2787- Anne Nivat : «Le régime de Vladimir Poutine n’est pas aussi fort qu’on le pense» 3 posts

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������ Anne Nivat : «Le régime de Vladimir Poutine n’est pas aussi fort qu’on le pense»

  • propos recueillis par Marie-Laetitia Bonavita, pour Le Figaro - mars 2024
ENTRETIEN - La journaliste s’est rendue en Ukraine, après l’invasion du pays par la Russie, des deux côtés de la ligne de front pour rencontrer soldats et civils. Son livre entend sortir d’une vision manichéenne du conflit.
 
Reporter de guerre depuis plus de trente ans, Prix Albert-Londres en 2000, Anne Nivat aime recueillir la parole de ceux qui, le plus souvent, «ne représentent qu’eux-mêmes». Collaboratrice au Point et à LCI, cette polyglotte qui parle sept langues, dont le russe et le polonais, est allée en Ukraine au printemps 2022 puis deux fois en Russie. Elle publie La Haine et le DéniAvec les Ukrainiens et les Russes dans la guerre (Flammarion). Une enquête nourrie qui permet de décrypter l’état d’esprit des uns et des autres.
 
Le Figaro. - Ce livre est le produit de reportages en Russie et en Ukraine. Expliquez-nous
Anne Nivat. - La priorité souvent donnée à l’émotion et au commentaire et les éléments de langage de plus en plus codifiés des communicants tendent à discréditer le journalisme. Dans ces conditions, le reportage, qui s’appuie sur la réalité du terrain, revêt toute son importance.
Je couvre différentes guerres (Irak, Afghanistan, Tchétchénie… ) depuis près de trente ans, je n’ai pas changé de méthode et n’en changerai pas: il me paraît capital de mettre en avant la parole des personnes que je rencontre et qui, le plus souvent, ne représentent qu’elles-mêmes, ce qui permet de saisir en profondeur les enjeux cachés.
 
Être une femme reporter de guerre est-il plus difficile?
 
Le fait d’être femme n’est pas une gêne. Être auprès de mes interlocuteurs sur le terrain - donc dans la même galère - et parler leur langue donne de la légitimité. Je n’ai jamais voulu exposer les dangers et les difficultés à faire ce métier, mais c’est justement parce que c’est un métier difficile qu’il ne faut pas cesser de le faire. Rechercher la nuance et l’authenticité est toujours plus ardu que pencher nettement d’un côté ou de l’autre.
 
Votre livre s’intitule La Haine et le Déni. Chacun de ces mots s’attribue-t-il davantage à la Russie ou à l’Ukraine?
 
Ce titre est intemporel. À mon lecteur de se faire son idée.
 
Qu’avez-vous vu de part et d’autre des deux pays?
 
Comme dans toute guerre, beaucoup de tristesse, de drames, de colère, de ressentiment. Mais également du patriotisme, une solidarité et une fraternité très fortes. Recueil des points de vue différents sur le terrain, mon livre entend sortir d’une vision manichéenne.

«On se rend compte que beaucoup de Russes, conscients que leur armée s’enlise, aimeraient eux aussi gagner cette guerre. Même ceux qui sont contre la guerre, sans pour autant le dire haut et fort.»

Évidemment que du côté ukrainien, la majorité de la population, puisqu’elle a été envahie, est, de prime abord, davantage portée vers la victoire que du côté russe. Pourtant, on se rend compte que beaucoup de Russes, conscients que leur armée s’enlise, aimeraient eux aussi gagner cette guerre. Même ceux qui sont contre la guerre, sans pour autant le dire haut et fort par peur d’une sanction pénale ou sociale, le pensent.
 
En Ukraine, la situation n’est pas la même selon l’endroit où l’on se trouve, comme par exemple dans le Donbass ukrainien occupé par les forces russes. Le récent limogeage par le président Zelensky du chef d’état-major des armées a révélé des dissensions au sein de l’appareil politique.
 
Qu’en est-il de la mobilisation des soldats?
 
Les deux pays ont d’énormes problèmes de mobilisation. L’Ukraine, qui n’a pas le même nombre d’habitants que la Russie, est en train, bien difficilement, de faire voter une loi sur de nouveaux critères d’enrôlement. Moscou, qui souhaite protéger les jeunes des grandes villes, recrute dans les républiques et les régions non ethniquement russes, comme les Bouriates, près de la Mongolie, les Tatars (des Turcs vivant au centre et au sud du territoire), ou les Daghestanais dans le Caucase.
 
Pour ces populations, s’engager dans l’armée est un ascenseur social et les familles des soldats tués reçoivent des sommes phénoménales. Il n’empêche, pour la première fois, on a vu, par exemple au Daghestan, des mamans, des épouses ou des sœurs de soldats exprimer dans la rue leur haine et lancer aux représentants des forces de l’ordre que ce n’était pas «leur» guerre. Or il y a là un danger potentiel pour la Russie: l’éclatement de la Fédération. Dans chacun de ses discours, Poutine s’adresse à son peuple en soulignant qu’il est «plurinational», soulignant ainsi le pluralisme et l’équilibre des différentes nations de l’immense fédération.
 
