2548- Jean Tirole, le Nobel et prof à la Toulouse nous invite à changer 2 posts
Jean Tirole : «Reconsidérons notre conception du monde»
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propos recueillis par Béatrice Parrino, pour Le Point - septembre 2023 Republié récemment par Jacques Antoine Louis Rossi
EXCELLENCE FRANÇAISE. Le Nobel et professeur à la Toulouse School of Economics nous invite à changer notre mode de pensée pour mieux affronter l’avenir.
Les signes d’inquiétudes assombrissent notre ciel en cette période de rentrée. La canicule nous rappelle que le monde entier poursuit sa stratégie de procrastination face au réchauffement climatique ; notre pays n’est pas plus coupable (et d’ailleurs souvent moins coupable) que les autres, mais il n’en est pas moins gravement blâmable. Comme pour les niches fiscales, les politiques de tous horizons dénoncent les subventions aux énergies fossiles, mais sont le plus souvent vent debout quand il s’agit de supprimer la plus grosse de ces subventions : des prix des énergies fossiles trop bas, car ne reflétant pas les dommages causés à l’humanité par les gaz à effet de serre, découragent la transition énergétique.
La rentrée scolaire se focalise sur le port de l’abaya quand notre système scolaire prend l’eau de toutes parts, sauf pour une élite formée dans des filières publiques ou privées hypersélectives ou à l’étranger. La dette de la France s’amplifie lentement mais sûrement dans l’indifférence des partis politiques, dont les plus populistes rêvent de creuser encore plus le déficit. Où allons-nous trouver les fonds pour relever le défi climatique, améliorer nos systèmes éducatifs et de santé, innover, assurer notre défense dans un monde géopolitiquement instable ?
Les inégalités, défi existentiel comme le climat, et la peur du déclassement sont dans tous les esprits. Et si, comme pour le climat, la France ne s’en tire pas trop mal en comparatif (grâce à la redistribution, l’inégalité et la pauvreté ne s’y sont pas accrues ces vingt dernières années), l’inégalité est préoccupante, y compris dans sa dimension égalité des chances à l’aube de bouleversements massifs sur le marché du travail créés par l’intelligence artificielle.
Si notre pays ne manque pas de talents, l’innovation – moteur de la croissance au XXIe siècle et autre clé pour résoudre le problème climatique – est en berne en France et plus généralement en Europe. Rappelons que le groupe des vingt plus grandes entreprises mondiales de la tech ne comprend aucune société européenne. En santé, autre pilier de la croissance économique à venir, les choses se présentent mieux, avec de trois à cinq entreprises en Europe continentale (selon que l’on compte ou non la Suisse) parmi les quinze premières. Mais c’est oublier que l’innovation pharmaceutique est en pleine mutation, avec un rôle croissant de la data, un domaine totalement dominé par les États-Unis et la Chine, et que, de surcroît, ces deux pays investissent massivement dans la biotechnologie et la génétique.
La longue gestation de la énième réforme des retraites (la huitième depuis 1990…) accoucha d’une loi qui, comme les précédentes, se contenta d’un ajustement paramétrique et fit l’économie des grandes lignes directrices d’une vraie réforme : l’introduction d’un système par points qui amènerait simplicité et justice, l’unification concomitante des régimes, et des indexations qui stabiliseraient l’équilibre du système, nous évitant ainsi un mélodrame national récurrent pour essayer de sauver temporairement le régime des retraites.
Une énigme
À qui la responsabilité ? Ne choisissons pas la facilité en nous défaussant sur les politiques (en premier les politiques «de l’autre bord», bien entendu), même si ces derniers (comme d’ailleurs les intellectuels) parfois invoquent trop rapidement une «contrainte politique» pour écarter d’autorité des mesures pouvant les rendre impopulaires. In fine, leurs attitudes sont façonnées par ce que leur électorat leur demande de faire ou de dire. Mais si nous-mêmes étions la cause de ces maux, comme je le prétends, quel intérêt aurions-nous à foncer dans le mur ? Il convient de répondre à cette question fondamentale si l’on veut arrêter de se flageller et voir l’avenir de façon plus positive.
