2335- De Robespierre à Mélenchon, aux sources de la violence 6 posts

  • De Robespierre à Mélenchon, aux sources de la violence
  •  par Saïd Mahrane, pour Le Point - avril 2023
Remontés contre la réforme des retraites, les radicaux entendent légitimer l’action violente. Une forme de rupture démocratique tolérée par les Insoumis.
 
Une facétie de l'Histoire. «Mon conseil aux jeunes : lire Karl Marx», déclarait Emmanuel Macron en mai 2017 dans le magazine Elle. Comment ne pas se remémorer cette recommandation de lecture à l'heure où la France vit au rythme des violences hebdomadaires, où l'effigie du président est piétinée et où la gauche radicale entend réactiver la lutte des classes ? Les jeunes lecteurs de Marx de 2017 seraient-ils les incendiaires de 2023 ? Nulle exagération dans l'intention : le 8 septembre 1872, à l'issue du congrès de l'Internationale des travailleurs à La Haye, Marx affirmait que, «dans la plupart des pays du continent, le levier de la révolution doit être la violence. C'est à la violence qu'il faudra un jour en appeler pour établir la domination du travail».
 
La violence est donc là, dans notre État de droit, non pour établir la «domination du travail», dont la valeur est moindre aujourd'hui, mais pour la suppression de mégabassines d'eau et contre le report de la retraite à 64 ans. Et, comme autour d'un immense feu de joie, des élus Insoumis, de même que des «écolos», dansent la ronde et jouissent du spectacle. Devant les fumées des gaz lacrymogènes qui répondent aux cocktails Molotov et ces têtes casquées qui font face à des visages masqués, ces élus radicaux croient soudain voir défiler les images du film de Peter Watkins La Commune. Et que veulent-ils, sinon avoir eux aussi leurs noms au générique ?
 
Hystériser. D'autres voient plus grand : 1871 fut un feu de paille ! C'est la Révolution qu'ils entendent rejouer, la grande. Le député LFI Antoine Léaument rend hommage à Maximilien de Robespierre tous les 28 juillet, jour de sa mort. Que l'Incorruptible ait été à l'origine de la Terreur, qui a donné la sinistre loi des suspects, ne semble être qu'un détail que relèveront uniquement les conservateurs - les «suspects». Un autre Insoumis, Thomas Portes, celui qui joue au foot avec la tête d'un ministre, a prévenu Macron et Borne que «les Français vont venir [les] chercher et [les] dégager». Ne manquait que le grincement de la charrette… Et que dire de la trouvaille rhétorique de cet autre député Insoumis, David Guiraud, au sujet des manifestations : «On vient en paix mais on n'appelle pas au calme» ? Présente à Sainte-Soline lors du rassemblement interdit contre les bassines, la députée Clémence Guetté, ceinte de son écharpe tricolore, a refusé de condamner la violence des black blocs contre les gendarmes («Je ne suis pas procureur»). Cette dérobade rappelle celle, récente, du député RN José Gonzalez, nostalgique de l'Algérie française : «Je ne suis pas là pour juger si l'OAS a commis des crimes.»
 
La France est donc devenue ce petit théâtre où des privilégiés font l'éloge de Robespierre ; où des députés, qui jouissent d'une immunité parlementaire, appellent le peuple à la désobéissance civile ; où des représentants de la République légitiment le pire dans une démocratie : la violence ; où des élus de gauche, oublieux ou ignorants, justifient cette fièvre révolutionnaire en dépit des expériences du XXe siècle. Même Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche et inspiratrice de Jean-Luc Mélenchon, désapprouve pareilles méthodes
 
