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Hannah Arendt, notre boussole
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par Sébastien Lapaque, pour Le Point - novembre 2024
Dans «Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt», l’essayiste Bérénice Levet montre en quoi la philosophe américaine éclaire nos crises actuelles.
Lorsqu'elle écrit sur Hannah Arendt, la philosophe américaine d'origine allemande, Bérénice Levet ne se contente pas d'accompagner son lecteur vers «sa bibliothèque ou […] chez son libraire» afin de découvrir ou de redécouvrir une «œuvre exaltante et revigorante qui n'a jamais fini de dire ce qu'elle a à dire». Elle paie une dette.
Après avoir soutenu en 2006 une thèse de doctorat intitulée «Hannah Arendt et la littérature», l'essayiste n'a jamais quitté celle qui lui a appris à courir hardiment le risque de la pensée, à prendre au sérieux les mots et les choses, sans jamais dédaigner le pauvre malheur des hommes. Des livres de Hannah Arendt elle a fait son pain quotidien, une boussole pour s'orienter dans l'obscurité du temps où nous sommes.
Attachée à éclairer la merveille et le malheur du monde, ses grandeurs et misères, en relisant Eichmann à Jérusalem ou La Tradition cachée, Bérénice Levet n'a pas d'autre prétention que d'être «la servante au grand cœur» dont parle Charles Baudelaire dans Les Fleurs du mal. En souhaitant, à l'instar de Salomon dans le Livre des rois, que ce cœur soit intelligent. Et il l'est, la sensibilité de la philosophe ne retirant rien au tranchant de sa réflexion, ni les élégances de sa langue aux exigences d'une âpre quête de vérité.
«Tremblement du sens»
D'une œuvre dont les pages semblent tapisser les murs des vastes palais de sa mémoire, Bérénice Levet retient d'abord la notion de crise, centrale dans la pensée de la philosophe née à Hanovre. C'est ainsi qu'elle inventorie «les lumières arendtiennes sur quelques-unes de nos crises» – crise de l'autorité, crise de l'éducation, crise du travail, crise de la politique, crise de la culture –, permettant à son lecteur de comprendre que la crise, c'est l'événement devenu une catastrophe historique, un objet de scandale entravant l'homme dans sa faculté à commencer quelque chose, à reprendre sa route «oubliant ce qui est en arrière et lancé vers l'avant», comme l'écrit Paul aux Philippiens.
«Il y a crise dès lors que plus rien ne va de soi, qu'il y a tremblement du sens. N'est-ce pas là leur vertu que de nous forcer “à revenir aux questions elles-mêmes” ?»
Arendt insiste, ajoutant qu'une crise requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. «Une crise ne devient catastrophe, prévient-elle, que si nous y répondons par des idées toutes faites.»
On mesure ici l'ambition de Bérénice Levet : attirer l'attention sur l'œuvre de Hannah Arendt au-delà du cercle des spécialistes et des professionnels de la philosophie politique. Car personne ne peut se soustraire à ces questions dramatiques : «L'école, la culture, l'autorité politique, pour quoi faire ?»
Des jours sans lendemain
Là où le nihiliste se persuade qu'il est des questions sans réponse et des jours sans lendemain, Hannah Arendt nous rappelle que l'humanité a participé à des expériences salvatrices qui se sont révélées de véritables aventures du sens, à la poursuite d'un mystérieux point d'équilibre où la vérité s'impose comme ce qui va de soi – et l'erreur comme ce qui ne mène nulle part.
Bérénice Levet est cependant obligée de rappeler que les crises contemporaines, notamment celle de la culture, celle des arts, sont inséparables de «la disqualification moderne de la vérité comme donation, révélation». Sous les coups de boutoir des diverses philosophies du soupçon, celui qui soutient que la vérité est au fondement du Beau, du Vrai et du Bien est rapidement assimilé au personnage risible du «croyant», à la figure méprisable du béotien.
Ce que n'accepte pas Hannah Arendt, soutenant le dessein paradoxal de celui qui s'attache à «faire croire» : inviter autrui à partager sa liberté en redécouvrant ses attachements – non pas hors du monde, mais ici-bas, sur la terre. «Elle était trop juive. Le monde était aussi, à ses yeux encore, créé pour l'homme» : ainsi parlait d'elle son premier mari, Günther Anders, quelques années après sa mort. Un mot atroce et désespéré que le lecteur de Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, s'il a retenu la leçon de ce livre, ne peut interpréter autrement que comme un compliment.
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Illustration : Bérénice Levet présente «Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt», éditions L'Observatoire, septembre 2024, 236 pages, 21 € (papier), 14,99 € (numérique). © Hannah Assouline