
ÇA RESTE ENTRE NOUS. L’ancien Premier ministre, qui publie un recueil de chroniques, fait planer le doute sur ses ambitions pour 2027. Bernard Cazeneuve : « Certains pensent qu’on va à la présidentielle comme à un Balajo ! »
Chez Bernard Cazeneuve, tout est affaire de dosage. Non sans un certain amusement, l'ancien Premier ministre laisse filtrer de lui-même un alliage éclectique dont chaque composant semble avoir été mille fois soupesé. Une composition (trop ?) soignée entre airs de dandy désuet aux éternels costumes croisés, accents solennels sur la démocratie et l'universalisme, autodérision mordante à peine voilée et envolées quasi spirituelles à l'évocation des paysages qu'il affectionne.
Si bien que lorsque l'ex-locataire de Matignon, aussitôt débarqué de sa voiture de fonction dans un café du 8e arrondissement où il a ses habitudes, commande tout naturellement une « menthe à l'eau », on se dit que cette boisson correspond bien à son mélange de préciosité délicate et d'humeur enfantine. N'est-ce pas lui, d'ailleurs, qui est si friand, au cours d'une même discussion, de parler géopolitique comme de se lancer dans le récit de souvenirs d'enfance, « le moment où surgit la complexion de l'être » ? D'un Cazeneuve l'autre.
Trêve de songeries. En ce mardi matin d'avril, on place devant l'homme tiré à quatre épingles la couverture mauve de son dernier ouvrage, Un chien parmi les loups*. Un recueil de ses chroniques au journal L'Opinion accompagné d'une longue préface sur les relations internationales, l'état de la démocratie ou la funeste dissolution qui « a achevé de déséquilibrer un édifice déjà fracturé ».
On commence par l'interroger sur le titre : qui sont les loups ? Qui est le chien ? « Nous vivons une période d'extrême violence, un monde de loups où des meutes numérisées s'affrontent, en laissant parfois déferler la haine, introduit doucement Cazeneuve, de sa voix posée qui force son interlocuteur à tendre l'oreille. À l'origine de la civilisation humaine, l'homme a sorti certains loups de la meute pour les libérer de leurs instincts. Nous devons nous apprivoiser nous-mêmes désormais si nous voulons éviter un monde sans altérité, sans valeurs, sans principes et sans règles qui enclenche d'insurmontables confrontations. »
Dans sa préface, le passionné de Mauriac comme de Clemenceau n'en démord pas : le salut viendra de la « raison », de « l'humanisme », du « multilatéralisme ». Et qu'importe si ces vieux principes, naguère presque consensuels, ont désormais une fâcheuse tendance à voler en éclat. Cazeneuve n'est pas du genre à se plier aux modes : « Quand les nazis sont arrivés en Allemagne ou les fascistes en Italie ou en Espagne, ceux qui défendaient les principes de l'État de droit faisaient parfois l'épreuve de la solitude, ceux qui ont rejoint Londres pour défendre la France libre ne sont pas non plus partis par millions. Il y a toujours un temps d'incubation et de réaction face aux basculements de l'Histoire, l'important c'est de créer les conditions d'un sursaut. »
Lequel, aux yeux de l'ancien ministre de François Hollande, ne semble pas encore franchement advenu. Dans son livre, celui qui est désormais associé au sein du cabinet d'avocats Auguste Debouzy ne manque pas de mots sévères contre une politique « abaissée au rang d'un divertissement », ou un hémicycle « transformé en scène d'opéra-bouffe ». Sans concessions. Ne cède-t-il pas, là, à une certaine facilité, lui qui n'exerce plus de mandat depuis 2017 ? Posé sur une banquette rouge, l'homme lève la tête : « Il faut un permis de parler désormais ? J'ai été pendant trente ans dans la vie politique, ministre pendant cinq ans. Je décris le système politique tel qu'il est. La lucidité n'est pas la facilité. C'est précisément une discipline exigeante et qui peut vous placer aux marges de systèmes bien établis. » Cazeneuve le polyphonique sait aussi sortir les griffes.
