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Hubert Védrine : «Je ne vois pas l’engrenage qui conduirait à une guerre générale»
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propos recueillis par Isabelle Lasserre, pour Le Figaro - mars 2025
ENTRETIEN - L’ancien ministre des Affaires étrangères publie un Nouveau dictionnaire amoureux de la géopolitique (Plon) pour tenter de «décrypter la pétaudière dans laquelle nous sommes plongés», et notamment la stratégie de Trump vis-à-vis de l’Ukraine.
Le Figaro. - Vous publiez un «nouveau» Dictionnaire amoureux de la géopolitique …
Hubert Védrine. - J’ai fini de le réécrire après la réélection de Trump et j’y ai ajouté vingt entrées nouvelles. L’idée d’origine demeure : réintroduire de l’histoire et du temps long. Le côté instantané, réactif, voire hystérique de notre monde fait qu’on n’y comprend plus rien. J’espère que mon livre aidera à mieux décrypter la pétaudière dans laquelle nous sommes plongés.
Il n’y a pas d’entrée «Zelensky» . Vous ne le considérez pas comme un représentant du monde libre, un président courageux aux accents churchilliens ?
La rhétorique des années 1930 ou 1950 ne nous permet pas de comprendre le monde actuel. À l’entrée «Ukraine», je parle du courage de Zelensky. Après l’altercation à la Maison-Blanche, j’ai d’ailleurs proposé de lui donner le prix du courage et à Donald Trump celui de l’indignité. Mais cela ne change rien au fait que Trump, obnubilé par la Chine, et pour qui la question de l’Ukraine est secondaire, va imposer l’arrêt des combats, en tout cas d’un côté. Et qu’il y aura un accord sur les terres rares qui intéressera les États-Unis à l’avenir de l’Ukraine.
Poutine avait ressuscité l’Occident. Trump est-il en train de le tuer ?
Les Américains et les Européens sont en fait des cousins issus de germain. Le XXe siècle aura été une parenthèse (!), les États-Unis ayant été obligés, contrairement au testament de George Washington, d’intervenir dans les affaires européennes. Les Européens avaient obtenu d’être protégés par les Américains, à partir de 1949, ce qui a permis de parler d’«Occident». C’était plutôt une relation protecteur-protégés, plutôt que des alliés. Certes, Poutine avait réveillé l’esprit de défense en Europe, mais dans le cadre de l’Alliance. Je crois que c’est fini. Pour Trump, il n’y a pas d’alliés, que des parasites ou des concurrents commerciaux. Et nous n’avons plus les mêmes valeurs (voir le discours hérétique de Vance à Munich). Les Européens, qui avaient cru à la mondialisation heureuse, à la pratique irréversible du multilatéralisme diplomatique et, autre courant, au progressisme américain, qui a dégénéré en wokisme, sont les plus déstabilisés. Néanmoins, tant qu’il y a encore le traité de 1949 et l’Otan, on peut parler de liens transatlantiques. Mais ça va dépendre de la suite.
«Les Européens devront-ils abandonner à Trump la définition des rapports à long terme avec la Russie ? La question se posera vite.» Hubert Védrine
Donald Trump est-il un idéologue ?
Vance l’est ; Donald Trump, non. Donald Trump a un ego monstrueux, une volonté de puissance, de revanche, de domination et une gloutonnerie financière. Mais si ses politiques se retournent contre lui, il pourrait bien changer de position. Par exemple si l’inflation repart du fait de sa guerre commerciale ; ou quand il réalisera que les États-Unis ont quand même besoin de beaucoup d’immigrants, mais bien mieux choisis ; ou quand il réalisera que la Chine va prendre le leadership dans les technologies écologiques d’avenir ; et qu’au Moyen-Orient, où il compte sur l’Arabie pour faire baisser le prix du pétrole et relancer les accords d’Abraham, il ne pourra pas faire avaler à Riyad le nettoyage ethnique de Gaza. Il faut s’attendre à des rebondissements.
Peut-il bouger sur l’Ukraine et la Russie ?
