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Après la guerre : la descente aux enfers ?

  • par Bruno Tertrais, pour Le Point - janvier 2024
Dans «Journée d’un opritchnik», l’écrivain russe Vladimir Sorokine imaginait son pays en 2028 : une dictature sous la coupe de la Chine et séparée de l’Europe par une muraille. Une fiction ?
 
Vladimir Poutine apparaît de plus en plus dépassé par sa droite. Sa stratégie de cooptation des groupes violents, voire néonazis, est en train de se retourner contre lui. Les ultranationalistes russes étaient, jusqu'à présent, des figures relativement marginales. Ils ont désormais des armées privées. Il faut entendre le discours, prononcé par le président russe le 21 septembre 2022, destiné à célébrer l'annexion de quatre oblasts ukrainiens. Ses références – la glorification du passé, la référence aux ennemis anglo-saxons, la promesse d'un avenir radieux, les citations du philosophe Ivan Iline – sont des indices troublants. Ils s'ajoutent au culte du chef, à la mise en exergue d'humiliations passées, au capitalisme d'État ou aux remarques de M. Poutine sur la purification bienvenue de la nation qui résulterait de l'exode qui a suivi le lancement de l'Opération Z.
L'alliance de l'Église avec M. Poutine libère les excès rhétoriques les plus inquiétants. Selon l'idéologue Alexandre Douguine, «la dernière bataille de la lumière et des ténèbres» a commencé. Simples foucades d'une minorité bruyante ? Pas si sûr, quand on lit les experts considérés autrefois comme nuancés, tel Dmitri Trenin, qui voit dans le conflit une occasion de vaincre «le matérialisme primitif et le manque de foi»… On peut y trouver une filiation avec la tradition nihiliste de la fin du XIXe siècle, pour laquelle la destruction, purificatrice et rédemptrice, n'est pas «un moyen mais une fin en soi».
 
Les germes de la désintégration
Le projet néo-impérial de M. Poutine s'effondre. Non seulement il n'aura pas réussi à unifier le «monde russe», mais ses voisins les plus proches semblent désormais vouloir s'émanciper. Le Kazakhstan prend ses distances. Le Kirghizistan a annulé des manœuvres conjointes. Moscou a fait la sourde oreille lorsque l'Arménie, attaquée par des forces azerbaïdjanaises, en a appellé à la garantie de défense qui lie les deux pays. Erevan a refusé de signer le document issu de la réunion, fin 2022, de l'Organisation du traité de sécurité collective. L'autre pilier de la Communauté des États indépendants (CEI), l'Union économique eurasiatique, est lui aussi mal en point. Moscou n'a jamais joué le jeu du multilatéralisme et de la coopération. Aujourd'hui, son hard power atteint ses limites, et son soft power est en déclin. L'annexion des quatre oblasts ukrainiens a suscité l'effroi des voisins de Moscou plus que le respect envers l'ancienne puissance tutélaire. Les liens de dépendance pas plus que le statut de carrefour migratoire de l'immense territoire russe ne disparaîtront du jour au lendemain, mais les germes de la désintégration sont là.
 
C'est bien le crépuscule de l'impérialisme russe qui se profile. D'autres puissances vont en profiter, à commencer par la Turquie et la Chine, et, s'ils sont habiles, l'Europe et les États-Unis. La Russie du milieu des années 2020 sera l'homme malade de l'Eurasie, un pays miné par l'affaiblissement militaire, économique, démographique. Elle se vide de ses cerveaux les plus brillants et, de plus en plus, de ses classes moyennes. Et elle se sépare de l'Europe. L'Ukraine était le côté occidental du corps russe, qui équilibrait son côté oriental. Sans elle, dont l'influence sur l'histoire et la formation des élites russes fut cruciale, l'héritage mongol et tatar de la Russie prendra une part plus importante dans la culture nationale. Par ailleurs, le pays entrera certainement dans une période troublée, car les débâcles militaires y sont bien souvent suivies de bouleversements politiques, comme en 1905, en 1917 ou en 1989.
 
