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Journalistes, hauts fonctionnaires, politiques… ces Français au service de Moscou

  • par Romain Gubert, pour Le Point - février 2024 Publié récemment par JAL Rossi
EXCLUSIF. Dans «À la solde de Moscou» (Seuil), le journaliste Vincent Jauvert révèle le nom d’informateurs français des services secrets tchèques et soviétiques. Extraits.
 
En fouillant dans les archives tchèques pour les besoins d'un article, le journaliste Vincent Jauvert est tombé sur une véritable mine d'or : les rapports des services secrets de la république communiste tchécoslovaque sur la France pendant la guerre froide. Historiquement, les correspondants tchèques sont vus d'un œil moins méfiant que les Soviétiques par les Français, en souvenir des liens étroits qui unissent la France et la Tchécoslovaquie depuis 1919 : Prague, ce n'est pas Moscou. Vincent Jauvert a surtout découvert le nom des Français qui ont renseigné, parfois pendant plus d'une décennie, le bloc de l'Est et donc Moscou.
 
On y trouve des politiques, des journalistes, des hauts fonctionnaires… qui délivrent petits et grands secrets aux espions de l'Est en poste à Paris. Et qui, parfois, quand ils sont journalistes, utilisent les colonnes de leurs journaux pour désinformer sciemment le public. Certains ont trahi par conviction, d'autres pour l'argent, certains par naïveté ou par goût du risque… Beaucoup ont emporté leurs secrets dans la tombe. Et Jauvert a dû se contenter de retracer leur parcours. Mais parmi ces «informateurs», Vincent Jauvert a découvert le nom de Gérard Carreyrou, l'ancien patron de la rédaction d'Europe 1 et de TF1 dont nous publions l'interview et qui se défend catégoriquement d'avoir été un agent. Le Point publie en exclusivité des extraits de ce document ahurissant.
EXTRAITS
Semer la zizanie au sein du pouvoir en France
 
De 1960 à 1963, Paul-Marie de La Gorce, le futur chef du service diplomatique de Radio France, remet au GRU [service de renseignement militaire russe, NDLR] des rapports sur des sujets variés : «La politisation de l'armée française, la crise de l'Otan, la politique de De Gaulle vis-à-vis de l'Algérie, la volonté française de produire des armes nucléaires, les conspirations d'extrême droite…» «La plupart d'entre eux ont été utilisés par le gouvernement soviétique», précise la note à la StB [Sûreté de l'État tchécoslovaque, NDLR].

«Moscou précise que Paul-Marie de La Gorce "travaille consciemment" avec les services de renseignement soviétiques.»

Moscou précise que Paul-Marie de La Gorce «travaille consciemment» avec les services de renseignement soviétiques et qu'«il accomplit toutes les tâches dont nous le chargeons». Bref, que c'est un espion dévoué et consciencieux.
Quand est-il passé du GRU au KGB, du service secret militaire au service civil de renseignement ? Impossible à dire. En tout cas, selon Mitrokhine et Andrew, Paul-Marie de La Gorce alias «Argus» a participé en 1973 à une campagne de désinformation orchestrée par le KGB. Le but de la manipulation : semer la zizanie au sein du pouvoir en France, entre l'UDR, le parti gaulliste, et ses alliés centristes.
 
«Argus [alors conseiller de Pierre Messmer, NDLR] raconta à Messmer que Michel Poniatowski, secrétaire général des Républicains indépendants, et Jean-Jacques Servan-Schreiber [patron de L'Express, NDLR] étaient secrètement convenus de saper les positions des candidats UDR», rapportent Mitrokhine et Andrew. «Sur instructions du KGB, Argus répandit de semblables informations mensongères dans la presse», ajoutent-ils.
 
Jusqu'à quand Paul-Marie de La Gorce a-t-il collaboré avec le KGB ? Était-il encore un agent soviétique lorsqu'il était éditorialiste au Figaro de 1977 à 1984 ? Émargeait-il toujours à Moscou quand il dirigeait la Revue Défense nationale de 1989 à 1995 ? Impossible de répondre.
 
Le double jeu du futur patron de l'Assemblée
 
Tout commence en décembre 1980. Patrick Ollier a 36 ans. Il est déjà un pilier du parti gaulliste, dont il a cofondé la branche jeune, l'UJP, en 1964. […] Au début, Ollier ne se méfie pas. Il raconte beaucoup d'éléments de sa vie privée, qu'il a acheté une maison et que l'emprunt lui coûte cher. Il parle de sa superbe voiture, une Citroën CX, dont il faut payer les traites. Jamnicky se frotte les mains. Pour honorer ces dettes, il acceptera peut-être des «primes», voire un salaire, de la StB […]. Des mois durant, Patrick Ollier, qui, un quart de siècle plus tard, présidera, un temps, l'Assemblée nationale, «va jouer la chèvre» pour la DST, comme il dit. «Pour aider la DST à le coincer, je lui ai fait croire que j'étais prêt à me laisser convaincre, raconte t-il. Conseillé par mon ami du contre-espionnage, je disais ce que le prétendu diplomate voulait entendre. Je jouais au malheureux, je “plaidais Manon”, comme on dit en Provence.» À la StB, on n'y voit que du feu et on se frotte les mains. […] Au cours des déjeuners suivants, Ollier en fait des tonnes, donne tous les gages de sa bonne orientation idéologique comme s'il récitait le manuel de l'idiot utile, mais l'officier de la StB ne comprend pas tout de suite. […] Le contre-espionnage disposant des preuves dont il avait besoin, le faux diplomate est expulsé de France quelque temps plus tard.
 
