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 Quand la Ligue des droits de l'homme excusait les grands procès staliniens
  • par Guillaume Perrault, pour Le Figaro - avril 2023
GRAND RÉCIT - En 1936-1937, la direction de la LDH a choisi de ne pas protester contre les procès de Moscou, et les a même excusés voire justifiés.
 
La Ligue des droits de l'homme d'aujourd'hui n'est plus que le pâle reflet de la puissante organisation qu'elle était dans l'entre-deux-guerres. Et l'état d'esprit de ses dirigeants a changé. Il est permis de penser que la Ligue a, de longue date, dévié des nobles principes invoqués lors de sa création en 1898 pendant l'Affaire Dreyfus : la défense du droit et de la justice. L'association n'a plus grand-chose à voir avec ses lointains devanciers d'il y a un siècle.
Non que les dirigeants de la Ligue des droits de l'homme de l'entre-deux-guerres soient eux-mêmes au-dessus de tout reproche: en 1936-1937, la direction de la Ligue a refusé de condamner les procès de Moscou organisés par Staline, et les a même excusés, absous voire justifiés. Cette affaire est rarement évoquée en détail et les travaux universitaires exhaustifs sur le sujet demeurent rares, indice d'une gêne persistante autour de ces faits. Dans une certaine mesure, un tabou persiste. Et cette histoire mérite d'être racontée.
 
Les débuts du Front populaire
Le premier procès de Moscou, en août 1936, intervient alors que, en France, le Front populaire (c'est-à-dire l'union des socialistes, des communistes et des radicaux) vient d'accéder au pouvoir, après les élections législatives d'avril-mai. Pour la première fois, le président du Conseil est un socialiste, Léon Blum. Les députés communistes soutiennent son gouvernement sans y participer. Or, dans ce contexte, à l'époque, en France, la gauche non-communiste, dans sa grande majorité, accueille avec un silence embarrassé la condamnation à mort à Moscou de Zinoviev, Kamenev et quatorze autres vieux bolcheviks comme pour «complot hitléro-trotskiste», précédées de la confession publique des accusés. Léon Blum, ainsi, ne s'exprimera en public sur les grands procès de Moscou qu'en mars 1938, selon l'historien Jean-Louis Panné (Boris Souvarine, Le premier désenchanté du communisme, Robert Laffont, 1993). Pour sa part, la Ligue des droits de l'homme, troublée, décide cependant, à la fin du premier procès, de constituer une commission d'enquête.
«À l’époque, la Ligue se veut le Parlement de la gauche française, et se présente comme la gardienne de la République elle-même.»
Cette association, à l'époque, est composée pour l'essentiel de représentants d'une bourgeoisie intellectuelle, des professeurs avant tout, mais aussi des avocats. La Ligue se veut le Parlement de la gauche française, et se présente comme la gardienne de la République elle-même. Le président de la Ligue des droits de l'homme n'est pas n'importe qui. Victor Basch est un socialiste jauressiste, professeur à la Sorbonne, spécialiste de philosophie et de littérature allemandes. Il s'est dévoué de toutes ses forces à la création du Front populaire, officialisée le 14 juillet 1935 lors d'un grand rassemblement public, et en assume depuis la présidence honorifique.
 
La commission d'enquête de la Ligue sur le premier grand procès de Moscou se compose initialement de trois personnes : Victor Basch, Boris Mirkine-Guetzevitch, président de la Ligue russe des droits de l'homme, professeur de droit et partisan de la Révolution de février 1917 qui a fui son pays après la prise du pouvoir par Lénine, et Me Raymond Rosenmark, le conseiller juridique de la Ligue, Ce dernier joue un rôle-clef, car c'est à lui qu'est confié le soin de conduire l'enquête.
 
L'avocat de la Ligue présente ses conclusions le 18 octobre 1936, lors de la session du comité central de la Ligue des droits de l'homme. À propos de la condamnation à mort des accusés au terme du procès de Moscou, Me Rosenmark déclare, en une formule étrange : «Ce jugement est presque l'expression de la justice même». L'avocat explique le sens de ce «presque», à savoir ce qu'il qualifie de «réserves» et des «regrets» : la commission n'a pas pu travailler sur des « textes indiscutables», pas même sur « un document dont l'impartialité ne puisse être mise en cause». La seule source disponible a été «le compte rendu officiel en français du procès». En outre, «la commission n'a eu aucun renseignement sur l'instruction», c'est-à-dire sur la teneur et les méthodes de l'enquête pénale qui a précédé le procès à grand spectacle de Moscou. Autant dire que l'avocat de la Ligue concède ne pas savoir grand-chose des faits sur lesquels il va se prononcer.
 