Un scénario à l'allemande – le choc et le traumatisme, suivis de l'introspection et de la guérison – est improbable. La Russie n'a pas la tradition d'État de droit, même parsemée d'interruptions, qui était celle de l'Allemagne de l'époque. Sans compter qu'il sera difficile de lui faire subir un Nuremberg, et qu'elle ne sera pas placée sous la tutelle d'un protecteur bienveillant. Plus plausible est le scénario nord-coréen : l'enfermement et la radicalisation d'une Russie-forteresse, dans laquelle Poutine ou ses successeurs maintiendraient la population dans un état de guerre permanent. La Russie deviendrait le Mordor du Seigneur des anneaux, une contrée désolée dans laquelle règnent les forces du mal. Cet ensauvagement de la nation est déjà à l'œuvre, car la société russe s'est criminalisée. «Des groupes se sont emparés des règles mafieuses, leur empruntant un style de vie, des attitudes physiques, une “morale” sui generis, une hiérarchie formée de “parrains” régnant sur leurs protégés», affirme Yves Hamant, spécialiste de la civilisation russe, dans un article du Monde. Les amateurs de Tolkien comparent déjà le comportement des militaires russes à celui des Orques, ces soldats mi-bêtes, mi-humains qui ne connaissent aucune limite dans l'horreur. Exagération ? Fin 2022, M. Poutine lui-même a semblé valider cette analogie en distribuant huit «anneaux de pouvoir» aux chefs d'État de la CEI.
 
Temps des troubles
La Russie de ce nouveau Temps des troubles (l'anarchie du début du XVIIe siècle) pourrait-elle finir par ressembler à la Somalie des années 1990, un pays dans lequel les milices et les gangs feraient la loi, leur vivier de recrutement alimenté par le retour de conscrits amers, dont nombre d'anciens prisonniers ? Poutine, qui peut théoriquement se représenter en 2024, fera tout pour l'éviter. On sait qu'il admire Ivan Iline, et il a certainement lu et relu le texte du philosophe Que promet au monde le démembrement de la Russie ? (1950). Mais il n'est pas certain qu'il puisse survivre au désastre qui se dessine. Lui ou ses successeurs devront alors affronter un scénario encore plus dangereux : celui de l'effondrement de ce qui est, encore aujourd'hui, un empire dans lequel un groupe national, les Russes, domine d'autres populations.
L'hypothèse de l'éclatement a toujours hanté les Russes autant qu'il a excité l'imagination des Occidentaux. Or il n'est pas rare de voir les empires s'effondrer après les grandes défaites, qui agissent comme cause ou catalyseur de l'implosion, le déficit de légitimité politique et la désorganisation de l'État s'ajoutant au coût de la guerre. Ce fut le cas après la Première Guerre mondiale. Et ce fut aussi le cas pour l'Empire soviétique : l'enlisement en Afghanistan fut un révélateur des faiblesses de son armée et un encouragement à la révolte des républiques non russes.
 
La verticale du pouvoir imposée par le président russe serait ébranlée par la défaite. Alors qu'un État en guerre doit choisir entre les canons et le beurre, Moscou pourrait avoir de plus en plus de mal à fournir l'un comme l'autre. Les conscrits de retour d'Ukraine seront amers, parfois déconsidérés. Les anciens prisonniers engagés dans les milices seront tentés par l'économie parallèle des gangs et des trafics. Le risque de violence serait réel entre l'armée, les services de renseignement, la Garde nationale et les milices de MM. Choïgu, Prigogine, Kadyrov.
 
Citoyens russes et Russes citoyens
Sécession politique, puis sécession territoriale ? La Russie compte 21 républiques non slaves. Les citoyens russes (Rossiiskii) ne sont pas tous des Russes citoyens (Russkii) et la proportion de ces derniers tend à baisser. Les autres nationalités, notamment les Tatars, les Bachkirs, les Tchouvaches et les Tchétchènes, connaissent, elles, une croissance démographique. Les populations les plus pauvres, provenant de régions reculées, contribuent de manière disproportionnée aux effectifs militaires du pays. Au point d'avoir le sentiment d'être la chair à canon du pouvoir central. On repense à la période du début des années 1990, qui – comme la fin des années 1910 – vit le bouillonnement des nationalités et des revendications d'indépendance, y compris au sein de la Russie. Les observateurs devraient, dans ce scénario, se familiariser de nouveau avec des noms exotiques. Qui avait entendu parler du Chuuln, le Congrès de la nation kalmouke, qui a déclaré l'indépendance des peuples qu'il prétend représenter le 27 octobre 2022 ?
 
Le délitement de l'Union soviétique est un précédent imparfait pour imaginer ce que serait le scénario d'un éclatement de la Russie. L'URSS avait, dans sa périphérie, de véritables centres de pouvoir. Comme le présente Janusz Bugajski, dans son essai Failed State. A Guide to Russia's Rupture (The Jamestown Foundation, 2022), «la Russie est un pays économiquement, socialement et régionalement fragmenté, constitué de quelques villes et microrégions développées et d'un vaste hinterland déconnecté et appauvri». Lesquelles des 89 entités fédérales auraient le plus de chance de faire sécession ? Les entités frontalières, qui auront particulièrement souffert de la guerre, ou bien les plus homogènes, où les Russes au sens ethnique ont parfois quasi disparu et qui sont souvent les plus pauvres (comme le Caucase) ? Mais aussi celles des plus riches, qui ont un historique de revendication nationale (le Tatarstan, le Bachkortostan).
 
