2346-Berger ne part pas sur un succès mais sur un triple échec 2 posts

LES CARNETS DU DIMANCHE. Le leader de la CFDT est le nouveau héros de la gauche. Mais pourquoi se ranger derrière un général vaincu ?
Par Hervé Gattegno
Publié le 23/04/2023 Le Point
 
Pour les joueurs d'échecs, le coup du Berger est une martingale : si l'adversaire ne se défend pas comme il le faut, il se retrouve mat en quatre coups. Depuis l'annonce du départ prochain du secrétaire général de la CFDT, la lecture des commentaires et des analyses laisserait presque croire que Laurent Berger a exécuté de main de maître la manœuvre qui porte son nom et remporté la bataille des retraites. C'est peu dire, pourtant, qu'il n'en est rien.
 
« C'est assommant cette béatification : on dirait que c'est Moïse traversant la mer Rouge pour conduire son peuple vers la providence », m'a lâché en début de semaine un ministre macroniste, passablement agacé par les apparitions quotidiennes du leader syndical dans les matinales radio-télé et le cortège d'éloges qui les accompagne. Quoi que l'on pense de Laurent Berger, il est certain que sa démission anticipée va peser sur le paysage social. Les hommages qui lui sont rendus marquent cette importance – a fortiori en rappelant que, sous sa conduite, la CFDT est devenue le premier syndicat de France devant la CGT.
 
« Cela n'a jamais “matché” entre Emmanuel Macron et Laurent Berger »Il y a cependant autre chose derrière cette quasi-célébration d'un leader vaincu : quelque chose qui parle de l'état social de la France, et de l'état politique de la gauche.
 
Le départ et le dépit
Car oui, désolé de le dire ainsi, mais Berger ne part pas sur un succès, mais sur un triple échec. Héraut de la contestation contre la réforme des retraites, il n'a pu que constater, à l'arrivée, l'adoption du texte qu'il a combattu. Sa supplique à Emmanuel Macron pour le dissuader de promulguer le texte et rouvrir une discussion est ensuite restée sans réponse, de sorte que la loi devrait s'appliquer en septembre. Et l'on a bien senti, dans ses appels à « continuer le mouvement » depuis lors, que le ressort était cassé – la CFDT n'a jamais été sur la ligne du blocage, a fortiori après le vote d'une réforme. « Nous ne finirons pas à quelques centaines dans les rues », avait-il annoncé par avance. Son départ exprime donc un dépit.
 
Même sa réponse, enfin, à l'invitation du président pour entamer des discussions en vue d'un « pacte pour la vie au travail » (trouvaille marketing ouvertement inspirée du vocabulaire cédétiste) a semblé si raide qu'elle paraissait mécanique, comme s'il était contraint de dire non pour ne pas perdre la face. Il a d'ailleurs précisé aussitôt que, le 1er mai passé, il reviendrait à la table des négociations, « car c'est le rôle d'un syndicaliste » – il a raison.
 
Le 1er en guise d'épiphanie
Dans l'intervalle, le calendrier de son annonce lui assure néanmoins un triomphe public et médiatique qu'il aura tout fait pour susciter : dans huit jours, la fête du Travail sera la fête de Laurent Berger – pour ne pas dire son épiphanie. Il a beau jurer que « dans le combat syndical, les ego ne comptent pas » et récuser toute forme de personnalisation, convenons qu'il a habilement mis en scène cette sortie. Les acclamations qu'il recevra, dans les rues de Paris et au-delà, ne feront pas tomber la réforme des retraites, mais elles pourront lui faire croire, ne serait-ce qu'un instant, que la lutte n'est pas perdue.
 
Alors, vainqueur de quoi, Laurent Berger ? Pourquoi faire un triomphe à celui qui a mené son armée à la défaite ? Certes, il est resté digne et honorable de bout en bout, et ce n'est pas rien. Il a appelé au calme avec constance, rejeté la dérive extrémiste, obligé les autres, par sa présence aux avant-postes, à refuser toute complaisance envers la violence.
 