Quand un grand flic raconte les mœurs du Tout-Paris
 
«Samo» est un espion parfait, «a perfect spy», comme dirait John le Carré. Au sein de l'appareil sécuritaire français, il occupe un poste idéal pour une taupe, peu visible mais stratégique : il est conseiller du préfet de police de Paris, Maurice Grimaud. À l'abri des regards et des suspicions, il reçoit quantité de documents classifiés en provenance de la DST, du SDECE et des RG. Depuis sept ans, Gérard Leconte les transmet quasiment tous à la StB. Y compris ceux destinés à ses collègues, qu'il dérobe à l'heure du déjeuner ou le soir. Pour les sortir sans risque de la préfecture, il les mélange avec le courrier qui lui est adressé, glisse le tout dans un journal, rentre chez lui où il photographie chaque document. Après le repas ou le lendemain matin, il les remet à leur place. Ni vu ni connu. […] «Samo» livre aussi aux Tchécoslovaques, et à travers eux aux Soviétiques, toutes les «notes blanches» des RG qui arrivent sur le bureau du préfet de police. Ces rapports très courts et non signés rapportent les petits et grands secrets d'un Tout-Paris si vulnérable au chantage. D'après ces «notes blanches», une speakerine très en vue aurait des relations homosexuelles tarifées avec des filles du bois de Boulogne ; le rejeton d'un leader communiste serait lui aussi homosexuel et fréquenterait des bars pour «invertis» ; un consul du Venezuela fait l'objet d'une plainte pour attentat à la pudeur ; un représentant de la Ligue arabe déroberait l'argent de son mouvement pour s'offrir des week-ends torrides avec sa secrétaire ; un fonctionnaire de l'ONU de nationalité tchécoslovaque, soupçonné d'être un espion, a été mis sur écoute ; un officier de l'Otan perdrait de l'argent dans un cercle de jeux… Plus grave encore, le policier français photographie un rapport secret de 180 pages sur la colonie tchécoslovaque en France, avec les noms et adresses des opposants au régime communiste. […] En 1981, la gauche le nomme directeur de la Maison de Nanterre, un centre d'hébergement qui accueille 2.500 sans-abri. Il y a là une maison de retraite, un hôpital, des ateliers d'entretien et plus de mille employés.
 
Les cinq maîtresses du journaliste d'investigation
 
De 1957 à 1969, Jean Clémentin, qui sera rédacteur en chef du Canard enchaîné dans les années 1970 où, de l'avis général, il diffusera la culture de l'investigation pour laquelle le journal est aujourd'hui si réputé et si craint, a donc été un espion stipendié au service de Prague et par conséquent de Moscou. Au total, «Pipa», qui était à la fois agent d'influence et de renseignement, a fait honneur à son nom de code qui veut dire «robinet» en tchèque. D'après le décompte de la StB, le journaliste a, en douze ans, remis pas moins de 300 notes, au cours de 270 rencontres en France et à l'étranger. Il a également participé activement – et consciemment – à trois opérations de désinformation, en publiant dans Le Canard enchaîné des articles conçus par la StB. Il a même été envoyé à Londres et à Bonn par le service secret dans le but de récolter des renseignements. Le tout pour une confortable somme d'argent qui lui a permis notamment d'acheter une maison à Meudon, banlieue bourgeoise de la capitale […]. Le journaliste a «fièrement» révélé à son ami Vlk avoir «cinq maîtresses». C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles il ne veut pas adhérer au PC, «trop rigide», selon lui, sur le plan des mœurs. Il lui faudrait renoncer à ses aventures. Et «se lever tôt le dimanche matin pour aller distribuer L'Humanité». […] Le moyen de diviser davantage encore le pouvoir conservateur à Bonn : publier «un testament politique d'Adenauer qui serait clairement pro-français» – un faux écrit par une équipe de la StB. Le messager choisi pour l'opération, «Narcis», est Jean Clémentin. «La mesure active commencera par la publication d'un article adéquat en France, décrète la direction de la StB. Nous pensons que Pipa pourrait l'écrire dans Le Canard enchaîné.» Pour le rendre crédible, «il serait nécessaire que Pipa fasse un voyage en Allemagne» où une source lui aurait remis le document. Le 9 août 1963, le journaliste accepte la combine.
 