La question des aveux
Le juriste avance d'ailleurs d'autres motifs à ses «réserves» et ses «regrets». Les accusés sont des civils. Or, alors que l'URSS est en paix, ils ont été jugés par un tribunal militaire, sans le concours d'avocats et sans témoins. En outre, les insultes et la violence verbale du procureur, Vychinski, n'étaient pas compatibles «avec une conception sereine de la justice». Me Rosenmark cite la dernière phrase de son réquisitoire : «Je demande que ces chiens enragés soient fusillés tous, jusqu'au dernier !».
«Si les accusés sont coupables, l'avocat juge justifiée leur condamnation à mort et leur exécution, ce qui peut sembler paradoxal quand on a choisi de s'appeler la Ligue des droits de l’homme.»
Une fois ces scrupules exposés en préambule, l'avocat de la Ligue consacre l'essentiel de son exposé à la question centrale à ses yeux, longuement examinée par la commission : «Oui ou non, Kamenev, Zinoviev et les autres accusés, révolutionnaires de la première heure, membres actifs du Parti communiste, ont-ils fomenté un complot par ambition personnelle, par soif du pouvoir et ont-ils voulu conquérir celui-ci non par des moyens légaux, mais par des crimes de droit commun, par l'assassinat systématique des principaux dirigeants de la Russie soviétique ? Ont-ils été en liaison avec la Gestapo ?». Tels étaient en effet les chefs d'accusation à Moscou. Si la réponse à ces questions est positive, l'avocat juge justifiée la condamnation à mort et l'exécution des accusés, ce qui peut sembler paradoxal quand on a choisi de s'appeler la Ligue des droits de l'homme.
 
Et en effet, Me Rosenmark déclare qu'il croit les accusés coupables«La hantise que nous avons tous de l'erreur judiciaire n'existe que si l'accusé nie son crime, s'il crie son innocence. Comme l'a fort bien fait remarquer notre éminent secrétaire général, Emile Kahn, qui a remplacé le président Basch à l'une de nos séances, si le capitaine Dreyfus avait vraiment fait des aveux, il n'y aurait pas eu d'affaire [Dreyfus]». Or, poursuit l'avocat, lors du grand procès de Moscou, «il y a eu des aveux qui ont été entendus par les représentants de la presse du monde entier. Les accusés ont reconnu avoir voulu assassiner Staline. Ils se sont déclarés les complices de Trotski, objet de la haine de toute la Russie stalinienne. Ils ont comparu flétris d'avoir été en liaison avec la Gestapo».
 
Ces aveux ont-ils été extorqués sous la torture ? L'avocat s'emploie longuement à réfuter l'argument. «Pour écarter ces aveux, il faut déclarer qu'ils ne sont pas valables, ce qui serait une théorie sans précédent dans les annales judiciaires». Ces aveux, poursuit Me Rosenmark, étaient le fait de personnes en pleine possession de leurs facultés intellectuelles : «Il s'agit d'aveux clamés, proclamés, réitérés publiquement pendant cinq jours d'audience (…). Nous sommes en présence de 16 accusés : tous les 16 ont passé des aveux d'une plénitude inégalée. Aucun d'eux ne pouvait se faire d'illusions sur le sort qui lui était réservé».
 
L'avocat et la «bassesse des accusés»
 
L'avocat poursuit ainsi son étrange raisonnement: «Le réquisitoire, réclamant en termes violents et injurieux la peine de mort, n'a pas arraché un cri de protestation à aucun de ces 16 hommes, alors que l'être le plus engourdi, l'âme la plus crédule auraient dû, après de telles paroles, réagir fortement». Oubliant toute retenue professionnelle, Me Rosenmark s'abandonne alors à un jugement de valeur révélateur de ses sentiments profonds. Il conclut que le silence des accusés face à la diatribe de Vychinski est la preuve de «la bassesse des accusés».
 
Le pire reste à venir : «Supposer que les aveux ont été extorqués sous la menace de tortures n'est pas acceptable. Il est contraire à toutes les données de l'histoire de la justice criminelle de croire que, par des tortures ou par la menace de tortures, on fasse avouer des innocents dans la proportion de 16 sur 16», déclare l'avocat de la Ligue.
 