«Le radicalisme n'implique pas le bruit et la fureur.» Le bruit ? Cette occupation de l'espace médiatique jusqu'à saturation visant à hystériser les débats et à imposer un vocabulaire non plus social, mais frontal et conflictuel, qui, toujours, désigne un adversaire. La fureur ? Chez Mélenchon, une seconde nature. Parce qu'en «furie», il s'est dit «admiratif» d'Éric Drouet, l'homme qui exhortait les Gilets jaunes à entrer dans l'Élysée. Interrogé, en 2015, à propos des violences perpétrées sur deux cadres d'Air France qui n'avaient échappé que de justesse au lynchage, il a déclaré : «Moi, je dis aux gens : recommencez !» Contre des journalistes, il avait lancé, l'an dernier, cet appel aux militants : «Pourrissez-les partout où vous pouvez.» En novembre, lors d'un meeting à Lille perturbé par des militants d'extrême droite, il avait invité ses camarades à «s'organiser» : «Nous, à Marseille, on y a été avec des méthodes impactantes.» Sourire entendu. «La haine sera un facteur de lutte, écrivait Che Guevara dans son Message à la TricontinentaleCe sera la haine intransigeante de l'ennemi, qui repoussera nos limites naturelles.»
 
NotabilisationEn 1986, le socialiste révolutionnaire Mélenchon se fait élire au Sénat, à 35 ans, quand d'autres de sa génération sillonnent encore le monde en quête des derniers feux d'une révolution. Soucieux d'être bien vu de Mitterrand, qui n'avait de rouge que sa fameuse écharpe, il refoule son trotskisme et se notabilise. Seulement, ses efforts seront vains, car jamais il ne sera accepté de la mitterrandie ni ne deviendra ministre de Mitterrand (secrétaire d'Etat à la FP). Il est fait pour la radicalité, les marges et la revanche, et non pour les manœuvres florentines, qui supposent maîtrise et modération. En 1991, il publie donc un premier livre, intitulé À la conquête du chaos. Il est dans son élément, retrouve ses accents révolutionnaires. Dans cet essai méconnu, il pourfend l'adhésion de la gauche aux règles du marché et propose une morale fondée sur le chaos, soit une morale de l'«insurrection permanente». Il conteste les déterminations et les cycles politiques, considérant que le «chaos» est apériodique et soudain, le tout étant, pour un politique, de lui donner une «cohérence». Un retour à ses premières amours lambertistes et même à ses premières amours de jeunesse, quand, à 14 ans, une fille dont il est épris lui offre une Histoire de la Révolution française d'Adolphe Thiers. Le coup de foudre fut autant pour l'adolescente que pour ce livre, qui lui permit de s'identifier aux acteurs de la Révolution. Marx et Engels lui conféreront ensuite un cadre idéologique et une dialectique des grands renversements. L'Idéologie allemande, un livre signé des deux théoriciens de la lutte des classes, paru seulement en 1932, reste une référence majeure pour le fondateur de La France insoumise. De ces lectures est née sa détestation «des cendres froides et de l'eau tiède», précisément ce qui, selon lui, caractérise les démocraties européennes. D'où cette nécessité, pour lui, de constamment souffler sur les braises. Qu'elle soit capitaliste, réactionnaire ou prolétarienne, «la violence est l'accoucheuse de toute vieille société qui en porte une autre dans ses flancs», écrit Marx dans le livre I du Capital. Il ajoute que la réussite d'un projet révolutionnaire tient à la classe (le prolétariat) qui use d'une violence pour se défaire d'une autre violence (capitaliste). Autrement dit, à ceux qui, comme les élites mélenchonistes, parlent au nom des «dominés» sans avoir subi l'exploitation, il manquera toujours un supplément d'âme révolutionnaire…
 