Sur l’Ukraine, il fait ce qu’il avait avancé, au grand dam des Ukrainiens et du nôtre. La question est celle de la sécurisation du cessez-le-feu qui suivrait l’arrêt des combats. Sur la relation États-Unis-Russie, il semble avoir, peut-être à son insu, la même vision que celle des grands réalistes américains qui avaient négocié les accords de désarmement avec l’URSS, mais on ne sait pas jusqu’où il voudra et pourra aller, ni comment Poutine essayera d’exploiter cette situation. Les Européens devront-ils abandonner à Trump la définition des rapports à long terme avec la Russie ? La question se posera vite. Elle est inabordable en Europe aujourd’hui.
Que faut-il faire en Ukraine, selon vous ?
Tout faire pour que le cessez-le-feu soit le moins préjudiciable possible pour l’Ukraine ; que la sécurité de son territoire (moins la Crimée et le Donbass) soit garantie de façon crédible et durable ; aider l’Ukraine à déminer, reconstruire, etc. Les réponses à ces différentes questions vont dépendre soit de l’Union européenne en tant que telle (une perspective d’adhésion par étapes selon l’idée de Bourlanges), soit des quelques pays européens de l’Alliance disposant d’armées, en ce qui concerne 1. les garanties à donner à l’Ukraine ; 2. la création par cette coalition d’un pilier européen de l’Alliance.
Les Européens seront-ils capables d’agir pour l’Ukraine et pour la sécurité et la défense européenne ?
Plusieurs dirigeants européens se sont dits prêts à envoyer des troupes en Ukraine pour garantir un éventuel cessez-le-feu. Les Russes ont déjà rejeté la présence de militaires de pays de l’Otan. Mais Trump peut avoir besoin, pour que cette sortie de l’Ukraine ne tourne pas pour lui à un fiasco total, que des pays européens envoient des troupes. Donc l’issue dépendra en partie de la discussion Trump-Poutine et Européens-Trump. Après, quel serait le mandat de ces troupes ? Cela dépendra de ce que Trump aura obtenu, ou non, de la Russie dans l’accord de cessez-le-feu, s’il y en a un. Après se poseraient d’autres questions : où seraient ces troupes (pas forcément terrestres), comment seraient-elles coordonnées ? Et qui prendrait les décisions ?
«La dissuasion nucléaire doit s’incarner dans un dissuadeur unique. Le président Macron le rappelle régulièrement. Aucun pays doté de l’arme nucléaire ne raisonne autrement.» Hubert Védrine
En ce qui concerne la défense de l’Europe, si Trump oblige les Européens de l’Alliance à se saisir de cette question qu’ils ont méthodiquement écartée depuis quatre-vingts ans (sinon ils auraient été gaullistes), il faudra se mettre d’accord entre France, Grande-Bretagne, Allemagne, Pologne, Italie, Suède, etc., sur les questions suivantes : quelles forces met-on dans ce pilier ? Par quel type d’état-major est-il militairement commandé ? Et quelle autorité politique commandera cet état-major ? Si l’on considère les dernières décennies, il n’y a aucune chance que ça marche. Mais le moment est sans précédent. Donc plus rien n’est impossible.
L’Ukraine, à qui l’entrée dans l’Otan est refusée, pourrait-elle être tentée par une protection nucléaire ?