Berger a cependant commis de lourdes erreurs qui l'ont mené dans l'impasse où il se trouve.
Son leadership lui permettait d'essayer
Une erreur stratégique, d'abord, en refusant d'emblée toute discussion portant sur un projet de réforme qui contiendrait une mesure d'âge. Dès l'automne 2022, la CFDT affichait cette position comme intangible, bien qu'elle ait été portée par Macron durant la campagne présidentielle. C'était dénier au président réélu la possibilité de poser les termes d'un débat démocratique. Au nom de quoi ? C'était surtout s'enfermer dans un affrontement qui ne pouvait qu'être stérile, puisqu'il forçait le chef de l'État à se durcir ou à capituler – la demi-mesure devenait impossible.
 
Il est vrai que le refus du recul de l'âge était en cohérence avec les choix anciens de la CFDT – et avec les positions prises par Berger lui-même.Vrai aussi que la base du syndicat rejetait également l'idée d'allonger la durée de cotisation, après l'avoir acceptée lors des réformes de 2003 (sous la droite) et de 2014 (sous la gauche). Il n'empêche, le réel leadership exercé par Berger lui permettait d'entraîner sa base dans une démarche constructive – ou du moins, elle l'obligeait à essayer.
 
La même errance que le PS dans la Nupes
Au lieu de cela, le secrétaire général de la CFDT a pris la tête de ses troupes pour se ranger derrière elles – illustration banale du célèbre : « Je suis votre chef, donc je vous suis. » C'est ainsi que la situation s'est bloquée, car il était le seul parmi les interlocuteurs syndicaux à pouvoir jeter un pont entre le gouvernement et les opposants à la réforme. En refusant de tenter cette aventure, il n'a pas empêché la réforme – la preuve. En revanche, il a empêché le grand syndicat réformiste français de participer à son élaboration, d'y imposer des améliorations, de décrocher des contreparties. Grave erreur d'appréciation.
 
En décembre, quand Élisabeth Borne a réuni les partenaires sociaux à Matignon, un participant m'a raconté que la Première ministre avait asticoté Berger sur le « manque de courage » et la rupture avec la tradition de la CFDT que sa crispation contre le texte représentait. « Allez-y, continuez, l'a-t-il provoquée en retour. Si vous croyez me fragiliser en interne, vous vous trompez ; vous me renforcez. » Il oubliait qu'on n'est pas un syndicaliste fort quand ses adhérents n'obtiennent rien.
 
Otage de sa base, otage d'autres syndicats moins modérés que le sien, Laurent Berger est ainsi devenu le général d'une armée sans stratégie ni objectif, car elle ne songeait qu'à ne pas reculer. Sans qu'il s'en rende compte – du moins, je veux lui faire ce crédit –, il a entraîné sa confédération dans la même errance au sein de l'intersyndicale que les socialistes dans la Nupes. À la CFDT comme au PS, l'unité donne le vertige mais elle fait perdre la raison.
 
Borne n'avait pas le choix
Pour cette raison, précisément, la CFDT n'a jamais été en position de force : dans la confusion parlementaire actuelle, même un accord négocié entre elle et le pouvoir n'aurait pas suffi à garantir le vote du texte. Le PS mélenchonisé n'aurait de toute façon pas accepté de rejoindre la majorité, même avec une meilleure prise en compte de la pénibilité, des carrières des femmes et des inégalités au travail. Pour trouver assez de députés pour ratifier son texte, Élisabeth Borne était donc condamnée à regarder sur sa droite.
 
On ne peut pas dire que les Républicains en aient profité non plus pour démontrer leur hauteur de vue ni leur cohérence (rappelons une fois encore, sans remonter plus loin, que Valérie Pécresse avait inscrit dans son programme la retraite à 65 ans) mais, la nature ayant horreur du vide, ce sont eux qui ont imposé au gouvernement les quelques contreparties sociales importantes que ni l'intersyndicale ni la gauche parlementaire n'ont été capables de négocier – Retailleau et Pradié mieux que Berger, un comble.
 