J’insiste depuis longtemps sur le rôle que jouent des biais cognitifs largement partagés dans la population : les croyances motivées (nous croyons ce que nous voulons croire), l’attention que notre cerveau porte aux victimes/bénéficiaires visibles d’une politique économique en ignorant les effets sur les victimes/bénéficiaires invisibles, ou encore la confusion entre une corrélation et un lien de causalité. Ces biais expliquent la prospérité de certains narratifs. Le succès de la formule aussi géniale qu’absurde «l’écologie ne doit pas être punitive» est dû à la fois à son appel à ce que nous voudrions croire («je n’aurai pas à payer pour combattre le réchauffement climatique») et au fait que la transition vers les énergies vertes implique une subvention bien visible… à financer par une taxe, elle, invisible. Ces narratifs influencent fortement nos choix sociétaux.
Je voudrais ici parler d’un autre biais, celui du mode de pensée à somme nulle (PSN). La PSN réfère à la perception des situations comme des jeux à somme nulle, où le gain d’une personne serait la perte d’une autre. Analysé en premier par l’anthropologue américain George Foster en 1965, ce biais de perception fait aujourd’hui l’objet de travaux universitaires passionnants, comme ceux de Stefanie Stantcheva et de ses coauteurs.
«Les choix politico-économiques ne sont pas que redistributifs ; ils déterminent la taille du gâteau que nous sommes amenés à nous partager.»
Le mode de pensée à somme nulle
Dans certaines activités humaines, les ressources sont rares, nous mettant en concurrence frontale pour y accéder. Avant que les progrès technologiques ne créent des récoltes plus résistantes et accroissent leur rendement, la production agricole était limitée par la rareté de la terre cultivable, impliquant un conflit exacerbé pour le foncier agricole. De même, la rareté de l’eau attise les conflits, comme nous le rappellent les tensions récentes entre l’Éthiopie et l’Égypte à la fin du remplissage du mégabarrage sur le Nil. Le statut social offre un autre exemple ; le prestige des uns implique en effet miroir une dévalorisation des autres. La rareté concentre l’attention sur l’aspect distributif. De nombreuses activités humaines sont même carrément à somme négative, c’est-à-dire détruisent de la valeur sociale indépendamment des aspects redistributifs : les guerres, l’esclavage, la corruption.
Malheureusement, nous avons tendance à appliquer la PSN à toutes sortes de situations auxquelles elle ne s’applique pas. Un grand nombre d’activités économiques ne correspondent pas à cette description, à commencer par le système économique lui-même. Les choix politico-économiques ne sont pas que redistributifs ; ils déterminent la taille du gâteau que nous sommes amenés à nous partager. Premier exemple, l’innovation, car elle augmente la taille du gâteau en créant de la richesse. Sans être négligée, elle n’est pas un sujet majeur dans notre débat politique. Pas plus que les questions de gouvernance et d’incitations. Et pourtant, il n’y a qu’à comparer les deux Corées et, jusqu’à la chute du mur de Berlin, les deux Allemagnes pour se rendre compte que la gouvernance, les incitations, l’innovation et la liberté sont essentielles dans un système économique.
Deuxième exemple : les débats français sur la retraite, la durée du travail (semaine de 35 heures) et l’immigration sont en partie inspirés par la pensée à somme nulle, en l’occurrence l’idée que le temps de travail serait en quantité limitée : les séniors doivent laisser leurs emplois aux jeunes, les individus durs au travail doivent baisser de rythme pour permettre aux chômeurs de trouver un emploi, les immigrés doivent être expulsés pour redonner un travail à la population locale, etc. De tout temps, de nombreux économistes ont dénoncé l’idée erronée que le travail existe en quantité fixe, arguant que le travail de chacun améliore la richesse totale. Une idée qui a du mal à faire son chemin dans notre pays.
Troisième exemple : les Français de tous bords aiment la politique de la concurrence quand elle s’en prend aux géants de la tech, mais ne l’acceptent pas quand elle touche à une entreprise française (souvenons-nous de la fusion avortée entre Alstom et Siemens). C’est oublier que la politique de la concurrence apporte de la valeur sociale, et n’est pas (ou ne devrait pas être) juste un jeu de pouvoir entre pays.