La commission, conclut-t-il, ayant «presque» statué sur la culpabilité des intéressés, deux «scrupules» la conduisent néanmoins à souhaiter un complément d'enquête. Le premier tient au caractère unilatéral et limité de la documentation accessible. Le second consiste à rechercher si la «véritable leçon du procès» ne serait pas que Hitler était derrière les conjurés de Moscou, et que «pour la première fois, le fascisme allemand y a été pris en flagrant délit d'intrigues concernant l'assassinat des principaux chefs politiques d'un gouvernement étranger».
«Le président de la Ligue des droits de l'homme, Victor Basch, salue "l'ordonnance, la conscience, le talent avec lesquels l'avocat vient de présenter son rapport".»
Il ajoute : «C'est renier la Révolution française, qui, selon un mot fameux, est un ''bloc'' [allusion à une formule de Clemenceau en 1891, NDLR], que de refuser à un peuple le droit de sévir contre les fauteurs de guerre civile, contre les conspirateurs en liaison avec l'étranger».
 
Me Rosenmark ayant fini son exposé devant le comité central, le président de la Ligue des droits de l'homme, Victor Basch engage son autorité en sa faveur. Il salue «l'ordonnance, la conscience, le talent avec lesquels l'avocat vient de présenter son rapport».
 
Scandalisée, Magdeleine Paz, ancienne communiste, proche un temps de Trotski et, surtout, très liée à l'anarchiste Victor Serge -condamné à la relégation par les tribunaux soviétiques, réchappé du pays par miracle et qui lui a raconté la mascarade de la justice en URSS- rédige un article critique sur le rapport. Elle demande à Victor Basch sa publication dans Les Cahiers des droits de l'homme, afin que les membres de la Ligue puissent prendre connaissance de plusieurs points de vue sur les procès de Moscou. Mais la publication de la réplique est refusée par le président de la Ligue et par le comité central, arguant que le texte est polémique envers Me Rosenmark. Il est justifié de qualifier ce refus de censure de la part de la direction d'une association qui aime à se présenter comme une assemblée fondée sur le débat contradictoire entre ses membres.
«Magdeleine Paz manifeste une belle lucidité puisque 800.000 Soviétiques vont être fusillés et autant déportés au Goulag lors de la "Grande Terreur" de 1937-1938 alors sur le point de commencer, et dont les grands procès de Moscou sont l'annonce et la préparation.»
Magdeleine Paz se tourne alors vers la presse et, en décembre 1936, sa réfutation du rapport Rosenmark paraît notamment dans La Flèche de Paris, périodique bimensuel du député pacifiste Gaston Bergery, et dans La révolution prolétarienne, revue du syndicalisme révolutionnaire. Elle conclut à l'invraisemblance des aveux des accusés, dresse la liste des procédés de la justice de Staline, relie ce procès à des précédents, annonce qu'il est le prélude à une répression massive. Magdeleine Paz manifeste une belle lucidité puisque 800.000 Soviétiques vont être fusillés et autant déportés au Goulag lors de la Grande Terreur» de 1937-1938 alors sur le point de commencer, et dont les grands procès de Moscou sont l'annonce et la préparation.
 
Le deuxième des grands procès de Moscou, en janvier 1937, s'achève par 13 exécutions. La Ligue des droits de l'homme n'émet aucune protestation. Sa commission censée enquêter sur ces procès accueille deux autres membres : un historien, important dirigeant du parti radical-socialiste, Albert Bayet, et un avocat socialiste, Maurice Paz, le mari de Magdeleine Paz, un des fondateurs du PCF en 1920, exclu du Parti et alors cadre important de la SFIO. Les réunions de la commission, très espacées, sont rares et cessent à partir de mars 1937. Or à Moscou, un troisième procès, celui-ci à huis clos, en mai-juin 1937, décapite l'état-major de l'armée rouge.
 
Démissions à la Ligue
 
Boris Mirkine-Guetzevitch puis Maurice Paz, dont les avis sont ignorés, démissionnent de la commission et ce dernier proteste contre «un simulacre d'enquête»«Ce sera pour l'avenir un sujet d'étonnement que la Ligue n'ait pas trouvé d'autres accents publics que ceux du rapport de notre collègue Rosenmark pour caractériser la parodie de justice sans doute la plus monstrueuse qu'aient enregistrée les annales judiciaires», écrit Maurice Paz.
 