« Crise démocratique », un abus de langage irresponsable
 
Autre erreur, jugée « impardonnable » à l'Élysée : la fameuse (et malheureuse) phrase sur la « crise démocratique ». Macron, qui n'aime pas qu'on chatouille son présidentialisme, l'a prise pour une attaque personnelle et cela a définitivement aboli toute possibilité de dialogue. En un sens, c'en était une. Juger que la démocratie est en cause quand un président tout juste réélu veut faire appliquer son projet et qu'une guérilla parlementaire l'oblige à utiliser pour cela les outils prévus par la Constitution relève d'un coupable aveuglement : c'est confondre un match de rugby avec un combat de rue.
 
Le problème est que l'abus de langage de Berger n'a fait qu'encourager d'autres abus, renforçant la contestation de la démocratie représentative là où il faudrait plutôt s'activer à la solidifier. Brandir la menace de l'extrême droite – comme Berger l'a également fait – pour justifier le jusqu'au-boutisme syndical et revendiquer le recul du chef de l'État n'est pas seulement erroné, c'est irresponsable. C'est au contraire en acceptant la règle de la majorité – y compris dans sa dureté, parfois – que l'on crédibilise la démocratie et que l'on repousse ceux qui guettent sa chute. Pas en confondant le pouvoir et les contre-pouvoirs.
 
Les syndicats, combien de divisions ?
Il est un fait que le vote Macron en avril 2022 n'était pas un blanc-seing pour la réforme des retraites. Reconnaissons tout de même que c'était encore moins un feu vert à la politique de ses opposants ! Rappelons aussi que, si la légitimité d'un président procède de l'élection directe par les citoyens (avec 82 % de participation au second tour la dernière fois), la représentativité des syndicats se juge au nombre de leurs adhérents (8 % dans le secteur privé, 20 % dans la fonction publique) et au taux de participation aux élections professionnelles (43,7 % dans le public, moins de 10 % dans le privé). Ni Berger ni celle qui va lui succéder ne devraient oublier cette évidence.
 
Reste la dernière question : à quoi la popularité de Berger peut-elle lui servir ? Il a dit et répété jusqu'à l'irritation qu'il n'entendait pas se lancer en politique. C'est son choix. Si certains, à gauche, l'appellent déjà à se faire violence, c'est moins par adhésion à ce qu'il est que par répulsion envers les prétendants actuels. On les comprend. Plus on observe les Mélenchon, Ruffin, Rousseau, Faure, Roussel et quelques autres, plus Berger a une tête de présidentiable. Disons qu'il en a au moins le flegme, le sérieux et l'attachement à l'intérêt général.
 
Cette gauche dont la casserole est l'emblème
Dans cette mesure, la bergermania procède moins du courant d'adhésion que d'une peur panique du néant. À sa façon, elle décrit le délabrement actuel (et provisoire, espérons-le) de la social-démocratie de gouvernement. Celle qui, de Tony Blair à Lionel Jospin et Dominique Strauss-Kahn, et jusqu'à Manuel Valls et Arnaud Montebourg, ne craignait pas de conjuguer la rigueur et le progrès, prétendait concilier la générosité et l'effort, cherchait à défendre l'indépendance nationale et l'intérêt général – celle qui n'avait pas pour ambition de distribuer des richesses sans les produire.
 
Si la gauche d'aujourd'hui se rêve pour chef de file un leader syndical défait, aussi respectable soit-il, c'est qu'elle a pris son parti de l'échec, donc qu'elle est prête au renoncement. C'est cette gauche dont la casserole est devenue l'emblème : elle fait du bruit en tapant sur du vide.

 

 
 


24/04/2023
2 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 355 autres membres

blog search directory
Recommander ce blog | Contact | Signaler un contenu | Confidentialité | RSS | Créez votre blog | Espace de gestion