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Cécile Vaissié : «Pour Sartre, la révolution justifiait les meurtres et les déportations de millions de personnes en URSS»

  • par Laure Mandeville, pour Le Figaro Magazine - février 2024 Republié par JAL Rossi
ENTRETIEN - L'intellectuel préféré de l'intelligentsia française du XXe siècle n'a jamais ménagé son soutien à la Russie soviétique. L'universitaire Cécile Vaissié explique dans son nouveau livre que Jean-Paul Sartre était parfaitement conscient du caractère totalitaire de l'URSS, mais que le combat pour le communisme justifiait à ses yeux les millions de  morts et les déportations massives..
 
Ce qui est intéressant dans votre ouvrage, c'est la rencontre entre Sartre, son parcours intellectuel, sa démarche presque consentante visant à se laisser instrumentaliser, et de l'autre côté, cet appareil soviétique – le mouvement de la paix, l'Union des écrivains , ses personnalités – que vous campez. Ce qui frappe, c'est le dialogue de sourds entre deux sensibilités : d'un côté un homme qui joue le rôle du révolutionnaire avec une étrange et dérangeante légèreté. Et de l'autre, des interlocuteurs qui font leurs rapports mais vivent aussi des drames privés sanglants, des compromissions, des dilemmes permanents. Ceux de tous les écrivains soviétiques .
 
Les dilemmes de toute la société soviétique ! On peut dire que d'une certaine manière, ce dialogue de sourds se poursuit. On n'a pas vécu le même XXe siècle. Je parlais récemment avec des gens de Mémorial sur les rapports entre les dissidents des années 1970 et l'Occident, et c'est la conclusion que nous avons tirée là-dessus. Tous les Soviétiques, ceux de Russie, des pays Baltes, d'Ukraine, de Géorgie, ont vécu cette période communiste comme une époque monstrueuse de purges, de répression, de violence physique énorme, autant de choses que nous n'avons pas connues. Nous avons connu des guerres, mais avec des ennemis extérieurs. Les Soviétiques, y compris parmi les dirigeants littéraires et idéologiques du régime, ont tous été pressurés, ils ont dû trahir et dissimuler, accommoder…
 
Dans le face-à-face de Sartre et de ces intellectuels, on a donc d'un côté l'intellectuel soi-disant le plus brillant d'Occident qui prône l'engagement, mais ne s'est jamais vraiment engagé sur rien, et de l'autre des gens qui ne peuvent pas dire la vérité. On a quelqu'un de très léger, qui admet la possibilité de la violence mais ne l'a jamais vue à l'œuvre de près, et des Soviétiques qui l'ont vécu au quotidien.
 
«Sartre a accepté cette réalité, affirmant que si cela pouvait permettre la révolution marxiste de se faire, cela valait la peine…» Cécile Vaissié
 
On dit toujours que Sartre s'est trompé sur tout. Mais ce qui m'a frappée dans cette étude, c'est qu'il ne s'est pas trompé. Il était très intelligent. Il savait qu'il y avait des répressions épouvantables en URSS. Il avait même publié un rapport sur les purges dans Les Temps modernes. Mais il a accepté cette réalité, affirmant que si cela pouvait permettre la révolution marxiste de se faire, cela valait la peine… Ainsi a-t-il accepté l'idée de se rendre en URSS en 1952 sous Staline, qui était alors toujours vivant.
 
Pour lui et toute une génération d'intellectuels français, la fin justifie les moyens. Vous dites qu'il est au courant. Et cela se voit dans la correspondance de Beauvoir avec son amant Algren quand elle évoque le livre du dissident Kravchenko, qui suscite un séisme en France. Sartre et Beauvoir semblent assez indifférents.
 
Sartre et Beauvoir savent ce qui se passe. Il y a même une réflexion de Sartre lors d'un passage en URSS, dans lequel il refuse de parler de la réalité, car dit-il en privé «cela ferait plaisir aux lecteurs du Figaro» ! Il sait qu'il y a des purges. Des millions de morts. Mais encore une fois, pour lui, la révolution justifie les meurtres et les déportations de millions de personnes. C'est un choix «éthique». Un choix qui se construit chez Sartre dans une immense légèreté. Comme l'a dit Olivier Todd, l'écrivain aimait les voyages, les femmes, le cinéma… Il aimait la vie, aller à Rome, lire de bons livres.
 
