3275-Déclin, immigration, souveraineté...Plongée dans les imaginaires français 1 post
«Déclin», «immigration», «souveraineté»… Plongée dans les imaginaires français
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propos recueillis par Samuel Dufay, pour Le Point - octobre 2024 Republié par Jal Rossi
INTERVIEW. Une enquête cosignée par Frédéric Dabi, le directeur général de l’Ifop, et Brice Soccol, spécialiste du développement territorial, dresse les contours d’un pays qui n’arrive plus à se comprendre.
Un pays si morcelé que les mots les plus quotidiens y renvoient à des réalités différentes… Telle est l'angoissante vision de la France dessinée par le dernier livre de Frédéric Dabi et Brice Soccol, Parlons-nous tous la même langue ? (Éditions de l'Aube). En novembre dernier, le directeur général de l'Ifop, Frédéric Dabi, et le spécialiste du développement territorial, Brice Soccol, ont sondé un petit échantillon de Français afin de comprendre ce qu'évoquaient pour eux des termes tels qu'«Europe», «tranquillité», «immigration», «famille» ou encore «paysage».
Le résultat de leur enquête, édifiant, révèle un pays où les imaginaires tendent à se disjoindre, sur fond de vieillissement de la population, d'individualisation des modes de vie, d'apparition de nouvelles formes de pauvreté ou encore de crise de logement. Si les pistes proposées en conclusion pour «faire société» paraissent un peu vagues et «technos», la lecture de l'ouvrage ne serait pas inutile à Michel Barnier… Entretien avec ses auteurs.
Le Point : À vous lire, la France des villes et la France des champs parlent deux langues différentes…
Frédéric Dabi : Les mêmes mots que nous avons soumis aux Français renvoient en effet à des imaginaires très différents. C'est le cas, par exemple, du concept de souveraineté. Celui-ci fait l'objet, chez les ruraux, d'une association négative avec l'Union européenne et ses contraintes, notamment budgétaires, sans parler des critiques sur la Politique agricole commune lors de la crise de janvier dernier. En revanche, les urbains interrogés évoquent spontanément la notion de liberté individuelle. Les projets collectifs, à l'échelle nationale comme au niveau professionnel, se caractérisent, chez eux, par une perte de sens. Les ruraux jugent la souveraineté menacée ; les urbains, épuisée.
Brice Soccol : Il en va de même, dans un registre moins directement politique, pour l'alimentation. Là où les ruraux la relient à la contrainte économique et aux restrictions dues à la forte dégradation du pouvoir d'achat, les urbains insistent sur le soin du corps et de la santé, recherchant une sécurité qui repose sur l'imaginaire d'un âge d'or où «l'alimentation de nos ancêtres était plus saine». De façon générale, là où les urbains privilégient la liberté, les ruraux, eux, sont davantage attachés à l'idée d'égalité.
L'imaginaire du déclin semble, lui, partagé…
Frédéric Dabi : Oui. Cet imaginaire massivement mobilisé est même obsessionnel. Les Français ont le sentiment d'une France qui tombe, d'un grand déclassement, lequel se cristallise autour de deux thèmes majeurs : l'éducation et la santé. Il y a dix ans, ils nous disaient que, malgré le marasme collectif, ils restaient heureux à l'échelle individuelle. Aujourd'hui, ils ont le sentiment de vivre de moins en moins bien. La fracture entre territoires ruraux et métropoles n'est, à cet égard, pas si forte qu'on le croit. Même dans une grande ville, un service public qui disparaît est perçu comme un signe d'abandon de l'État et un indice du déclin irréversible d'un territoire.
Les Français ont-ils encore envie de vivre ensemble ?
Brice Soccol : Oui. Nous sommes à la croisée des chemins, entre deux modèles de société : celui du communautarisme, de l'individualisme ; celui de la souveraineté et de l'esprit national. Il nous semble qu'une large majorité des Français a encore envie de vivre ensemble.
