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Kafka plus que jamais
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par Eryck de Rubercy, pour la Revue des Deux Mondes - mai 2024
3.000 pages au total pour une vie de 40 années et 11 mois, tout entière dédiée à la nécessité vitale de l’écriture.
Franz Kafka mourut d’une tuberculose des poumons et du larynx le 3 juin 1924, un mois avant son quarante et unième anniversaire. Cent ans après sa mort, il demeure l’écrivain dont l’œuvre continue de susciter une révérence que l’on ne réserve qu’aux plus grands, notamment en France où, sous l’impulsion de son découvreur Alexandre Vialatte, ses livres ont commencé d’être traduits, Le Procès en 1933, puis Le Château en 1938, et La Métamorphose. Mais si des études ont proliféré en parallèle, durant longtemps on ne disposa, pour connaître la vie de Kafka, que de l’ouvrage de son ami et exécuteur testamentaire, Max Brod, avant que ne paraisse la biographie américaine d’Ernst Pawel traduite en 1988 (Seuil) puis celles, l’année suivante, de Claude David (Fayard) et de Pietro Citati (Gallimard). Aujourd’hui, voici celle, monumentale, et assurément la meilleure, de Reiner Stach, en trois tomes (1), auxquels son auteur a voué une vingtaine d’années de son existence, de 1996 à 2014.
Comme dans l’édition allemande, cette trilogie biographique s’ouvre par le milieu, avec un volume portant seulement sur les années 1910-1915 (Le Temps des décisions), qui correspondent à une période productive, celle où Kafka entreprend son Journal, écrit plusieurs centaines de lettres à sa fiancée berlinoise, Felice Bauer, rédige Le Verdict, La Métamorphose, L’Amérique et Le Procès et commence à publier des pièces chez l’éditeur leipzigois Rowohlt. Concernant ce choix pragmatique, Stach explique que la question du legs de Max Brod, dont il espérait l’ouverture, a induit cet ordre – les années intermédiaires étant les mieux documentées de la vie de Kafka. S’y ajoutent deux autres volumes, respectivement consacrés aux années 1916-1924 (Le Temps de la connaissance) et 1883-1910 (Les Années de jeunesse). Soit plus de 3.000 pages au total pour une vie de 40 années et 11 mois, tout entière dédiée à la nécessité vitale de l’écriture.
«Soit plus de 3.000 pages au total pour une vie de 40 années et 11 mois, tout entière dédiée à la nécessité vitale de l’écriture.»
Mais comment relater de bout en bout une existence sans l’étouffer sous une masse aride de détails et de faits ni la réduire à un petit nombre de grands thèmes récurrents comme le problème du père, celui de la sexualité, la question du judaïsme, ou le problème de l’identité ? Eh bien, Stach, en mettant tout son talent à ériger Kafka en héros romanesque, ne s’inscrit pas dans la lignée de ses biographes, afin de développer chez le lecteur une compréhension empathique que ne pourrait lui inspirer la sécheresse d’un essai biographique. Ainsi réinvente-t-il la biographie comme un genre littéraire mêlant le roman, l’étude psychologique, la réflexion historique et la critique littéraire. Il rend Kafka présent comme il ne l’avait encore jamais été sous la plume de ses exégètes. Ou plutôt de ses accapareurs de messages, que Milan Kundera affublait de l’horrible néologisme de «kafkologues» en leur reprochant de faire de la biographie de Kafka l’élément déterminant, sinon le sens caché, de ses fictions. Cela au point d’aboutir à ce que «le seul sens de l’œuvre [soit] d’être une clé pour comprendre la biographie», au lieu de chercher dans son œuvre «le monde réel transformé par une immense imagination».
«Celui pour qui l’écriture était "une forme de prière", une tentative désespérée de trouver sa place dans le monde.»
Pourtant, Kafka n’avait-il pas ordonné à Max Brod de détruire ses manuscrits inédits après sa mort ? On a beaucoup glosé sur la signification de cet ultime vœu de celui pour qui l’écriture était «une forme de prière», une tentative désespérée de trouver sa place dans le monde. «Chaque homme ne peut créer sur cette terre que ses possibilités spirituelles de survivre», a écrit Kafka, laissant supposer chez lui un souci de la perfection poussé si loin que l’idée de laisser une œuvre à ses yeux inachevée dut lui être insupportable. Max Brod n’a pas respecté le vœu de Kafka et, par cette «trahison», il a permis d’accéder au plus secret, au plus indiscret, de cette œuvre. S’il en avait été autrement, ni James Joyce, ni Robert Musil, ni Marcel Proust, ni William Faulkner, et pas même Malcolm Lowry, n’eurent pu prendre place.
En tout cas, depuis l’immédiat après-guerre, Kafka a influencé tout le monde. Il n’est personne qui ne l’ait invoqué précurseur et grand initiateur. Dans le seul périmètre hexagonal, qu’on se rappelle qu’il fut surréaliste pour les amis d’André Breton, modèle exemplaire de l’école freudienne ou existentialiste avec Jean-Paul Sartre, avant qu’Albert Camus ne fasse de lui le grand romancier de l’absurde (2) et que le Nouveau Roman ne s’en empare. Quel objet de réflexions et de discussions passionnées aura été son œuvre littéraire décidément irréductible aux nombreuses interprétations fondées sur quelque a priori. Même mal compris, même dénaturé – par André Gide au théâtre ou par Orson Welles au cinéma –, il n’en a pas moins résisté à tous les traitements, à toutes les contrefaçons. C’est par ambiguïté et pour le confort du lecteur qu’on a été jusqu’à forger le mot «kafkaïen», devenu la métaphore expéditive de l’œuvre tout entière.