Quatrième exemple : les enjeux climatiques actuels nous font repenser à ce célèbre rapport du Club de Rome «Les limites de la croissance». Publié en 1972, il connut un succès retentissant et façonna les mentalités de l’époque. Les préoccupations d’alors mettaient l’accent sur les pénuries de nourriture et de matières premières. Robert Solow et les économistes eurent beau rappeler que la rareté augmente les prix et stimule la recherche de nouveaux gisements et l’innovation, rien ne fit bouger cet autre mode de pensée à somme nulle. Le fait est qu’actuellement nous avons assez d’énergies fossiles (en fait beaucoup trop en regard du réchauffement climatique) et que la planète nourrit ses habitants beaucoup mieux qu’il y a un demi-siècle. Mais la leçon n’a pas été apprise. Une majorité de citoyens refuse de croire que les prix sont un facteur clé pour promouvoir la diminution de la consommation des énergies fossiles et l’innovation verte.
Enfin, la PSN s’applique aussi au débat politique lorsque les politiques et l’opinion publique se comportent comme si l’action publique n’était qu’un jeu dont l’objet est de marquer des points au détriment de l’adversaire. L’actualité n’est que trop souvent commentée sur les ondes et les écrans à travers le prisme de ce que X affirme penser de la prise de position de Y (une affirmation en général totalement prédictible sur la base des clivages politiques et donc plutôt inintéressante). S’il y a bien un nombre fixe de charges électorales (par exemple 577 députés et un seul président) que se disputent les partis et le personnel politique, la gestion du pays, elle, n’est pas à somme nulle. De fait elle dépend d’un débat de qualité qui transcende les clivages idéologiques et qui est fondé sur l’expertise. L’appauvrissement de notre débat politique ne contribue pas à la qualité de nos politiques économiques. Les journalistes en sont-ils responsables ? Comme pour les politiques, ils réagissent aux demandes (du lecteur ou de l’auditeur dans ce cas). Le fait que nous nous passionnions plus pour les couvertures médiatiques de la politique dans le mode people, pour la petite formule assassine, et pour la bagarre politique que pour un débat de fond nécessairement plus exigeant, contribue, in fine, à cet appauvrissement du débat, et donc des politiques qui en sont issues.
La pensée à somme nulle et nos opinions politiques
Quelles sont les conséquences de la pensée à somme nulle ? Dans quelle mesure est-elle à l’origine de nos attitudes vis-à-vis de sujets comme la redistribution, l’immigration, ou le protectionnisme ? Stefanie Stancheva et al. mesurent sur un large échantillon la propension à penser en termes de somme nulle et utilisent différentes bases de données pour relier les opinions politiques des citoyens (américains dans leur étude) à différentes explications possibles de ces opinions politiques à partir des caractéristiques personnelles.
Leurs travaux montrent que la pensée à somme nulle joue un rôle considérable dans la formation des opinions politiques. La PSN est associée au soutien pour la redistribution (logiquement : si les revenus et les richesses des uns sont acquis aux dépens des autres, la redistribution doit être au centre de l’action publique). Pour la même raison, la PSN est souvent liée aux politiques d’immigration restrictives ou au protectionnisme. Ces exemples suggèrent que la pensée à somme nulle n’est pas un phénomène de gauche ou de droite. Et de fait, les auteurs trouvent que si la PSN est un peu plus répandue à gauche, elle prolifère à droite également (d’ailleurs une analyse de la rhétorique de Trump montre qu’elle est très axée sur la PSN).
Entendons-nous bien. La préoccupation française pour l’égalité en elle-même est saine ; elle nous a permis d’échapper aux pires travers de ces quarante dernières années en matière d’inégalités ; et il y a encore beaucoup à faire, en particulier en termes d’égalité des chances, dont de nouveau notre classe politique ne cesse de dénoncer l’absence, avant de reculer quand il s’agit d’y remédier. Mais c’est lorsque cette préoccupation légitime devient une monomanie et oblitère dans le discours la création de valeur que le bât blesse. Pour redistribuer le gâteau, il vaut mieux que celui-ci existe. Une mauvaise nouvelle si, comme il est vraisemblable, la PSN gagne en popularité dans les pays à faible croissance, les enfonçant encore plus dans une mentalité faisant fi des gisements de prospérité et de croissance.