«On l'a pris pour un politique parce qu'il a pris des positions tranchées, mais il n'y comprenait rien. La politique l’emmerdait.» Cécile Vaissié
 
On l'a pris pour un politique parce qu'il a pris des positions tranchées, mais il n'y comprenait rien. La politique l'emmerdait. Quand on regarde son œuvre, il y a énormément de textes qu'il n'a jamais terminés ni même relus. On l'a pris – ce qui en dit long sur la société française – pour un grand intellectuel, mais que reste-t-il de son œuvre qualitativement ? Comme le dit Jankélévitch, il a fait semblant de s'engager sur le communisme car il ne s'était jamais engagé vraiment pendant la guerre quand il le fallait, ni en Espagne ni en France dans la résistance.
 
Votre livre montre une certaine vacuité de Sartre. Son engagement idéologique reflète l'absence totale de dimension humaine et de compas moral, propre plus largement à la classe intellectuelle française de l'époque, qui se soumet à une contrainte idéologique extérieure qui l'empêche de voir l'énorme : le totalitarisme soviétique.
L'engagement idéologique l'empêche non pas de voir, mais de dire, de porter un jugement moral, de comprendre que la révolution ne vaut pas les millions de déportations et d'exécutions qui ont lieu.
 
«Les intellectuels français ne se sont pas trompés. Mais dans leur échelle morale, le meurtre ne comptait pas.» Cécile Vaissié
 
Il n'y a pas de leçons tirées face au réel. Comme vous le dites, Sartre ne pense pas le totalitarisme. L'écrivain qui est censé être le meilleur d'entre nous, se trompe sur l'essentiel.
 
Encore une fois, il ne se trompe pas. On peut se tromper. Mais lui s'en fiche, ce qui est pire selon moi. Cet homme remarquablement cultivé, a accès au réel et à l'information sur les purges, mais il s'en moque. C'est ce que reprochent les écrivains et dissidents d'Europe centrale et orientale à la France. Ils disent que celle-ci a délibérément fermé les yeux sur le fait que des millions de gens aient été déportés et massacrés, qu'elle n'a pas voulu prendre en compte cette donnée essentielle dans sa réflexion sur le communisme. Les intellectuels français ne se sont pas trompés. Mais dans leur échelle morale, le meurtre ne comptait pas.
 
La position de Sartre est insupportable pour la classe intellectuelle de l'Europe de l'Est, car même s'il n'est pas totalement dupe, il défend une gigantesque et sanglante supercherie.
 
Tout à fait. Et ce qui est très intéressant c'est qu'il n'a pas écrit une ligne sur ses voyages en URSS, pourtant au nombre de onze ! Simone de Beauvoir en parle dans ses Mémoires, mais Sartre non. Je pense qu'il aurait été obligé d'affronter cette question du mensonge.
 
Cet engagement en URSS ne va pas lui porter préjudice en France. Vous racontez qu'il fait même l'objet d'un hommage dithyrambique dans Le Monde .
 
Oui, cet engagement soviétique est même assez bien vu à l'époque ! Quand Sartre va en URSS en 1954 pour la première fois, il s'inscrit dans les traces de Gide et cela fait bien dans les milieux intellectuels. C'est une manière pour lui de montrer comme il est ouvert et informé. Il était utile à l'URSS car il répondait à des questions lors de conférences de presse sur place. Et à son retour, la presse française lui demandait des feedbacks. C'est ainsi qu'en 1954, il affirme à Libération qu'on peut s'exprimer tout à fait librement en URSS et que l'URSS va bientôt dépasser l'Occident sur le plan économique.
 
Relire ces interviews est assez cruel, pour sa postérité…
 
C'est cruel oui ! Il dira ensuite pour se justifier que c'est son secrétaire qui avait fait l'interview… Par la suite, il ajoutera qu'il avait voulu être poli car il était invité ! Et là, on se dit qu'on est face à une double ambiguïté. Car s'il voyage en URSS et y va pour témoigner, comment peut-on se permettre de dire des choses aussi mal informées ? Bref, quelle est la responsabilité de l'intellectuel ? Clairement, Sartre était manipulé.
 
 
À partir du moment où se créait un lien affectif, avec des gens qui vous recevaient dans leur datcha, il devenait difficile de critiquer. Ce processus de dépendance a été bien décrit par Alain Besançon dans ses livres. Sartre est conscient que s'il est critique, il ne pourra plus retourner sur place et… il accepte le deal. C'est quelqu'un qui a accepté de dire des mensonges en étant conscient qu'il le faisait, pour des raisons très bourgeoises : être poli ou revoir la femme qu'il aimait alors.
 