Quel est le rapport de Poutine à l’histoire?
 
Sans avoir, comme certains, la prétention d’être dans la tête de Poutine, je constate que celui-ci se targue d’être un historien amateur. On l’a vu récemment dans cet entretien donné à Tucker Carlson, l’ex-animateur de la chaîne américaine Fox. Il s’était mis d’accord avec le Kremlin sur les questions et leur ordre, mais il a tout de même été étonné par la leçon d’histoire du président russe qui n’a pas duré deux minutes mais vingt-cinq.

«Les trentenaires, qui n’ont connu au pouvoir que Poutine, ont un sens plus critique que leurs parents. Grâce aux réseaux sociaux qui, il faut le souligner, continuent à être tolérés en Russie qui ne veut pas apparaître, aux yeux du monde, comme un pays totalement fermé.»

En 2012, une Société russe d’histoire militaire a été créée sous le président Dmitri Medvedev, dans le but d’«inculquer le patriotisme et de contrer les initiatives visant à dénaturer et discréditer l’histoire militaire de la Russie». La réécriture des livres scolaires d’histoire est en cours. Fin 2021, Mémorial, une ONG créée il y a trente ans pour préserver et honorer la mémoire des victimes du pouvoir soviétique et notamment stalinien, a été interdite et démantelée.
 
Quel est le rapport de la jeune génération au président russe?
 
Les trentenaires, qui n’ont connu au pouvoir que Poutine, ont un sens plus critique que leurs parents. Grâce aux réseaux sociaux qui, il faut le souligner, continuent à être tolérés en Russie qui ne veut pas apparaître, aux yeux du monde, comme un pays totalement fermé. Entre YouTube, dont la menace de suspension est pour l’instant restée sans suite, et les réseaux privés virtuels (VPN) conçus pour permettre l’activité en ligne, les trentenaires sont capables de s’informer en dehors de la doxa gouvernementale.
 
Ils sont plus nombreux à être contre la guerre et, contrairement à leurs aînés qui n’ont jamais entendu prononcer le nom d’Alexeï Navalny tant par Poutine que par la télévision d’État, ils savent que le très charismatique opposant est mystérieusement mort en prison. Via cette fenêtre sur le monde, les réseaux sociaux rapprochent les jeunes Russes de la façon de penser de leurs contemporains français, britanniques ou italiens. Vladimir Poutine, qui est réfractaire à l’utilisation du net, se coupe de toute une partie de cette opinion.

«Le président français, dont les propos ont provoqué un tollé, n’a aucunement exprimé le souhait d’envoyer des troupes au sol en Ukraine. Sans l’exclure. Il a exprimé l’"ambiguïté stratégique", chère aux pays dotés.»

C’est à mon avis une erreur. Je ne sais si, un jour, les jeunes se rebelleront ou si une véritable opposition parviendra à faire entendre sa voix, non pas à l’extérieur de la Russie, mais à l’intérieur, mais la mort récente de Navalny et celle, en août dernier, d’Evgueni Prigojine, oligarque et chef de la milice Wagner, après sa mutinerie avortée, sont des marques de tensions fortes à l’intérieur du régime. Le régime de Vladimir Poutine n’est pas aussi fort qu’on le pense.
 
Russes comme Ukrainiens critiquent l’Europe. Celle-ci a-t-elle failli?
 
Aller sur le terrain permet d’entendre ces récriminations. Dans des guerres précédentes, en Irak, en Afghanistan, j’avais également recueilli les fortes critiques proférées par mes interlocuteurs dénonçant ce qu’ils considèrent, à mon sens à raison, comme une certaine arrogance occidentale.
 
Faut-il craindre la menace, exprimée par Poutine, d’une riposte nucléaire en Europe après l’hypothèse, évoquée par Emmanuel Macron, d’envoi de troupes occidentales en Ukraine?
 
Le président français, dont les propos ont provoqué un tollé, n’a aucunement exprimé le souhait d’envoyer des troupes au sol en Ukraine. Sans l’exclure. Il a exprimé l’«ambiguïté stratégique», chère aux pays dotés. Quelques jours plus tard, le chef de l’État russe s’est empressé de lui rendre le «compliment». Je constate toutefois que, côté russe, les menaces ne sont pas nouvelles. C’est côté français que nous les entendons pour la première fois.
 
Finalement, une sortie de cette guerre est-elle possible ou va-t-on vers un nouveau «conflit gelé»?
 
Une guerre se gagne militairement, avec un vainqueur et un vaincu. Or, pour le moment, je ne vois aucune victoire militaire claire d’un camp ou de l’autre en 2024. Je m’interroge sur 2025. Cela sera long, tout comme la reconstruction de l’Ukraine.�
  • Illustration : Anne Nivat présente «La Haine et le Déni. Avec les Ukrainiens et les Russes dans la guerre», éditions Flammarion, mars 2024, 344 pages, 22 € (papier), 14,99 € (numérique).
Peut être une image de 1 personne et texte qui dit ’Anne Nivat LA HAINE ET LE DÉNI Avec les Ukrainiens et les Russes dans la guerre Flammarion’
  
 
 
 
 


27/03/2024
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