«Le débat exige le respect et l’écoute de l’autre… Une première approche pour remettre notre pays sur les rails consiste donc à rétablir la confiance.»
Notre avenir
La pensée à somme nulle n’a pas pour source que l’ignorance des citoyens sur les bénéfices qu’apportent des politiques bien conçues. Elle résulte aussi d’un manque de confiance général : si l’on ne croit pas que l’autre partie respectera sa part de l’accord, ce dernier ne sera pas conclu même s’il est globalement bénéfique. Or les Français n’ont confiance ni dans leurs concitoyens, ni dans les institutions et l’État. Par exemple, la politique juxtaposant une taxe carbone et un chèque énergie soumis à conditions de ressources est impopulaire, alors que ce chèque aurait un impact important sur le climat et réduirait l’inégalité en même temps ; les citoyens se méfient du possible manque de pérennité du chèque (et pourtant il existe des manières de sécuriser ce dernier). Une PSN aussi dresse les gens les uns contre les autres : tout n’est que conflit, empêchant la confiance envers les autres citoyens ou les catégories socioprofessionnelles de se développer. Les travaux des sociologues et des économistes montrent de fait que l’apprentissage de l’autre requiert la poursuite d’objectifs communs et non une situation de conflit. Cependant, le débat exige le respect et l’écoute de l’autre… Une première approche pour remettre notre pays sur les rails consiste donc à rétablir la confiance. Bien sûr plus vite dit que fait…
Autre axe : rétablir le respect de l’expertise. Le jeudi 7 septembre est décédé Marcel Boiteux, haut fonctionnaire français, qui conçut le programme nucléaire du pays quand il était à la tête d’EDF et fit des recherches académiques mondialement reconnues sur la bonne gestion d’un système électrique, dont certaines implications résonnent encore de nos jours au temps de la transition écologique et de l’énergie chère en Europe. Sa passion pour le service public et la connaissance n’en a pas fait une star des médias, mais sa voix était respectée et son travail utilisé. Il est fort probable qu’aujourd’hui ce serait moins le cas. Du politique au citoyen, nombreux actuellement sont ceux et celles qui doutent de la science quand cette dernière ne peut servir d’élément de langage étayant les croyances préconçues. Comme dans le cas du retour au vivre-ensemble, le rétablissement du respect de l’expert ne se fera pas en un seul jour ; il commence à l’école avec un apprentissage de ce qu’est un fait scientifique, de la théorie à la validation empirique.
Dernier axe : l’Europe. Il faut réaffirmer l’idéal européen. Certes, l’Europe a engrangé quelques succès ces dernières années : une coopération au moment du Covid, une politique de la concurrence et de protection de la vie privée encore perfectible mais en avance sur les autres pays, un resserrement des liens (évidemment facilité par la guerre en Ukraine). En même temps, les difficultés de la France sont partagées par nos voisins. Même l’Allemagne, empêtrée dans les conséquences de mauvaises décisions (comme en matière énergétique), est en berne et ne tire plus l’Europe. L’innovation laisse à désirer et l’écart de PIB avec les États-Unis s’est fortement accru, l’Europe – y compris l’Allemagne – se situant au niveau des États américains les plus pauvres. Il est temps de réaliser que nos pays sont trop petits dans le concert mondial (notre politique africaine n’en étant qu’une illustration). Seule une Europe unie nous permettra d’exister par rapport aux exigences géopolitiques des grands pays et économiques des grandes entreprises américaines et chinoises. À condition de ne pas regarder la construction européenne comme… un jeu à somme nulle.
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Illustration : L’influent chercheur Jean Tirole s’est vu décerner le prix Nobel d’économie en 2014 pour ses travaux sur la régulation des marchés. © Bruno LEVY / CHALLENGES-REA