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 Services publics, commerces, transports... La décivilisation au quotidien
  • par Claire Lefebvre, pour Le Point - juin 2023
Tous les jours, un peu partout dans notre société, les incivilités, les insultes, les agressions se multiplient et les professionnels sont au bout du rouleau.
 
«La cliente me filmait avec son téléphone, menaçait de revenir avec d'autres, de cramer ma pharmacie.» Lena Montaletang, pharmacienne à Angoulême
Il y a quelques semaines, Lena Montaletang, pharmacienne à Angoulême, a connu l'agression de trop. Une cliente à qui elle refusait de délivrer un antidiabétique, parce qu'elle la soupçonnait de le détourner dans le but de perdre du poids, a littéralement pété un plomb. «J'ai eu peur, confie l'apothicaire. Des gens malpolis, insultants, agressifs, j'en ai tous les jours. Souvent c'est lié à des ruptures de stock, des refus de payer ou d'avancer la part mutuelle, des ordonnances falsifiées. Je prends sur moi. Mais là, la cliente refusait de sortir, elle me filmait avec son téléphone portable, elle menaçait de mettre mon nom et mon officine sur les réseaux sociaux, de revenir avec d'autres, de cramer ma pharmacie. J'ai décidé de porter plainte.» Bien sûr, elle n'était pas dupe, elle savait que la police ne donnerait pas suite, que ce n'était pas assez «grave» pour cela. Mais le Conseil national de l'Ordre des pharmaciens lui a conseillé de ne pas laisser passer. Selon le bilan annuel de l'organisation, les violences ont augmenté de 17 %. «Ne rien faire, argumente le représentant national sécurité, Alain Marcillac, c'est accepter de vivre dans cette société de la décivilisation évoquée il y a quelques semaines par Emmanuel Macron. C'est accepter de vivre dans un monde où tout est prétexte à l'agressivité, aux insultes, aux violences.»
 
Tous les secteurs sont touchés. Fin avril, Yannick Morez, maire de Saint-Brevin-les-Pins, mettait fin à son mandat, après avoir été ciblé par un incendie criminel à son domicile. Comme lui, 1.293 maires ont rendu leur écharpe tricolore depuis les dernières élections municipales, soit environ 3,7 %. Selon l'Association des maires de France (AMF), de nombreux conseillers municipaux seraient également partis. En cause donc, les violences verbales, physiques et symboliques, souvent déportées sur les réseaux sociaux, subies quotidiennement par les élus. En 2022, 2.265 plaintes et signalements pour violences contre des élus ont été enregistrés par le ministère de l'Intérieur. Un bond de 32 % en un an. Et celui-ci est probablement sous-évalué, en raison des conséquences attendues ou des représailles.
 
«On peut prendre une claque pour un colis non arrivé.» Marie Vairon, conseillère bancaire 
 
Démissions. Autre secteur, même constat : à La Poste, 13.651 incivilités, dont 3.803 menaces ou violences physiques, ont été recensées en 2022 pour 65.000 facteurs et environ 3.500 salariés de La Banque postale. «On peut prendre une claque pour un colis non arrivé», raconte Marie Vairon, conseillère bancaire , qui déplore «des agressions devenues quotidiennes».
 
Insultes, crachats, bousculades, intimidations, menaces… C'est aussi le lot quotidien des équipes de la RATP, qui a vu exploser les chiffres. Élodie Dovale y travaille comme agente d'exploitation. Elle s'occupe de l'accueil, de la vente et du contrôle des titres de transport. «Il y a douze ans, quand j'ai commencé, les agents au guichet étaient à peu près protégés. Aujourd'hui, c'est fini. L'autre jour, un client m'a jeté mon clavier d'ordinateur à la figure parce que le paiement sans contact de sa carte bleue ne fonctionnait pas», dit-elle. Résultat, plus personne ne veut faire ce métier. Selon le rapport annuel de la santé, de la sécurité et des conditions de travail du secteur bus, les démissions ont été multipliées par six entre 2020 et 2021. Les absentéismes et les arrêts maladie sont également en hausse. Quant aux recrutements, ils sont à la peine.
18 %
En 2016, c'était le pourcentage des salariés en contact avec le public qui indiquaient avoir subi au moins une agression verbale, physique ou sexuelle au cours des douze derniers mois.
«Il y a un ensauvagement de la société.» Pierre-Marie Tardieux, chef des urgences au CHU Pasteur, à Nice
 
L'hôpital n'est pas en reste. En mai, l'Observatoire de la sécurité des médecins faisait état d'une hausse de 23 % du nombre des violences envers le personnel soignant en 2022. «Pour une attente un peu trop longue, des papiers demandés à l'accueil, les coups partent très vite », confirme Michel Fuentès, secrétaire général FO Santé dans les Alpes-Maritimes. «Certes, l'hôpital, et plus encore les urgences, est un lieu particulier. Les gens ont mal, ils ont peur, il y a de l'attente. Le stress peut s'entendre. Pas la violence», s'insurge-t-il. Le 19 mai, à Nice, une aide-soignante a été empoignée et mordue par un patient alors qu'elle tentait de lui mettre un masque à oxygène. Bilan : une entorse de ligament au poignet droit et trente et un jours d'interruption temporaire du travail. Deux jours plus tard à Reims, une infirmière était mortellement poignardée par un déséquilibré. «Il y a un ensauvagement de la société», observe Pierre-Marie Tardieux, chef des urgences de l'hôpital Pasteur 2, au CHU de Nice, qui se souvient encore de la fois où un homme a ouvert le feu au milieu des urgences. C'était en 2003. «À l'époque, tout le monde était sous le choc. Une équipe de sécurité avait été installée. Aujourd'hui, c'est presque devenu banal.»
 