Aujourd’hui, devant le bilan d’un siècle, s’impose à l’évidence l’ubiquité du plus vigilant des témoins de son temps – homme humble et retranché qui n’a cessé de se trouver au «vif du sujet». Ainsi, au cœur de la «Mitteleuropa», dans la situation d’un juif tchèque parlant le yiddish et virtuose de l’allemand, Kafka a-t-il incarné la complexité et les pathétiques contradictions d’une époque au bord de l’abîme et en proie à tous les vertiges. Et s’il est un grand écrivain, c’est notamment parce qu’il a fait d’une certaine tournure d’esprit tracassière et inquisitrice, peut-être donnée concrète de la bureaucratie d’Europe centrale, une forme universelle de la psyché humaine. Qui n’a pas imaginé être, une fois seulement, ce monstre incapable de communiquer avec les autres ou cet inculpé en butte aux magistrats occultes et aux puissances souterraines ? Comment dès lors ne pas être tenté d’assigner aux vues lucides de son œuvre une valeur souvent prophétique ?
La métamorphose «en une véritable vermine» dont fut victime Gregor Samsa, l’implacable procédure qui broie Joseph K. dans Le Procès, les vaines démarches de l’arpenteur affrontant une administration tentaculaire dans Le Château, les pérégrinations américaines du jeune Karl Rossmann dans Amerika (ou Le Disparu) ne relèvent-elles pas, en effet, d’une réalité devenue aujourd’hui familière ? Comme l’a dit dans un entretien Reiner Stach, reconnaissant notre société dans celle dont Kafka, soutenu par une force visionnaire, a le plus simplement du monde démonté tous les rouages :
«Dans Le Procès, la victime va être psychiquement détruite avant de l’être physiquement. Or, au XXIe siècle, nous observons un phénomène analogue. Dans chaque ville moderne sont installées des centaines de milliers de caméras. Impossible de téléphoner sans qu’un tiers vous écoute… On procède à des reconnaissances faciales par ordinateur, etc. Voilà qui nous renvoie à Kafka, mais cette fois-ci d’une façon précise, car c’est exactement cette pratique-là du pouvoir qu’il a décrite. Le monde de Kafka devient seulement aujourd’hui réalité. (3)»
C’est bien là ce qu’admettait déjà Hannah Arendt, lorsqu’elle écrivait à propos de ce monde de Kafka :
«Nous sommes aujourd’hui sans doute plus conscients […] qu’il coïncide de façon inquiétante avec la structure de la réalité que nous sommes contraints d’endurer. (4)»
Mais comment Kafka a-t-il pressenti les abominations qui séviraient après lui : le despotisme du pouvoir bureaucratique, la culpabilisation des citoyens, le viol de leur vie intime ? Non par expérience personnelle, mais en explorant les virtualités de l’action politique. Et l’on se rend compte en lisant ses romans que leur énorme portée résulte de leur non-engagement absolu, de leur indépendance totale à l’égard de tous les programmes. Or, sur ce point, Stach est formel :
«La bureaucratie telle qu’elle est décrite dans Le Procès ou Le Château n’est ni fasciste ni totalitaire. Il faut regarder le texte à la loupe. Rien n’y fonctionne par la violence mais bien par la surveillance, la destruction de l’intimité.»
Ainsi l’histoire s’est-elle mise à ressembler à du Kafka.
Peut-on alors se méprendre sur la signification de ce combat livré envers et contre tous, envers et contre soi, face à la multitude des forces négatrices ? Ce serait se tromper de ne pas souligner les vertus vitales qui animent une œuvre si peu morbide qu’il est possible. «Ne pas désespérer, même de ce dont on ne désespère pas, voilà exactement ce qui s’appelle vivre», a dit l’auteur de La Colonie pénitentiaire, bien plus qu’un être seulement désespéré. Nouvelle occasion d’affirmer que Kafka n’était pas kafkaïen.
*Eryck de Rubercy est essayiste, critique et traducteur. Dernier ouvrage publié : «La Matière des arbres» (Klincksieck, 2018).
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Reiner Stach, Kafka, le temps des décisions (tome I), Le Temps de la connaissance (tome II), Les Années de jeunesse (tome III), traduit de l’allemand par Régis Quatresous, éditions du Cherche Midi, 2023-2024.
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«L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de F. Kafka», article publié dans L’Arbalète dès 1943 et repris plus tard dans Le Mythe de Sisyphe.
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Entretien avec Reiner Stach, propos recueillis par Nicolas Weill in Le Monde, 20 octobre 2018.
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Hannah Arendt, «Franz Kafka : l’homme de bonne volonté», in La Tradition cachée, traduit par Sylvie Courtine-Denamy, Christian Bourgois, 1987, p. 107.
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Illustration : Franz Kafka (1883/1924), écrivain austro-hongrois de langue allemande et de religion juive. Il est considéré comme l'un des écrivains majeurs du XXe siècle.