Le mois suivant, au congrès de la Ligue, une minorité conduite par l'intellectuel pacifiste Félicien Challaye et le philosophe Michel Alexandre, disciple d'Alain, s'oppose fortement à la direction sur les grands procès de Moscou. Les contestataires sont appuyés par des écrivains illustres (Giono, Breton, Bataille, Prévert et même Eluard, alors brouillé avec Aragon). À la tribune, Challaye, ancien compagnon de route du PCF devenu très hostile à l'URSS deux ans plus tôt, déclare que la sincérité des aveux des accusés est «psychologiquement invraisemblable» de la part d'hommes «ayant consacré leur vie à servir la cause de la révolution russe avec le grand Lénine» (sic). «Je crois que ces hommes ont été brisés par une longue instruction préalable, qui s'est faite sans avocat et dans des conditions que l'un de ceux qui les ont subies a récemment décrites».
«Si un dictateur m'avait emprisonné, s'il exigeait de moi des aveux et, au cas où je m'y refuserais, menacerait d'assassiner mon fils après l'avoir torturé, j'avouerais n'importe quoi !» L'intellectuel pacifiste Félicien Challaye, juillet 1937
Et Challaye de citer une longue lettre de Victor Serge transmise par Magdeleine Paz, qui décrit les procédés employés à Moscou. «Parfois, on réveille l'inculpé au milieu de la nuit, on le fait comparaître devant le juge d'instruction, il reste debout pendant des heures», écrit Serge. Lorsque le malheureux a été privé de sommeil, on fait mine de le conduire devant un peloton d'exécution. «Une fois les nerfs des accusés brisés, reprend Challaye, on peut agir par toutes sortes de menaces. La plus ignoble est celle d'assassiner, de torturer les membres de la famille ; ce n'est pas une hypothèse ; car Kamenev a déclaré, avant de mourir : «Je suis un misérable ! Faites de moi ce que vous voudrez ; mais, je vous en prie, ne touchez pas à ma femme et à mes enfants, qui, eux, sont dans la bonne ligne stalinienne». Et Challaye d'insister : «Si un dictateur m'avait emprisonné, s'il exigeait de moi des aveux et, au cas où je m'y refuserais, menacerait d'assassiner mon fils après l'avoir torturé, j'avouerais n'importe quoi!».
 
Le rapport proposé au vote par Challaye n'obtient que 258 mandats contre 1088 pour le rapport Rosenmark soutenu par Victor Basch et la direction. Les contempteurs des grands procès staliniens ont perdu. Leurs représentants - Challaye, Alexandre, Léon Emery, membre du Syndicat national des instituteurs et directeur des Feuilles libres de la quinzaine, Bergery, Georges Pioch, ex-leader du PCF au début des années Vingt devenu la figure de proue d'un courant de gauche anticommuniste, l'historien de la Révolution Georges Michon et quelques autres- démissionnent de la Ligue des droits de l'homme. Ils regroupent surtout les tenants du pacifisme intégral, environ 50.000-60.000 adhérents, soit un quart des effectifs de l'association.
 