Complaisances. En rejoignant le Parti socialiste et en adhérant au Programme commun dans les années 1970, Mélenchon, de fait, renonçait à la violence pour la démocratie. Dans son livre-entretien Le Choix de l'insoumission, il affirme qu'il existe dans le socialisme révolutionnaire «une hésitation entre la voie des barricades ou la voie des urnes». Et, comme pour soulager sa conscience tiraillée, l'Insoumis rappelle cette phrase de Léon Blum au congrès de Tours de 1920 : «Nous sommes pour la conquête du pouvoir, par tous les moyens, y compris les moyens légaux.» Après guerre, le philosophe Maurice Merleau-Ponty publie un recueil de ses articles des Temps modernes, intitulé Humanisme et terreur. Il s'agit, en partant du communisme, d'une réflexion sur les finalités de la politique. Alors proche de Jean-Paul Sartre, Merleau-Ponty constate que l'Union soviétique n'exerce plus la violence révolutionnaire au nom du prolétariat, laquelle violence aurait alors du sens, mais s'égare dans la vaine terreur policière. Cofondateur de la revue, Raymond Aron s'indigne de la complaisance de l'auteur vis-à-vis des atrocités du communisme soviétique. «La vie, la discussion et le choix politique n'ont lieu que sur fond de violence. Ce qui compte et dont il faut discuter, ce n'est pas la violence, c'est son sens ou son avenir», écrit Merleau-Ponty, qui sera à l'avant-garde d'une génération pour qui la fin justifie les moyens. Un autre intellectuel s'oppose à ce puissant courant marxiste : Albert Camus, qui répond à Merleau-Ponty dans L'Homme révolté, en 1951. Il lui oppose le puissant amour de la vie et le refus du nihilisme. Pour l'homme d'Alger, cette attitude révolutionnaire, qui tend à justifier le pire, révèle «la méconnaissance systématique de cette limite qui semble inséparable de la nature humaine». Dans Les Temps modernes, Simone de Beauvoir, elle aussi, reprend l'argument de la finalité heureuse, qui autorise la violence stalinienne : «Peut-être représente-t-elle seulement cette part nécessaire d'échec que comporte toute construction positive.» Dans un entretien au magazine Actuel, daté de 1973, Sartre affirme qu'«un régime révolutionnaire doit se débarrasser d'un certain nombre d'individus qui le menacent et je ne vois pas là d'autre moyen que la mort ; on peut toujours sortir d'une prison ; les révolutionnaires de 1793 n'ont probablement pas assez tué.»
 
Farce. La radicalité est du côté de Sartre, à l'enfance heureuse, qui parle depuis Saint-Germain-des-Prés, et la mesure du côté de Camus, élevé par une mère femme de ménage dans un quartier pauvre d'Alger. Comment l'expliquer ? Cette différence d'univers social aurait une incidence sur le rapport à la violence, selon le sociologue américain Norbert Alter, transfuge de classe : «Ils cherchent à mal se tenir, à faire peur, mais ils ne trompent personne. La violence des paroles des gauchistes ne cache pas leur inexpérience de la violence.» Tout serait donc dans le vécu, sinon, pour parler comme Sartre, dans une forme d'existentialisme… Un autre sociologue, Gérald Bronner, qui a eu une enfance «bagarreuse», partage cette analyse : «Il me semble que, lorsqu'on connaît le prix de la violence, on est moins prompt à la réclamer sur le théâtre social et à vouloir faire rouler des têtes.» Entre Sartre et nous, il y eut Pierre Bourdieu, sociologue, qui théorisa la «violence symbolique» des puissants à l'endroit des «dominés». Il inventa ce prétexte moralement imparable : quiconque s'estime violenté symboliquement peut se prévaloir d'une légitime défense ou appeler à l'insurrection.
 
Autre facétie de l'Histoire, pour finir, qui nous vient directement de Marx et que nos révolutionnaires actuels devraient méditer : la reprise du passé, par décision de la conscience et non par des lois immanentes, ne peut être que comique. C'est sa phrase, bien connue, sur l'Histoire qui, de «tragédie», devient «farce» une fois qu'elle se répète.�
  • Illustration : Sans limites. Le 23 mars, à Bordeaux, des black blocs visent les forces de l’ordre en marge de la manifestation contre la réforme des retraites. Seize suspects seront interpellés.
Peut être une image de 4 personnes, personnes debout et rue
 


14/04/2023
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