En juin, l'ancien élu de la Manche est l'un des rares à gauche à ne pas avoir soutenu le Nouveau Front populaire (NFP). « Cette alliance était une faute morale, regrette-t-il, vêtu d'une veste bleue qui laisse apparaître une chemise blanche aux rayures verticales. Jean-Luc Mélenchon est sur une pente qui nous condamne à rompre avec tout ce que nous sommes. Encore récemment, lors du verdict du procès Le Pen, nous avons vu, à sa réaction, la distance prise avec les principes de l'État de droit. Sur la Russie et l'Ukraine, il n'est pas choqué par les positions de Trump ni par la brutalité de Poutine. Sans oublier que l'antisémitisme est pour lui un problème “résiduel”. Bref, sur tous les sujets, sa boussole indique le Sud. »
Il y a eu l’été dernier une mise en scène, dont je n’étais en rien complice.Bernard Cazeneuve
Celui qui fait de l'« universalisme » son mot d'ordre ne se fait guère d'illusions non plus sur une « extrême droite qui ne change pas de nature ». « Les positions de Marine Le Pen sur le Conseil constitutionnel ou la Convention européenne des droits de l'homme en témoignent », souffle-t-il, les yeux cerclés par des lunettes écaille.
Entre ces deux extrémités, Bernard Cazeneuve serait-il un centriste ? La réplique fuse : « Je ne suis absolument pas un centriste, car je ne crois pas au en même temps. Je crois qu'il y a une droite et une gauche, ce qui n'empêche pas le rassemblement. Je suis un gaullo-optimiste de gauche. » Le Normand de cœur n'épargne pas Emmanuel Macron, taclant dans sa préface « un pouvoir élu sous la bannière de Michel Rocard [qui] a gouverné comme celui de Guizot », ainsi qu'un « nouveau monde promis [qui] n'avait, en réalité, rien de neuf ». La start-up nation convertie à l'orléanisme, très peu pour lui.
À vrai dire, ne garde-t-il pas aussi une amertume des longues semaines pendant lesquelles, cet été, son nom a été sans cesse évoqué pour Matignon, sans que jamais cela n'aboutisse ? Il l'assure, marqué par le deuil de son épouse en juin, il était alors bien loin de la politique : « Au moment où tout cela s'est produit, je venais de vivre une épreuve personnelle. Je ne peux pas être amer de n'avoir pas obtenu ce que je n'ai jamais demandé, car j'étais dans le deuil. Je n'ai jamais cherché à occuper un poste. Il y a eu l'été dernier une mise en scène, dont je n'étais en rien complice. » Tout au plus concède-t-il : « J'ai fini par dire, quand j'ai vu que mon nom était constamment mis sur la table, que j'étais prêt à prendre mes responsabilités, si on m'en faisait un devoir, car rien ne justifie qu'on se dérobe si on aime son pays. »
Depuis, l'ancien Premier ministre est reparti sur les routes. Avec son mouvement La Convention, il a entamé une série de déplacements à travers la France. Le prologue d'une campagne présidentielle ? Cazeneuve, qui a proposé à Raphaël Glucksmann de fusionner leurs formations respectives – ce que l'eurodéputé a pour l'instant refusé –, déplore la « multiplication des candidatures », jure ne pas mener une démarche « personnelle » et vouloir simplement œuvrer à « engager le pays dans la voie du redressement ».
De quoi ranimer les soupirs de ceux qui voient en lui un éternel velléitaire qui n'ira jamais au bout de la course ? « Ce sont des malveillants congénitaux, réplique Cazeneuve. Ils pensent qu'on va à la présidentielle comme à un Balajo ! Une présidentielle suppose d'abord la conscience que le pays est plus grand que soi, la volonté d'être utile, en ayant suffisamment d'humilité pour considérer qu'on n'est pas indispensable à chaque instant. »
À lui, on y revient justement. Et inévitablement, donc, à son enfance. Dans Un chien parmi les loups, il fait référence à son père, instituteur, à ses grands-parents, rapatriés d'Algérie. « Mon enfance, c'est là que tout s'est noué : ma relation aux lieux, aux êtres, à la sensibilité, aux valeurs de la République, murmure-t-il. On est ce qu'on est en raison de ceux qui nous ont précédés. »
Lorsqu'on évoque sa passion pour les paysages et les jardins, Cazeneuve, dont la cravate vert clair est traversée de petites fleurs bleues, prend des intonations de moine bouddhiste : « Je n'ai pas perdu, fort heureusement, le bonheur de l'émerveillement. Il y a dans la nature quelque chose qu'une vie ne suffit pas à épuiser. Faire grandir un arbre, ne pas brutaliser les saisons, c'est finalement accepter une part de sagesse. »
Ces émerveillements ne le poussent-ils pas justement à s'éloigner de la politique ? Cazeneuve remonte au créneau : « Vous pensez vraiment que la politique, c'est être lyophilisé ? Clemenceau ou Mitterrand avaient 1 000 passions. » La botanique n'exclut visiblement pas la politique. Ce doit être une question de dosage.
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