«Fournir un alibi à Staline»
Dans un texte intitulé par ironie «Les aveux de Victor Basch», Léon Emery déclare : «Notre départ est provoqué par la publication unilatérale du compte rendu de Rosenmark, un simulacre d'enquête destiné à fournir un alibi à Staline» (publié dans La Flèche de Paris le 13 novembre 1937). Félicien Challaye, pour sa part, dans un texte intitulé «La crise de la Ligue des droits de l'homme», reproche à la Ligue d'avoir pris parti «pour l'accusation contre la défense» et «pour le bourreau contre la victime», sous couvert d'impartialité. Il accuse : «La majorité du comité central [de la Ligue] est aux ordres de Moscou. Elle n'a pas osé protester contre la terreur stalinienne pour ne pas désobliger ses nouveaux amis communistes du Front populaire» (publié dans La Grande Revue, novembre 1937).
Victor Basch réplique en accusant à son tour Challaye et ses amis d'être complaisants envers Hitler, sa tyrannie et son bellicisme (ce qui est d'ailleurs exact). Visant Chalaye, Basch écrit : «Je l'ai souvent entendu dire qu'il nous appartient de balayer devant notre porte. Les portes étrangères le laissent indifférent, à la seule exception de la porte russe». Puis Basch concède qu'ont pu être commis en Russie soviétique des crimes «exécrables et inutiles», mais il ajoute : «C'est la première fois que les serfs de la terre et les serfs de l'usine se sentent libérés. Le régime soviétique constitue, pour des millions d'hommes, la plus vaste espérance qui ait jamais illuminé leur horizon, et il est enfantin de reprocher aux dirigeants de Moscou de n'avoir pas réussi, dans un misérable laps de temps de dix ans, à organiser de manière parfaite un monde nouveau» («Mise au point» de Victor Basch parue dans Les Cahiers des droits de l'homme, novembre 1937).
«Notre Révolution a fait couler, elle aussi, le sang de milliers d'innocents, cependant, si l'on nous posait à nous autres, démocrates, la question que voici : que préféreriez-vous si le choix vous en était laissé, la Révolution, avec ses crimes, ou pas de crimes sans Révolution, qui d'entre nous se déciderait pour la seconde solution ?» Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme
Le président de la Ligue des droits de l'homme se dit tourmenté par cette question, et nul doute que c'est vrai. Mais il met en regard ces crimes et le «colossal effort industriel, culturel, artistique que tente la Russie nouvelle». Il songe à «l'œuvre accomplie durant ces vingt ans par tous les ouvriers» et éprouve un «sentiment d'admiration». Et Victor Basch a cet argument qui ressemble à un cri du cœur et peut faire frémir : «Notre Révolution [française] a fait couler, elle aussi, le sang de milliers d'innocents, cependant, si l'on nous posait à nous autres, démocrates, la question que voici : que préféreriez-vous si le choix vous en était laissé, la Révolution, avec ses crimes, ou pas de crimes sans Révolution, qui d'entre nous se déciderait pour la seconde solution ?».
 
Ainsi, des opposants inflexibles à la peine de mort en France, intransigeants dans leurs blâmes envers la police de la IIIe République, qu'ils jugent sans cesse trop brutale, acceptent la mise à mort massive d'opposants « réactionnaires » et même d'«innocents», là-bas, en URSS, au paradis des prolétaires, comme une triste nécessité, une condition regrettable mais nécessaire à la construction d'un monde plus juste !
 
Mécanisme du «double standard»
Ce mécanisme du «double standard» -condamnation morale perpétuelle de son pays, absolution du sang versé dans des pays lointains par des régimes «de gauche»- fera des ravages chez les intellectuels français tout au long du XXe siècle. Ce pénible constat n'ôte rien à l'attachement personnel de Victor Basch aux principes de la démocratie libérale, et l'énigme est de voir les deux faits coexister chez le même homme. Avec un tact de psychiatre, l'historien François Furet a dépeint ces universitaires qui dirigeaient la Ligue des droits de l'Homme, «héritiers d'une tradition révolutionnaire toute-puissante sur leurs esprits, et pourtant ambiguë par rapport à la liberté» (Le passé d'une illusion –essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995).
«Une information précise sur la réalité du régime soviétique était, dès les années Vingt, accessible en France.»
Une information précise sur la réalité du régime soviétique était, dès les années Vingt, accessible en France. De l'automne 1918 à mars 1919, la Ligue elle-même avait auditionné des témoins, étrangers et russes, revenus de Russie soviétiques, et presque tous hostiles aux léninistes. Au terme de cette enquête, l'association avait d'ailleurs condamné, en termes très nets, le régime bolchevik, en raison de l'abolition des libertés mais aussi parce qu'il avait, selon la Ligue, trahi la France en guerre contre l'Allemagne de Guillaume II en concluant une paix séparée avec Berlin en mars 1918. Le regard de la Ligue des droits de l'homme sur l'URSS (et notamment de Victor Basch) a ainsi, de façon paradoxale, diamétralement changé entre 1919 et les années Trente, dans le sens d'une bienveillance accrue.
La priorité donnée en 1936-1937, par la direction de la Ligue, à la lutte contre Hitler et l'antifascisme, qui réclame selon elle de ne pas se brouiller avec le PCF dans le contexte de la guerre d'Espagne, et de tout subordonner à l'union de la gauche, fût-ce la vérité, n'explique pas tout. Existent aussi une vulnérabilité à la surenchère idéologique des communistes, le complexe des modérés face aux ultras qui font figure de purs, le désir de ramener des frères égarés à «la vieille maison» et une saisissante crédulité face à la propagande de l'URSS.
Beaucoup d'intellectuels français ne voulaient pas savoir, comme le montre la longue solitude d'un Boris Souvarine, à qui seul, parmi les grands journaux de l'époque, Le Figaro a ouvert ses colonnes pour analyser les grands procès de Moscou (Le Figaro du 6 février 1937) puis pour annoncer, avec trois mois d'avance, le pacte germano-soviétique (Le Figaro du 7 mai 1939).
 