Trump, encore plus que Biden, refuse l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan. Une garantie nucléaire donnée à l’Ukraine en dehors de l’Otan reviendrait au même. Ce serait un casus belli, aux antipodes de la politique de Trump. Mais une discussion s’est ouverte dans quelques pays d’Europe sur la dissuasion nucléaire. Sur ce point, il faut être rigoureux et précis. La dissuasion nucléaire doit s’incarner dans un dissuadeur unique. Le président Macron le rappelle régulièrement. Aucun pays doté de l’arme nucléaire ne raisonne autrement. Et il y a le débat, tout à fait différent, sur l’étendue de la protection. La Grande-Bretagne ne pourra pas entrer dans cette discussion, car son arme nucléaire est sous double clé avec les États-Unis. Le débat est déjà ouvert en France, notamment après les déclarations sans précédent du nouveau probable chancelier allemand, Friedrich Merz. L’arme nucléaire protège le sanctuaire national et les intérêts vitaux du pays, lesquels n’ont volontairement jamais été précisés (mis à part des phrases vagues sur la dimension européenne de la dissuasion française). S’il fallait opérer cette révolution stratégique, quel pays ou quels intérêts seraient couverts par cette protection ? Est-ce que les Français, puisqu’il s’agit d’eux, accepteraient cette prise de risque en première ligne ? Et surtout, est-ce que l’agresseur potentiel serait convaincu, et donc dissuadé ? À ce stade, je pense que l’ambiguïté dans les intérêts vitaux reste plus dissuasive que leur clarification, mais, comme je l’ai dit, nous vivons un moment sans précédent.
Pourquoi l’Europe manque-t-elle à ce point de leaders de l’envergure de Churchill ?
On ne peut pas souhaiter une nouvelle guerre mondiale pour faire émerger des Churchill, Roosevelt, de Gaulle (et Staline !). Dans les démocraties contemporaines, anhistoriques, où les mandats sont courts, les sondages et le harcèlement par les réseaux sociaux permanents, il risque en effet d’y avoir plus de followers que de leaders. Mais rappelez-vous que Churchill était considéré comme fini avant d’être rappelé par le roi George V et que Truman passait pour un boutiquier de Kansas City. Or, c’est lui qui a pris les décisions historiques de l’après-guerre (plan Marshall, Alliance atlantique, endiguement de l’URSS, Otan). Ne jugeons pas trop vite : les semaines à venir seront vraiment historiques.
«N’oublions pas que nous avons vécu plusieurs décennies de menaces d’anéantissement Est/Ouest et que la guerre froide n’est pas devenue chaude.» Hubert Védrine
Un effondrement de l’UE vous paraît-il possible ?
Non. Je pense que si Poutine avait voulu attaquer l’Otan, il n’aurait pas attendu qu’elle soit réarmée, renforcée et remobilisée. Mais, comme je ne peux pas le démontrer, je suis très favorable à l’instauration en Europe d’une sorte de porc-épic militaire décourageant toute agression, dirigé par le pôle européen dont j’ai parlé. Dans le domaine commercial et économique, il faut absolument que l’Union européenne (là, elle est compétente) résiste aux coups de butoir de Trump, jusqu’à ce que les contradictions dans son système l’obligent à corriger ses positions. Elle devrait pouvoir préserver sa capacité régulatrice si elle met en œuvre sa toute nouvelle orientation antibureaucratique, et poursuivre la transition écologique. Ce qui suppose de résister à Trump ou de le contourner (en alliance avec les Chinois), mais surtout de convaincre les populations européennes.
Craignez-vous, comme certains, un risque de guerre ? Comment pourrait-elle arriver ?
Je ne vois pas l’engrenage qui conduirait à une guerre générale. Des affrontements localisés, oui, sans doute. Mais n’oublions pas que nous avons vécu plusieurs décennies de menaces d’anéantissement Est/Ouest et que la guerre froide n’est pas devenue chaude. De toute façon, Trump ou pas, avant de réimaginer un système mondial pour gérer tout cela (y compris les relations avec le «Sud global», en évitant de reproduire les erreurs désastreuses des États-Unis envers la Russie d’Eltsine, Poutine I et II et Medvedev, pendant les dix à quinze années après la fin de l’URSS), il faut, répétons-le, que les dirigeants européens extorquent à Trump de vraies garanties sur la suite du cessez-le-feu en Ukraine, et constituent, via une coalition, un pôle européen de l’Alliance rétablissant un équilibre des forces dissuasif en Europe.

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Illustration : Hubert Védrine présente «Nouveau dictionnaire amoureux de la géopolitique», éditions Plon, février 2025, 608 pages, 27€ (papier), 18,99 € (numérique). © Fabien Clairefond
