ENTRETIEN. Colère des agriculteurs : "L'énorme bêtise et l'hypocrisie incroyable" des contraintes écologiques, d'après Philippe Dessertine

  • Le blocage de la RN 124, ce 20 janvier 2024, par des agriculteurs en colère.
    Le blocage de la RN 124, ce 20 janvier 2024, par des agriculteurs en colère. DDM - SEBASTIEN LAPEYRERE
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Propos recueillis par Philippe Salvador La DDM
 
l'essentiel
 

Alors que les agriculteurs du Sud-Ouest multiplient les actions de blocage des axes routiers de la région Occitanie, l'économiste Philippe Dessertine revient sur les raisons de leur colère. Parmi elles, les contraintes écologiques, qui selon le directeur de la chaire Finagri de l'IAE Paris-Sorbonne, pèsent beaucoup trop lourdement sur la profession.

 

Est-ce que l'on en demande trop aux agriculteurs en termes d'écologie ?

 

L'agriculture, qui représente un cinquième des émissions de gaz à effet de serre à l'échelle mondiale, est cœur de la problématique majeure de notre génération qu'est le dérèglement climatique. Et il ne fait aucun doute que ce secteur doit intégrer des perspectives de développement durable. Le problème en Europe, c'est que cela s'est traduit notamment par le "Green deal", qui fait peser sur les agriculteurs des normes très dures, d'importantes contraintes sur leurs coûts. Voire pire, puisque l'on est désormais dans une logique de réduction des terres agricoles sur le Vieux continent. 

 

C'est en contradiction avec l'objectif de souveraineté alimentaire...

 

Oui, les décisions ont été prises pour se donner une bonne conscience environnementale dans les assemblées internationales, sans réflexion globale. Il y a eu une approche strictement juridique, réglementaire, sans que personne ne se demande si ce serait tenable et quelles en seraient les conséquences. 

 

Et quelles sont-elles ?

 

Les revenus des agriculteurs chutent et leurs exploitations ne sont plus reprises. C'est pourquoi l'Europe, comme la France, ne produit pas suffisamment aujourd'hui pour s'autonourrir. Nous importons donc, de façon silencieuse, petit à petit et de plus en plus, des productions qui ne sont absolument pas aux normes très strictes que doivent suivre nos agriculteurs. À l'énorme bêtise s'est donc ajoutée une incroyable hypocrisie. Et par-dessus cela, la guerre est arrivée...

Elle a mis en lumière notre dépendance à l'égard de l'agriculture ukrainienne et russe...

 

Oui, nous nous sommes rappelé que les pays producteurs peuvent tout simplement refuser d'exporter leurs produits. Que l'arme de l'agriculture est toujours une arme militaire. Cette forte dépendance peut avoir de graves répercussions. Si, par exemple, les Égyptiens ne voient plus arriver le blé ukrainien ou russe, il peut y avoir une famine terrifiante et des phénomènes de migration massive, qui nous concernent directement. Ce que Bruxelles appelle l'autonomie alimentaire implique aussi en réalité l'ensemble du bassin méditerranéen.

 

Philippe Dessertine enseigne à l’IAE de Paris ainsi qu’à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne.
Philippe Dessertine enseigne à l’IAE de Paris ainsi qu’à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne. DR

 

Comment expliquez-vous une telle fausse route ?

 

L'agriculture est malheureusement depuis longtemps le parent pauvre des politiques européennes. Si cela avait été un autre secteur, dans l'industrie ou les services, il n'y aurait pas eu cette absence complète de réflexion.

 

Que faudrait-il faire, selon vous ?

 

Nous devrions tenir deux objectifs en même temps. À la fois nourrir notre population et changer notre modèle agricole. Cela suppose deux circuits de financement bien distincts. Et probablement l'investissement le plus colossal que l'on ait jamais eu à faire. De l'ordre de plusieurs centaines de milliards d'euros, à l'échelle du pays, sur quelques années seulement.

 

Comment pourrait-on le financer ?

 

Certainement pas, comme on le fait depuis 15 ans, en demandant au consommateur et au producteur de mettre la main à la poche, puisque cela aboutit à la situation que nous connaissons actuellement. Certainement pas non plus en augmentant la Pac (Politique agricole commune), car le surendettement de l'Etat français ne le permet pas. Non, le financement doit être privé. Il faut donc qu'il y ait de la rentabilité dans ce double modèle. Et je suis convaincu que nous ne sommes pas loin de la trouver. Il s'agit d'un projet gigantesque, à mettre en œuvre le plus vite possible.