2781-Comment le 7 octobre a changé le monde 1 post
Gilles Kepel : "Le Hamas a atteint une victoire encore plus grande que le 11 Septembre"
Moyen-Orient. Dans "Holocaustes", le grand arabisant analyse les conséquences gigantesques du choc du 7 octobre, du Moyen-Orient jusque dans les universités occidentales, en passant par le clivage entre "Sud global" et "Nord".
Une "razzia" qui a vu le massacre de plus d’un millier de juifs, suivie d’une "hécatombe" à Gaza avec des dizaines de milliers de victimes palestiniennes. Dans un livre au titre provocateur, Holocaustes (Plon), Gilles Kepel, professeur des universités et grand arabisant, analyse l’engrenage de violence déclenché par l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Au-delà de la Terre sainte, ce choc géopolitique majeur alimente les discours de tous ceux qui rêvent d’opposer un "Sud global" à un "Nord" jugé "colonialiste" et "impérialiste". La ligne de fracture divise jusqu’à nos propres sociétés occidentales, à commencer par les universités les plus prestigieuses, de Harvard à Sciences Po. Entretien avec un "prophète" qui, depuis quarante ans, a averti avec clairvoyance sur les mutations au Moyen-Orient.
L'Express : Pourquoi avoir intitulé votre livre Holocaustes, au pluriel ? Le terme, à connotation religieuse, peut choquer en France…
Gilles Kepel : En France, Claude Lanzmann a imposé le nom hébraïque Shoah pour désigner les massacres systématiques des juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Mais, en anglais, Holocaust reste le terme canon. J’ai repris ce mot dans son sens originel, c’est-à-dire un massacre à vocation religieuse d’un grand nombre d’individus, en le mettant au pluriel. Car la razzia pogromiste du Hamas le 7 octobre comme l’hécatombe à Gaza provoquée par l’offensive israélienne mêlent mystique et politique. Les deux registres sont indissociables. Si on ne le comprend pas, on n’arrive pas à saisir la gravité de ces événements.
Ce grand chamboulement s’est accompagné d’une offensive contre les pays occidentaux qui contrôlent les principaux leviers internationaux. Ils sont désignés désormais comme "Nord" par leurs adversaires d’un improbable "Sud global", dont le leadership serait symbolisé par l’alliance des Brics+. Le conflit israélo‐palestinien matérialise et exacerbe ce clivage – Israël étant identifié au Nord, et la Palestine au Sud. Cela passe notamment par une tentative d’appropriation du mot "génocide" par le Sud. L’Afrique du Sud s’en est fait le héraut en poursuivant Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ). Le Nicaragua sandiniste a pris le relais en déposant une requête contre l’Allemagne, l’accusant de faciliter un "génocide" à Gaza en cessant de financer l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens (Unrwa).
L’ordre international post-1945, marqué par la brève alliance entre les Soviétiques, les Américains, les Britanniques et les Français, était basé sur une dimension morale du "plus jamais ça" après le nazisme. La guerre froide a marqué une rupture, mais ce fondement n’a jamais été remis en cause. Or, depuis le 7 octobre, des pays du Sud global tentent de redessiner les relations internationales, en remplaçant l’opposition entre Ouest et Est par une confrontation entre Nord et Sud. La requête de l’Afrique du Sud revient à dire que le peuple génocidé, c’est-à-dire les victimes de la Shoah, les juifs, est désormais génocidaire. C’est un coup de force sémantique qui vise à construire un grand récit s’efforçant de souder le supposé Sud global contre le Nord, alors même que ce Sud est pétri de profondes contradictions. Si on prend les Brics+, on voit bien que ce qui oppose l’Inde à la Chine, ou l’Egypte à l’Ethiopie, est bien plus important que ce qui les réunit. Et ne parlons même pas de l’Arabie saoudite et de l’Iran…
Avec quelques mois de recul, peut-on comparer le 7 octobre 2023 au 11 septembre 2001 ?
Nous avons oublié que le 11 septembre 2001 était déjà le prolongement, à l’échelle mondiale, de l’Intifada Al-Aqsa, qui l’avait précédé de quelques mois.