Une frange des nationalistes pourrait voir d'un œil favorable le départ de peuples non russes de la fédération. Mais au prix d'une nouvelle chute démographique : les entités les plus susceptibles de s'éloigner du centre de gravité moscovite sont souvent aussi les seules qui ont connu un solde naturel positif ces dernières années.
 
Le précédent de la Yougoslavie vient ainsi plus naturellement à l'esprit que celui de l'Union soviétique. Il est d'ailleurs invoqué par les autorités russes dans un sentiment de crainte. Mais l'effondrement de la Russie ressemblerait à 1917 plus qu'à 1991. Comme pour les empires de l'époque, il générerait de nouveaux conflits en l'absence de «gendarme», et susciterait les convoitises des puissances voisines. Et que deviendrait, dans ce cas, la Biélorussie ? Moscou accepterait-il qu'elle prenne son indépendance ? Ou voudrait-il à tout prix garder ce satellite, comme la Serbie le Monténégro, après la disparition de la république fédérale de Yougoslavie – au prix, peut-être, d'un nouveau bain de sang ?
«La Russie est la machine à cauchemars de l'Occident», dit le personnage du Mage du Kremlin, dans le roman de Giuliano da Empoli. Seule bonne nouvelle : la question nucléaire ne se poserait pas avec autant d'acuité qu'en 1991. Les forces nucléaires sont majoritairement localisées au cœur de la fédération, quoique parfois trop près des frontières pour ne pas se préoccuper de leur sort en cas de troubles graves. La «Haute-Volta avec des fusées» deviendra-t-elle la «Somalie avec des armes nucléaires» ?
 
Fédération égalitaire
La désintégration de l'empire ne serait pas irréversible. La Russie finit toujours par se reconstruire. Dans une hypothèse optimiste, cela pourrait se faire, à terme, dans le cadre d'une nouvelle fédération, plus égalitaire. Le scénario proposé ici reste encore improbable, mais pas au point de le négliger. En 1991, deux positions se faisaient jour. L'une voyait dans l'éclatement de l'Union soviétique une chance historique, celle pour l'Occident d'être débarrassé de la menace russe. L'autre militait au contraire pour la prudence, mettant l'accent sur les risques induits par le délitement d'une grande puissance nucléaire. Ce fut celle adoptée par le président Bush père. Au point d'aller à Kiev demander aux Ukrainiens de ne pas sortir de l'Union… On verrait refleurir le même débat, et sans doute la même prudence de la part de la Maison-Blanche. L'Amérique verrait d'un œil d'autant plus mauvais la Russie sombrer dans le chaos que ce scénario l'éloignerait encore un peu plus de son projet : se focaliser sur l'Asie. La Chine ne serait elle-même guère favorable au délitement russe. Elle pourrait y gagner à la longue – un Extrême-Orient russe vidé de ses habitants pourrait devenir le Congo des années 2000, un territoire non gouverné ouvert à toutes les prédations –, mais Pékin n'aime pas le chaos.
 
Ne souhaitons pas l'éclatement de l'empire. La paranoïa russe est déjà suffisamment avancée, ne la nourrissons pas. Mais réfléchissons aux conséquences de ce scénario s'il venait à se réaliser. Notre premier devoir serait le confinement de la Russie au sens sanitaire du terme, pour éviter le débordement de la violence et des trafics. Et invalider la prédiction de Bill Clinton en 1999 : «Si la Russie n'est pas stable, le reste du monde connaîtra le malheur.» (1) Mais aussi se préparer à aider, si elles le demandaient, les forces qui seraient prêtes à transformer le pays dans un sens qui serait favorable à nos intérêts et à nos valeurs. Dans tous les cas, l'Europe et la Russie vont sans doute se séparer pour longtemps. C'est peut-être la fin d'un cycle historique de près de cinq siècles, qui avait commencé avec une victoire sur la Suède lors de la bataille de Poltava (1709).�
  1. Cité in Mary E. Sarotte, Not One Inch. America, Russia and the Making of the Post-Cold War Stalemate. Yale University Press, 2022, p. 301.
Illustration :
  • Bruno Tertrais, politologue spécialisé dans l'analyse géopolitique et stratégique. Directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). © DR
  • Vladimir Sorokine, exilé à Berlin, l’enfant terrible de la littérature russe dissèque les errements du pouvoir et du Kremlin depuis quarante ans. @ DR
 
 
 
 


16/02/2024
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