Frédéric Dabi : Notre travail n'est pas contradictoire avec celui de Jérôme Fourquet sur l'archipélisation de la société, mais plutôt complémentaire. Les Français expriment toujours et même plus que jamais des diagnostics, des constats communs sur les grands enjeux du pays, et ont des aspirations communes. Le patrimoine, entendu dans un sens large, constitue un puissant remède au sentiment prégnant d'affaiblissement du pays. La présence de services publics dans son territoire est également perçue comme un puissant levier de réassurance.
Le thème de l'immigration est plus consensuel chez les Français que chez leurs responsables politiques…
Brice Soccol : Oui. Les Français s'accordent sur le trop grand nombre d'immigrés, l'échec de l'intégration, et établissent un lien avec l'insécurité ou la délinquance. Ils attendent que l'État reprenne le contrôle de ses flux comme de ses frontières, sans se limiter à une vision purement répressive : ils estiment, à une petite majorité, que la France doit prendre sa part dans l'accueil de la misère du monde. L'antienne rocardienne de la fin des années 1980 n'est pas minoritaire dans le pays. Les responsables politiques, eux, surjouent le clivage sur cette question au niveau national, mais elle est plus consensuelle à l'échelon local.
La question de la dette, elle, est passée sous silence par les Français que vous avez interrogés… Comment expliquer cette occultation ?
Frédéric Dabi : L'enjeu de la dette est spectaculairement réapparu dans le spectre des préoccupations des Français. Il y a une véritable évolution par rapport à il y a quelques mois, qui acte définitivement la fin du «quoi qu'il en coûte» né de la période Covid. Les déficits publics et la dette font l'objet d'une attention nouvelle de la part des Français. D'une part, ceux-ci savent que cet héritage sera laissé à leurs enfants. D'autre part et surtout, la dette s'invite et s'inscrit dans la vie quotidienne, par exemple celle des jeunes couples qui cherchent à acheter un logement et sont confrontés à la hausse des taux d'intérêt. Ce thème est donc en train d'émerger, même s'il est difficile de rassembler les Français autour de cet enjeu, surtout si sa prise en charge politique passe par des hausses d'impôts…
Comment nos responsables politiques peuvent-ils rebâtir un récit national ?
Brice Soccol : Les Français ont à la fois besoin de rupture sur le fond et d'apaisement au niveau de la méthode. Les responsables politiques doivent s'appuyer sur des élus locaux qui ont l'expérience du terrain, et davantage écouter les Français. Il leur faut s'emparer des quelques grands thèmes sur lesquels notre livre révèle qu'il est possible de mener des politiques publiques à la fois cohérentes et consensuelles : les services publics, la santé, l'éducation, l'immigration. Si ces questions ne sont pas traitées, la victoire de Marine Le Pen lors de la prochaine élection présidentielle est probable.
Michel Barnier, membre d'un parti (Les Républicains) qui ne dispose que de 47 sièges à l'Assemblée, a-t-il le bon profil pour refonder un imaginaire commun ?
Frédéric Dabi : En tant qu'élu local, impliqué de longue date sur la question de l'environnement, il a des atouts : une forme d'attente bienveillante de la part des Français, une méthode d'écoute et de concertation, soit des atouts en décalage avec le chef de l'État.
Brice Soccol : C'est vrai, Michel Barnier est issu d'une famille politique qui n'a obtenu qu'une cinquantaine de sièges… mais qui a la majorité au Sénat avec les centristes et qui capitalise sur un maillage fort d'élus locaux. Ces atouts précédemment évoqués autour de son expérience politique devraient lui permettre, malgré la configuration parlementaire très difficile et les ambitions individuelles, d'agir pour les Français et de bâtir un imaginaire commun.
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Illustration : Brice Soccol et Frédéric Dabi présentent «Parlons-nous tous la même langue ?», éditions de l'Aube, septembre 2024, 182 pages, 17 € (papier), 8,99 € (numérique).