace public, bridés dans leur ouverture au monde, qui pourront les comprendre seuls. Sans compter que les mots sont mis à mal par les chiffres.
 
Comme les notes de musique, ils sont un pare-feu au concret. Ils créent en nous des émotions mais ne permettent pas de partager une pensée. Comment faire preuve de «citoyenneté» quand on ne sait pas ce que ce terme recouvre ?
 
Pourtant, nous sommes des citoyens français, et pas seulement Français. Il faut avoir conscience que cela dit quelque chose sur notre rapport à l’autre. Idem pour la «laïcité». On veut nous faire croire qu’elle est synonyme d’interdiction des religions, d’islamophobie, d’antisémitisme, etc. Elle fait en réalité de nous un peuple politique, et non ethnique ou religieux : elle est un principe républicain majeur.
 
Le mot «républicain» lui-même n’est-il pas dévoyé ?
 
Si, et c’est pour cela que j’ai préféré parler de «République» dans le titre de mon livre. Est «républicain» celui qui appartient au peuple politique dont je parle. Celui qui agit non pas en fonction de ses propres valeurs mais en fonction de principes tangibles, issus du droit. Ce qui ne va plus de soi aujourd’hui. À partir de là, comment comprendre ce qu’est l’«universalisme», l’«humanisme» ? Sur ce point, ce ne sont certainement pas les méthodes qui visent, via des médias interposés, à vous calomnier, qui vont nous aider. De fait, le tribunal et l’état de droit sont aujourd’hui dépréciés quand ils ne confortent pas les opinions.
«Les poètes devraient réinvestir l'école le plus tôt possible. La langue est un trésor immatériel qui se transmet et se chérit.» Rachel Khan
 
La poésie et la littérature ont-elles un rôle à jouer dans ce redressement lexical ?
 
Se retrouver dans les mots d’un auteur est quelque chose de précieux. Sa langue est un moyen d’ouvrir de nouvelles portes, d’enrichir notre pensée. Je pense même que plus elle est imperméable, plus elle est intéressante, car le monde lui-même est complexe et fait de nuances. En ce sens, les poètes devraient réinvestir l’école le plus tôt possible. La langue est un trésor immatériel qui se transmet et se chérit.�
  • Illustration : Rachel Khan présente «Encore debout. La République à l’épreuve des mots», éditions de l’Observatoire, avril 2024, 253 pages, 20 € (papier).
Peut être une image de 2 personnes et texte qui dit ’Rachel KHAN Encore debout La Dépublique à l'épreuve des mots PAR L'AUTEURE DE RACÉE bservatoire’
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30/04/2024
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