2860- Général François Lecointre : «Il faut réarmer les esprits» 1 post
Général François Lecointre : «Il faut réarmer les esprits»
-
propos recueillis par Romain Gubert, pour Le Point - avril 2024 Republié par Jal Rossi
Dans son livre, «Entre guerres», l’ancien chef d’état-major des armées appelle à repenser notre rapport à la confrontation militaire.
D’ordinaire, à l'heure de la retraite, les officiers de l'armée française aiment prendre la plume pour raconter leurs faits d'armes ou donner leur vision du monde – et se départir des obligations imposées par la grande muette. François Lecointre n'a pas choisi ce registre. Ancien chef d'état-major des armées, il aurait pourtant pu raconter en détail l'opération Turquoise (Rwanda), l'assaut du 7 mai 1995, où, jeune capitaine, il conduit le combat pour reprendre le pont de Vrbanja aux Serbes – à ce jour le dernier combat «baïonnette au canon» de l'armée française – ou l'engagement de la France en Afghanistan ou au Mali.
Celui qui est aujourd'hui grand chancelier de la Légion d'honneur offre un ouvrage intimiste, philosophique presque, autour de quelques questions : qu'est-ce que donner sa vie pour la nation aujourd'hui ? Pourquoi la société française est-elle tant en décalage avec les menaces qu'elle doit pourtant affronter ? Avec l'aide de Marc Bloch, Albert Cohen ou du maréchal Joffre, il démontre qu'une démocratie forte est justement celle qui sait se défendre. Lumineux.
Le Point : Pourquoi ce titre, Entre guerres ?
François Lecointre : Notre société est démunie face aux nouvelles guerres qui, aujourd'hui, nous sollicitent directement. Nous avons oublié le tragique de l'Histoire avec insouciance. Nous sommes les victimes de notre propre naïveté, de notre refus pathologique d'admettre la réalité : la violence et la guerre font partie de notre monde. Et ce déni est particulièrement pervers. Passés les deux grands conflits de la première moitié du XXe siècle, l'opinion publique française et européenne s'est rassurée en parlant pudiquement d'«opérations», en Algérie, en Afrique, dans l'ex-Yougoslavie ou ailleurs. Elle a voulu effacer de son radar le concept de guerre, comme si ce mot était sale. Pendant ce temps, nous, soldats de France, tout en menant des combats qui n'existaient pas pour nos concitoyens, nous avions conscience que la guerre se poursuivait sous des formes diverses, sournoises, éparpillées, diffuses. Une fois quittées les lignes de front, nous nous rendions compte que nous étions seuls à les tenir.
Comment expliquez-vous cette «inconscience» de la guerre ?
Nous avons imaginé, en Europe, que nous n'avions plus d'ennemis. Nous étions sûrs que le droit international et surtout nos valeurs morales étaient si nobles qu'elles déniaient à elles seules toute forme de légitimité à la guerre. Nous étions certains que notre conception du monde s'imposerait progressivement à tous. C'était un aveuglement, une sorte d'impasse dans laquelle la société s'est laissé entraîner en niant le fait que la violence continuait à exister. Nous avions trouvé une formule magique : il nous suffisait de nier la guerre pour croire que nous n'aurions plus jamais à l'affronter. Avec cette conséquence : nous avons oublié que nous avions des ennemis et désappris la façon de faire face à la violence. Or, et la séquence géopolitique actuelle nous le rappelle quotidiennement, nous avons des ennemis.
Mais, tout de même, la guerre est redevenue une réalité dans les années 1990 en ex-Yougoslavie, dans le Golfe puis, plus tard, en Afghanistan, en Syrie…
Ce qui s'est passé au milieu des années 1990, ce n'est pas un réveil, mais la manifestation de notre arrogance… Nous avions cette posture morale selon laquelle la guerre était la chose la plus abjecte qui soit, une posture qui déniait au reste du monde le droit de la faire et que nous voulions imposer au monde entier.
Nous avons érigé notre prospérité économique et notre modèle démocratique comme un summum civilisationnel, comme le seul schéma acceptable, sans imaginer une seconde que certains pouvaient voir cela comme une dictature pacifique et que les plus pauvres, qui n'avaient pas, eux, accès à la rente économique et au partage des richesses, n'adhéraient pas forcément à ce projet. Dans le même temps, alors que nous pensions ne plus avoir d'ennemis, nous pouvions, nous, mener des guerres au nom du droit international et de nos valeurs. Des guerres devenues «justes» dans l'esprit de la société européenne.