La révolution bolchévique, enfin, est analysée par ces intellectuels français de gauche à l'aune de la Révolution française, qu'ils interprètent en fils de l'héritage jacobin qui défend la Terreur. Appréhendant l'inconnu léniniste à la lumière de l'histoire française, « ils retrouvent non seulement l'évènement de l'histoire qui leur est le plus familier, mais la manière même dont ils l'expliquent, ou l'enseignent. Les violences et les crimes de la Terreur de 1793-1794, en France, le coup d'Etat antiparlementaire du 31 mai-2 juin [1793, référence à l'arrestation des députés Girondins sur sommation de la Commune insurrectionnelle de Paris et des activistes parisiens, NDLR] n'ont-ils pas eux aussi l'habitude d'en rejeter toute la responsabilité sur les circonstances de l'époque, la guerre extérieure, la contre-révolution intérieure, la Vendée? Pourquoi refuser cette excuse absolutoire aux bolcheviks, qui en réclament expressément le bénéfice? », souligne François Furet.
«Le problème est ainsi plus profond, plus enraciné que la seule analogie spécieuse entre Révolution française et coup d'Etat léniniste. Elle tient à la justification de la Terreur par ces intellectuels français de gauche, même non communistes.»
Le problème est ainsi plus profond, plus enraciné que la seule analogie spécieuse entre Révolution française et coup d'Etat léniniste. Elle tient à la justification de la Terreur par ces intellectuels français de gauche, même non communistes. Alphonse Aulard, radical-socialiste, titulaire depuis 1886 de la première chaire universitaire consacrée à la Révolution à la Sorbonne, s'exclame ainsi, en mars 1919, à la Ligue des droits de l'homme, après avoir recueilli les premiers témoignages antibolcheviks de l'histoire: «La Révolution française, elle aussi, a été faite par une minorité dictatoriale»Après avoir déclaré tout ignorer de la réalité russe, il ne s'en livre pas moins à une longue comparaison entre la Russie de 1917 et la France de 1793, et conclut : «Toute révolution est l'œuvre d'une minorité. Quand on me dit qu'il y a une minorité qui terrorise la Russie, je comprends, moi, ceci : la Russie est en révolution».
Victor Basch et son épouse seront assassinés par la Milice en 1944, cependant qu'une grande partie de ses opposants internes de 1936-1937 (pas tous) choisiront Vichy et la collaboration par pacifisme radical. L'absolution des grands procès de Moscou par la direction de la Ligue des droits de l'homme n'en soulève pas moins des questions de fond. Et il est très révélateur que François Furet, dans son grand livre, Le passé d'une illusion –essai sur l'idée communiste au XXe siècle, n'ait pas trouvé de thèse universitaire de qualité consacrée à la Ligue des droits de l'homme sur laquelle s'appuyer pour analyser cette affaire. A l'époque, l'historien s'est référé au travail admirable, non d'un collègue mais d'un journaliste hors pair, Christian Jelen, auteur d'un livre pionnier sur le sujet, Hitler ou Staline –Le prix de la paix (Flammarion, 1988). Ce confrère remarquable et trop tôt disparu, qui collabora à L'Express puis au Point et était l'ami de Jean-François Revel, n'avait pas craint de s'exposer aux critiques vétilleuses de certains universitaires qui évitent soigneusement les sujets qui fâchent la famille mais aiment donner des leçons de méthode aux journalistes qui prennent le risque de les traiter les premiers.
 
Aussi le mot de la fin revient de plein droit à Christian Jelen : dans l'entre-deux-guerres, «l'anticapitalisme est le cordon ombilical qui empêche le socialisme démocratique de rompre avec le bolchevisme. On ne peut pas mieux dire que tout jugement sur l'URSS ne doit pas s'en tenir à la dictature et aux crimes. Il faut aussi la juger sur les fruits qu'elle ne manquera pas de donner. Contrairement aux sociétés capitalistes, elle peut avoir droit aux circonstances atténuantes». Appliqué à d'autres pays que l'URSS, ce raisonnement a-t-il vraiment disparu ?�
  • Illustration : Un des procès de Moscou à grand spectacle organisés par Staline entre 1936 et 1938 dans le cadre des «grandes purges». Tallandier / Bridgeman Images