Ce travail de recrutement de relais dans le secteur de la culture en Occident, parmi des artistes et intellectuels aussi divers que Picasso, Fernand Léger ou Sartre, a-t-il des prolongements aujourd'hui ? Une redite est-elle à l'œuvre pour repérer les idiots utiles d'aujourd'hui ou de demain ?
 
Bien sûr. Les choses sont très différentes, car à l'époque soviétique, l'URSS bénéficiait d'un immense allié, le PCF. Elle s'appuyait aussi sur une banque soviétique en France. Il n'y a pas aujourd'hui de structure qui puisse répercuter l'influence russe, comme c'était le cas à travers L'Humanité et d'autres structures. Mais on se rend très bien compte de l'instrumentalisation de personnalités par le Kremlin actuellement. Tout ce que nous venons de décrire, cette civilisation du «rapport», perdure. On lisait récemment dans la presse il y a deux jours que le député Sloutski, qui était à la commission des Affaires étrangères de la Douma, avait passé toutes ses informations sur les Français qu'il rencontrait aux services de renseignement militaires GRU. Ici les gens s'interrogent : Comment est-ce possible ? Mais c'est possible tout simplement parce que c'est la culture soviétique.
 
Et ce M. Sloutski, qui représente la nouvelle génération et a des liens avec les services secrets post-soviétiques, passe ses informations et fait des rapports que des chercheurs comme moi, retrouveront dans trente ans dans les archives, avec des cartes de visite et des lettres personnelles. Dans mon livre Les Réseaux du Kremlin en France, je parle des voyages qui ont été faits en Crimée à partir de 2014 par un certain nombre d'hommes politiques français guidés par M. Mariani et M. Pozzo di Borgo, jamais très loin, et jouant les naïfs. Quel est le but ?
 
On les invite et M. Mariani a reconnu devant la commission de l'Assemblée nationale, que tout avait été payé par les Russes. On leur montre ce que l'on veut leur montrer. Le but est qu'ils disent dans la presse ce qu'ils ont dit, c'est-à-dire qu'ils n'ont vu autour d'eux que des gens libres et ravis de faire partie de la Fédération de Russie. C'est presque au mot près ce que disait Sartre en Lituanie en 1965, pour le 25e anniversaire de l'invasion de la Lituanie par l'URSS en 1939. M. Sartre voulait aller au bord de la Baltique avec Mme Zonina. Et quand il est revenu, on lui a posé la question sur l'absence de liberté des peuples baltes. Et lui a répondu qu'il n'avait vu que des peuples libres, heureux de faire partie de l'URSS. Exactement ce que diront plus tard Pozzo di Borgo et Mariani en Crimée. Même résultat, même procédé. Mariani et Pozzo di Borgo sont beaucoup plus conscients et plus professionnels, et peut-être un peu moins désintéressés. Une enquête est aujourd'hui menée sur leurs liens avec la Russie, notamment financiers.
 
Aujourd'hui, on est peut-être encore moins pardonnable de se laisser ainsi hameçonner car beaucoup de choses sont sorties après 1991 sur le fonctionnement de l'URSS. On voit ces mécanismes se réactiver avec la rechute néototalitaire. L'étude de l'URSS devient donc absolument la clé aujourd'hui pour comprendre où l'on est.
 
Absolument. Car, certes, il y a internet, les hackers, les bots. Mais la mentalité est la même, à l'Ouest comme à l'Est, et les fonctionnements sont les mêmes, y compris, et c'est ce qui me dérange beaucoup, cette indifférence de l'Ouest pour les populations de l'Est. On le voit pour l'approche de l'Ukraine, mais aussi de la Russie, car le sort de la société russe n'est pas enviable et on voit bien à quel point de nombreuses personnalités politiques françaises se fichent complètement du sort des Ukrainiens et des Russes, comme Sartre se moquait de l'URSS.�
  • Illustration : Cécile Vaissié présente «Sartre et l'URSS. Le joueur et les survivants», éditions PUR, novembre 2023, 416 pages, 26 € (papier), 12,99 € (numérique). @ Franck Ferville pour le Figaro M
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15/03/2024
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