Avec un paradoxe supplémentaire : comme la guerre était sale, nous ne donnions pas d'armes à nos soldats. À Sarajevo, nos bérets bleus faisaient d'eux des cibles vivantes. Autre exemple, en Afghanistan, où la France a perdu une centaine de soldats, la société n'a pas compris que la guerre était une réalité. Un peu plus tard, quand la violence s'est rapprochée et nous a directement menacés, nous nous sommes aveuglés en considérant le terrorisme comme une sorte d'ennemi générique de facto hors la loi, qui devait donc être traité comme un criminel et qu'il fallait éradiquer. Mais, derrière ce tour de passe-passe sémantique, nous avons oublié que certains pays avaient des logiques agressives à notre encontre et qu'ils étaient prêts à utiliser la guerre. Nous nous sommes progressivement désarmés moralement en refusant de considérer avec attention et sérieux le concept de confrontation.
Vous êtes plus sévère à l'égard de l'Europe que des États-Unis…
Ce n'est pas de la sévérité. C'est un constat. Mais, oui, je pense que l'Europe s'est désarmée moralement plus que les États-Unis. Ceux-ci ont gardé intactes leurs capacités militaires et leur vigilance. C'est la force du gendarme. Il y a là évidemment une forme d'arrogance, puisqu'il s'agit de tout faire pour que le leadership ne soit pas remis en question. Cette arrogance est une fragilité. Mais les États-Unis se sont donné les moyens d'assumer cette ambition. Il y a aussi une différence majeure entre les deux continents, même si nous appartenons au même camp occidental. Nous sommes marqués, traumatisés par les deux guerres, qui ont constitué une sorte de suicide collectif et fraternel, tandis que, pour les États-Unis, ces conflits marquent surtout un avènement.
La simple évocation par le président de la République de l'envoi de soldats en Ukraine provoque un gigantesque débat… Comment la France peut-elle réapprendre à faire la guerre ?
Nous avons choisi d'être une république sociale, c'est dans notre ADN, c'est dans notre Constitution. Il est souhaitable et heureux que la solidarité entre les membres de notre collectivité soit au cœur de notre projet démocratique. Pour autant, cela n'implique pas le désarmement. Au contraire. Si nous voulons conserver ce modèle, il faut savoir le protéger de ses ennemis. Je comprends que les Français soient écrasés par des problématiques domestiques et se disent : finalement, l'Ukraine, est-ce que c'est vraiment notre combat ?
Or, certains pays parviennent à conserver une forme de vigilance. Je pense aux nations scandinaves, si proches de la Russie. Ou à la Suisse. Je prends cet exemple car il nous est proche. Elle a toujours su concilier sa situation, sa neutralité, sa prospérité et sa place dans le monde avec un esprit de résistance. Malgré la paix, chaque citoyen sait qu'il peut être amené à défendre un jour son pays les armes à la main. Cela fait partie des devoirs et, finalement, d'une culture collective acceptée par tous, même chez les plus jeunes. Je ne suis pas nostalgique du service militaire obligatoire.
En revanche, je pense qu'il est nécessaire, dans notre pays, de réarmer les esprits, de réveiller les consciences avec ce message : oui, nous savons que nous sommes vulnérables. Et nous nous donnons les moyens de répondre en cas d'attaque ! Je pense que le président a conscience de ce danger, et c'est comme cela que j'entends ses déclarations récentes. Il cherche à partager cette conscience du danger avec la société pour rendre acceptables des mesures de réarmements physique et matériel, mais également moral.
Avec ce message : il y a des guerres qu'il faut savoir livrer pour ne pas perdre notre âme. Cette condamnation morale de la guerre, qui a conduit pendant des décennies à considérer que ceux qui servaient le pays sous l'uniforme étaient la part la moins évoluée du genre humain, était une invraisemblable bêtise. C'est oublier qu'un soldat donne sa vie pour son pays.
Je crois justement que l'on se bat d'autant plus efficacement que l'on respecte des valeurs nobles et éthiques. Ce sont elles qui vous permettent d'être un bon soldat, efficace, et de ne pas céder à la barbarie, à l'animalité du combat. C'est toute la différence entre une démocratie, qui fait la guerre, et une dictature, qui n'a aucun mal à mettre des hommes sur un front. Si vos soldats croient dans le combat dans lequel ils sont engagés, sont soutenus par la société et savent qu'ils luttent, in fine, pour un idéal, ils sont prêts à donner leur vie pour leur pays.
-
Illustration : François Lecointre présente «Entre guerres», éditions Gallimard, avril 2024, 128 pages, 17 € (papier), 11,99 € (numérique).