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Monde arabe : «À bas l’Occident, mais il doit libérer la Palestine»
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par Kamel Daoud, pour Le Point - avril 2024
Le soutien du monde «arabe» aux mouvements étudiants occidentaux propalestiniens est révélateur d’une contradiction : l’Occident habituellement honni fait cette fois office d’exemple…
«L'Amérique est le diable, le diable est l'Amérique.» C'est le cri retentissant des idéologues de l'islamisme et de l'ultranationalisme dans les pays dits «arabes» ou «musulmans». C'est aussi le slogan de Khomeyni après la chute du chah d'Iran. L'Occident, c'est donc le Mal de la colonisation, les «perversions» sexuelles, la démocratie «contraire à nos valeurs musulmanes», la femme trop libre, la laïcité, le corps sans camisoles religieuses. L'Occident est par conséquent à combattre, à tuer, à discréditer ou à infiltrer et à convertir.
Mais, depuis peu, l'Occident est aussi «l'exemple» qui permet d'élargir la tache aveugle sur son sort dans le monde dit «arabe» : voici que les étudiants américains multiplient les blocages d'accès aux universités, les sit-in et les cris de «Free Gaza». On les présente comme preuve à charge contre l'Occident, et démonstration de légitimité des libérateurs imaginaires de la Palestine. D'un coup, cet Occident étudiant, parce qu'il soutient une cause sélective, à l'exception de mille autres, devient la vedette des médias «arabes». L'Occident apparaît toujours «bon» quand il se soulève contre l'Occident.
Mais alors pourquoi ne cherche-t-on pas à faire de même dans ce monde «arabe» qui a trouvé dans Gaza de quoi faire oublier sa fatalité, ses échecs et ses dictatures ? Pourquoi dans ce monde «arabe» ne bloque-t-on pas des universités ? Pourquoi ne manifeste-t-on pas dans les rues ? Pourquoi ne revêt-on pas un keffieh pour croire qu'on a ainsi «libéré» sa conscience ou pour prendre un bon selfie ? Pour quelle raison montre-t-on des policiers américains arrêtant une enseignante dans un campus ? On s'en indigne, quand on n'ose rien bafouiller sur ces dictatures dans le monde dit «arabe» parce que c'est ainsi : la dictature, «chez nous», est désormais admise et endossée comme une norme. Par conséquent, aveugle sur soi, on veut que l'Occident disparaisse, s'épuise, s'effondre. On en rêve, mais on lui demande aussi de libérer la Palestine entre-temps.
La «Palestine» dispense de tout
Se dit-on, par exemple, que la démocratie reste justement ce qui permet à des étudiants de manifester dans leur université, avec les excès juvéniles de la pensée magique ? Comment peut-on envisager le sort de la Palestine quand on n'est même pas libre dans son propre pays arabe ? Se pose-t-on seulement cette question ? Non. La «Palestine» dispense de tout, y compris de parler de soi et de son sort. Dans ce monde dit «arabe», on emprisonne, on interdit, on fait disparaître les opposants, et cela «passe». Il y est impensable de manifester ou de vitaliser sa scène de décolonisateur international, et cela «passe». Dans ce monde «arabe», on bombarde, on tue, on pend et l'on massacre au nom de Dieu ou du nationalisme et cela ne dérange pas la conscience, souvent. Lorsque la guerre est déclarée en Syrie, au Yémen, au Soudan, en Libye, en Algérie, en Irak, les droits de l'homme, les «humanitaires» et les enfants sont oubliés. Il n'y a pas non plus de zones de sauvetage, d'accès aux aides et de querelles onusiennes lorsqu'on pilonne des zones civiles. Dans le monde «musulman», le mort musulman n'est même pas un chiffre, car les statistiques demeurent faussées par les dictatures, et cela «passe». Mais lorsque c'est l'Israélien ou l'Occident qui le tue, le musulman devient chahid, traduction de «martyr», avec formules all inclusive au paradis et effet dopant sur la colère. Il devient donc un vrai mort, le sujet d'un crime, un scandale moral.
Conclusion ? Même pour la contagion woke, les universités «arabes» restent au bas du classement. C'est qu'on ne verra jamais, dans cette géographie «trans», des LGBT +, des homosexuels, des queers, des minorités et des militants, des écolos et des mystiques, des militants sincères ou des amateurs de selfies défiler côte à côte pour protester contre une guerre atroce. Dans le monde «musulman», on récuse la démocratie en Israël, on veut la liberté en Palestine, on salue les manifestations en Europe et en Amérique, mais jamais chez soi. N'exagérons pas en allant croire à la démocratie en dehors de la religion ou en dehors du culte de la décolonisation, même au nom de «la Palestine». Dans ce monde verrouillé, on veut croire que ces manifestations en disent beaucoup sur l'Occident qui change. En vérité, dans le jeu puéril et leurs enthousiasmes idéalistes, ces manifestations sublimées racontent l'essentiel sur notre monde «arabe» : l'Occident reste en «avance», même sur «nos causes» sélectives. Même pour dénoncer la guerre monstrueuse, il faut avoir de la démocratie et de bonnes universités.