«Un problème d'éducation»Quand et pourquoi cette violence a-t-elle commencé ? Agathe, professeure d'économie dans un lycée général et professionnel, a vu le vent tourner il y a une dizaine d'années environ. «Il y a un problème d'éducation, risque-t-elle. Les élèves se sont toujours un peu mal parlé entre eux, chambrés, insultés, mais cela restait entre pairs. Aujourd'hui, on a le sentiment qu'ils ne savent plus faire la différence entre l'adulte, l'enseignant et leurs camarades. Ils n'ont plus les codes.» Des exemples, elle en a des dizaines : il y a quelques jours, un de ses élèves s'est assis à sa place et, au lieu de sortir ses affaires, a posé une bouteille de Coca-Cola de 1,5 litre sur sa table. «Comme s'il était assis sur une terrasse de café. Il ne voyait pas le problème.»
«"J'ai payé, j'ai le droit". Cela justifie tout : les caprices, les insultes, l'agressivité, la casse, le vol…» Marcel Bénézet, président de la branche des cafés, bars, brasseries pour le GNI-Synhorcat
 
«Les gens sont devenus sans gêne, impatients, ils veulent tout tout de suite, comme s'ils étaient sur Amazon ou Deliveroo», abonde un restaurateur de l'Hérault. «Ils tapent sur les tables ou claquent des doigts pour nous appeler. Pas un bonjour, pas un merci… Si vous avez le malheur d'avoir servi une assiette ébréchée, un vin un peu trop bouchonné, d'avoir oublié une commande, on vous menace de publier un avis sur Google», s'énerve le patron. Romain Vidal, propriétaire d'une brasserie à Paris, déplore les visioconférences faites en pleine salle, sans se soucier des autres clients. La grande phrase ? «J'ai payé, j'ai le droit.» «Cela justifie tout : les caprices, les insultes, l'agressivité, la casse, le vol…», soupire Marcel Bénézet, président de la branche des cafés, bars, brasseries pour le GNI-Synhorcat, lui-même restaurateur.
 
Internet, c'est certain, n'a pas aidé. «Les gens pensent tout savoir parce qu'ils sont allés sur Doctissimo. C'est limite si certains ne me dictent pas mes ordonnances», confie une jeune généraliste parisienne. Comme les policiers, les pompiers, les élus, les enseignants, elle constate une désacralisation de sa fonction.
 
Marine, professeure des écoles dans les Hauts-de-Seine, confirme. «Les parents ne se gênent pas pour remettre en question ma manière de faire, ma pédagogie, ma notation. Si leur enfant a une mauvaise note, ils viennent demander des comptes.» Dans le privé, c'est encore plus prégnant. «On se retrouve coincé entre les parents, flippés à l'idée de voir leur enfant échouer, et la direction, elle-même soumise à la pression du rectorat, des classements et des rendements», indique Frank Pécot, professeur de sport et secrétaire général du syndicat de l'enseignement privé. Résultat : «Pour acheter la paix sociale, certaines collègues ne s'embêtent plus et haussent systématiquement d'un point ou deux les copies», dénonce un enseignant.
 
Chacun pour soi. La crise du Covid semble avoir fait tomber les derniers barrages. Comme si les mois passés enfermés chez soi, à se protéger des autres, à s'en méfier, avaient accru le chacun pour soi, l'individualisme, et in fine contribué à faire oublier les règles basiques du vivre-ensemble. «Au début de la crise, les gens nous volaient les gels hydroalcooliques et les masques, alors qu'on était en pénurie criante. C'est comme si on n'en était jamais revenu», constate une infirmière.
«Le problème, c'est qu'on est en première ligne.» Sylvain Nicolas, conseiller Pôle emploi et élu FO pour la région Bretagne
 