Le zèle de l'ancien résistant
 
«je considère, moi aussi, qu'on ne le paye pas suffisamment. 1.000 francs par mois seraient plus adéquats à mon avis.» Signé : l’officier traitant
 
Dans les dîners parisiens des années 1960, Albert-Paul Lentin charme, impressionne, subjugue : il est ce flamboyant quadragénaire qui, à 17 ans, a participé à la prise d'Alger par la Résistance, et qui, à 30 ans, était déjà une figure de la lutte anticoloniale, ami de l'opposant marocain Ben Barka et du sulfureux Henri Curiel […]. Pour le Tout-Paris politico-médiatique, Lentin est également l'une des grandes plumes multicarte de sa génération […]. Lentin rejoint l'hebdomadaire [Le Nouvel Observateur, NDLR] dirigé par Jean Daniel, un camarade d'université à Alger. Deux ans plus tard, il en devient le chef de la rubrique internationale […]. «Je lui ai donné 200 francs pour le remercier d'avoir réussi à publier l'article sur l'or tchécoslovaque, écrit l'officier traitant à ses supérieurs.» […] «Aujourd'hui, rapporte-t-il à ses chefs à Prague, Heman [le pseudo de Lentin, NDLR] a souligné avec insistance que sa situation financière devenait grave. Selon lui, il est très peu payé au Nouvel Observateur. […] Il a de plus en plus de dépenses familiales (ses enfants sont déjà assez grands) et étant donné que les prix augmentent dans tous les secteurs, je considère, moi aussi, qu'on ne le paye pas suffisamment. 1.000 francs par mois seraient plus adéquats à mon avis.» Outre ses qualités de désinformateur, «Heman» est un remarquable agent de renseignement. Il se singularise par l'excellence de ses analyses, son manque total de scrupules et la quantité du travail fourni. De 1959 à 1970, il participe à 306 rencontres clandestines (trois par mois) avec ses officiers traitants, auxquels il remet plus de deux cents rapports […]. Plusieurs fois par an, l'officier traitant de Lentin dresse la liste des personnalités françaises qui intéressent le service secret : ministres, collaborateurs du Général, hauts fonctionnaires, mais aussi dissidents tchécoslovaques réfugiés en France ou journalistes. «Heman» doit récolter le maximum de renseignements sur la famille, les amis, les vues politiques, la carrière de la personnalité visée. Avant tout, il doit dénicher ses vulnérabilités : problèmes d'argent, addictions, relations extraconjugales… tout ce qui peut aider la StB à recruter ces personnalités. Très versé dans l'étude des noirceurs de l'âme humaine, Albert-Paul Lentin s'acquitte de cette tâche avec délectation. […] D'un patron de la radio RMC […] il assure qu'il est «très vulnérable» à cause des «partouzes» auxquelles il participerait. Du général Jacques Mitterrand, frère cadet de François, grand maître du Grand Orient (ce n'est pas le même) et commandant adjoint des forces stratégiques françaises, «Heman» écrit qu'il est l'un de ses «grands amis» mais qu'il a lui aussi « un point faible » : il aurait été à l'origine d'un accident mortel de la circulation ; l'affaire aurait été étouffée par la hiérarchie policière.
 
Le vase en cristal de Bohême de Gérard Carreyrou
 
D'après la StB, Gérard Carreyrou, alias «Frank», accomplit ses missions de renseignement avec zèle. Selon un rapport du service tchécoslovaque d'espionnage de 1985, «en 1981, il a transmis dix-sept informations de valeur notées 86,4 %, en 1982, 17 notées 76,5 % et 34 en 1983 notées 80,45 %», indique le document avec une singulière précision. Toujours d'après les rapports de Litecky [alias «Brejha», NDLR], Carreyrou informe son officier traitant sur ce qu'il connaît le mieux : le Parti socialiste et surtout l'Élysée. Depuis le 10 mai 1981, les portes du Palais lui sont grandes ouvertes. Ami intime du secrétaire général de la présidence Pierre Bérégovoy, il entretient aussi d'excellentes relations avec le porte-parole du président, Michel Vauzelle. Et, selon ses confidences au lieutenant Litecky, il partage chaque semaine un petit déjeuner avec François Mitterrand en personne qu'il accompagne dans presque tous ses voyages à l'étranger. Autant d'occasions de dénicher des infos […]. Le 4 mars 1983, au Château de Chine, Carreyrou accepte formellement son recrutement comme DS [«collaborateur de confiance», NDLR], à en croire la StB qui change son nom de code pour «Fantl». En guise de bienvenue et de cadeau d'anniversaire (il est né le 20 février), le journaliste reçoit, selon Litecky, un vase en cristal de Bohême qu'un officier de la StB a spécialement rapporté de Prague […]. Carreyrou fait savoir qu'il entend recevoir d'autres cadeaux de la sorte. Mais il refuse d'être récompensé en argent puisque, dit-il, il gagne suffisamment bien sa vie.�
 
 
  • Illustration : Vincent Jauvert présente «À la solde de Moscou. Politiques, journalistes, hauts fonctionnaires… Révélations sur ces Français qui espionnaient pour l’Est», éditions Seuil, mars 2004, 176 pages, 21 € (papier), 13,99 € (numérique).
Peut être une image de 4 personnes et texte qui dit ’Vincent Jauvert ÀLA SOLDE DE MOSCOU Politiques, journalistes, hauts fonctionnair Révélations sur ces Français qui espionnaient pour l'Est SEUIL’
  
 


13/03/2024
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