Bien sûr, cela n'explique pas tout. Il y a aussi des raisons structurelles liées aux métiers, à l'organisation des entreprises, aux restrictions budgétaires, au manque de personnel, à la digitalisation des services, qui a complexifié l'accès aux services publics. «On demande aux gens de faire notre travail, sans tenir compte de ceux qui n'ont pas d'accès Internet, qui ne parlent pas bien français, qui ne savent pas lire, ne comprennent pas. Certains se voient retirer leurs allocations à la suite d'une erreur commise en toute bonne foi», déplore Sylvain Nicolas, conseiller Pôle emploi et élu FO pour la région Bretagne. «Le problème, c'est qu'on est en première ligne», dit-il, en évoquant le drame de 2021, lorsqu'une conseillère de l'agence de Valence a été tuée par un homme armé. Depuis, toutes les agressions sont enregistrées, mais cela ne change rien au fond du problème. «Les plus agressifs sont les plus fragiles financièrement», explique Benoît Szatkowski, conseiller bancaire à la Société générale et élu du personnel. La banque a fait les comptes : sur les 1.060 signalements enregistrés en 2022, 46 % correspondent à un refus de se soumettre aux règles de fonctionnement de la banque (attendre, donner ses papiers d'identité, etc.), 34 % concernent des opérations en attente retardant l'arrivée d'un chèque ou d'un virement par exemple, et 10 % sont relatifs à la perception de frais. «On est confronté à la détresse sociale», dit-il. Et puis, il y a ces incitations à multiplier les offres lors de leurs échanges avec les clients. Autant d'irritants qui s'ajoutent à un contexte déjà hautement inflammable.
 
«Les plus agressifs sont les plus fragiles financièrement.» Benoît Szatkowski, conseiller bancaire à la Société générale
 
«L'agressivité appelle l'agressivité».
 
 Dans son supermarché, Alexandra a vu le nombre d'incivilités dessiner la même courbe que les prix : «Ce sont des cartes bleues qui ne passent pas, des coupons de réduction périmés, des remises en question de la somme à régler, l'attente aussi… Quand ils arrivent à la caisse, ils se déchargent sur nous, dit-elle. Le problème, c'est que l'agressivité appelle l'agressivité. On a parfois du mal à se contenir soi-même.» Peu à peu se dessine l'idée d'une société «à cran», où pour être gagnant il n'y aurait d'autre solution que de montrer les dents. Le pire, c'est que cela marche, soupire Élodie Dovale, l'agente de la RATP. «Bien sûr, il faudrait ne pas céder. Quand je verbalise une mère de famille qui a pris par erreur le ticket demi-tarif de son enfant et que je laisse passer un homme sans titre de transport parce qu'il devient violent, ce n'est pas juste. Mais entre ça et le risque qu'un membre de mon équipe se retrouve avec quinze jours d'ITT, mon choix est vite fait, fait-elle valoir. Est-ce que, en faisant cela, je cautionne cette façon de faire ? Est-ce que j'incite d'autres personnes à fonctionner ainsi ? Est-ce que je contribue à faire sombrer la société dans cette violence ? Sans doute. Mais ce n'est pas à moi d'éduquer les gens.» Comment ne pas cautionner ?
 
 
Aux urgences de Nice, Pierre-Marie Tardieux se pose la question quotidiennement. «On avise en fonction de l'urgence, de la dangerosité de la personne, de notre état de fatigue aussi. Ça, je l'assume. Le problème, c'est cette idée de "prime à l'agressivité" que cela donne à tous les autres», dit-il. Pour ne pas «banaliser», il demande à ses équipes de déclarer systématiquement les incidents, «même si ça prend du temps, même si c'est fastidieux, même si malheureusement cela ne changera rien au traumatisme». Des affiches rappellent en outre les sanctions dont sont passibles les personnes agressant physiquement ou verbalement le personnel hospitalier. «Puisqu'il n'y a plus d'éducation, plus de limites, plus d'empathie, plus de sens moral, plus de sens civique, plus de conscience du bien public, peut-être faudrait-il penser à appliquer réellement ces peines, dit-il. Si les gens payaient réellement chaque fois qu'ils nous insultent ou nous crachent à la figure, ils y réfléchiraient sans doute à deux fois.» 
En attendant, le CHU a renforcé la vidéoprotection dans ses couloirs. Des portiques de sécurité ont été installés à l'entrée des urgences et des boutons d'urgence reliés au centre de supervision urbain de la police municipale ont été mis en place dans chaque box. Une équipe de sécurité régule en outre les entrées dans le bâtiment et le personnel soignant peut suivre des formations à la gestion des violences en général, et à celle des familles en particulier. Dans d'autres hôpitaux, des formations au krav-maga, un art martial d'autodéfense, sont également proposées. Bienvenue dans l'ère de la décivilisation.�
 
 
Illustration :
  • Dessin humoristique de Xavier Gorce.
  • À LA PHARMACIE. Lena Montaletang, pharmacienne à Angoulême : «La cliente me filmait avec son téléphone, menaçait de revenir avec d’autres, de cramer ma pharmacie.»
  • À LA POSTE. Marie Vairon, conseillère bancaire : «On peut prendre une claque pour un colis non arrivé.»
  • AU RESTAURANT. Marcel Bénézet, restaurateur, président de la branche des cafés, bars, brasseries pour le GNI-Synhorcat : «“J’ai payé, j’ai le droit.” Cela justifie tout : les insultes, la casse, le vol…»
 
 
 
 
 


02/07/2023
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