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ENTRETIEN. Anne Lauvergeon tient sa promesse faite à François Mitterrand
L’ancienne patronne d’Areva fut le « sherpa » de François Mitterrand. Il lui avait fait promettre de raconter « un jour » ses années à l’Élysée. Anne Lauvergeon le fait dans son livre « La Promesse »… trente ans après.
Marie-Louise Terrasse, son premier amour, est devenue la célèbre présentatrice de télévision Catherine Langeais. La guerre, et l’expérience des stalag, l’a traumatisé tout en lui permettant de constituer des réseaux d’amitié auxquels il restera fidèle toute sa vie. L’attentat de l’Observatoire, en 1959, l’a plongé dans une dépression sévère. Le suicide de Pierre Bérégovoy, en 1993, l’a dévasté ; il n’a pas su éviter celui de François de Grossouvre, dans le palais de l’Elysée, en 1994. Son humour pince-sans-rire, ses agacements, son rapport au temps, à la postérité, à la mort et à la maladie… Anne Lauvergeon, qui fut une de ses proches collaboratrices dans les dernières années de sa présidence, dresse un portrait intime de François Mitterrand dans La Promesse (1), aux éditions Grasset. Le récit – vivant et étonnant – d’une fin de règne, vécue de l’intérieur, trente ans après. Entretien avec l’ancienne secrétaire générale adjointe de l’Élysée (1990-1995).
C’est François Mitterrand qui vous a fait promettre de raconter vos années à l’Élysée ?
Vous avez raison, cette promesse n’était pas totalement spontanée (rires). Je la lui ai concédée un soir de juin 1994, dans le parc de l’Élysée, juste avant un dîner d’État avec le couple Clinton. Il me demande d’écrire sur ce que j’ai observé, sur nos conversations. Mon premier réflexe est de refuser.
Pourquoi ?
Parce que je sais que beaucoup de livres seront écrits, à la façon « Mitterrand et moi », ou plutôt « moi et Mitterrand », ce que je me refuse à faire. Je finis néanmoins par accepter en lui disant : « D’accord, mais pas avant vingt-cinq ans. »
Vous avez largement dépassé ce délai de prévenance. Vous aviez besoin de laisser « mûrir » votre récit ?
Exactement. Les éditions Grasset ont été d’une patience extraordinaire, puisque j’ai signé avec eux en 2014, ils ont annoncé la parution du livre en 2015 et nous sommes en 2024 ! Cette longue gestation m’a permis de trouver la trame narrative. On a fait beaucoup parler François Mitterrand dans certains livres, en lui prêtant des mots que je ne l’ai jamais entendu prononcer. Je n’ai retenu que des choses dont j’ai été le témoin, qu’il m’a confié directement, ou que ses très proches m’ont raconté.
Parmi les anecdotes que vous rapportez, il y a ce moment où il regarde Les Guignols de l’info dans votre bureau…Et la marionnette de Chirac est à l’écran, avec une flopée de couteaux plantés dans le dos.
C’est ça ! « Il y a les couteaux que les gens voient et puis il y a ceux qui font mal », vous dit-il. Il en avait aussi, des couteaux dans le dos ?
Ah ça oui ! Plein ! Et peut-être plus que les autres. On croit que les hommes politiques qui ont été de tous les combats, comme Jacques Chirac ou François Mitterrand, finissent par ne plus rien ressentir, c’est faux. Certaines attaques sont comme de l’acide sulfurique sur une plaie, mais la règle est de ne jamais rien montrer. « Même pas mal », comme on dit dans les cours de récréation.
Vous écrivez qu’il est l’un des premiers présidents que l’on va « rendre responsable de tout ». À partir de quand ?
Il était très populaire au début de son deuxième septennat, on peut même dire qu’il a fait l’objet d’une forme d’idolâtrie, quand il était surnommé « Dieu » ou « Tonton ». Tout change au début des années 1990, avec la vague de dégagisme généralisée dont Margaret Thatcher, Mikhaïl Gorbatchev, George Bush père ou Brian Mulroney ont fait les frais. En France, elle se traduit par une très lourde défaite aux législatives de 1993 et le retour de la cohabitation.
Quels ont été les grands drames de sa vie, selon vous ?
Le premier de tous, c’est la guerre. Elle le surprend à un moment où la vie lui sourit, il est étudiant, curieux de tout, éperdument amoureux, et tout s’arrête. Il perd la foi dans les stalags en découvrant le côté sombre de la nature humaine. La violence entre les prisonniers l’a profondément marqué. Il en a conçu une amitié indéfectible pour ceux qui, avec lui, ont remis des lois et de la justice dans cet univers carcéral. Il tentera de s’évader à plusieurs reprises avant de réussir.
Sa fiancée, qui deviendra célèbre plus tard sous le nom de Catherine Langeais, le quitte à son retour de guerre. C’était son premier amour ?
Et un vrai coup de foudre ! Il était très intéressé par les histoires d’amour des autres, et admiratif de ce qu’il appelait « les vrais couples ».
Dans le champ politique, vous écrivez qu’il a fait « une vraie dépression » après l’attentat de l’Observatoire, en 1959 ?
C’est ce que m’ont dit ses proches, lui n’en parlait jamais. On l’a soupçonné d’avoir monté cette affaire pour gagner en popularité. Beaucoup de gens lui ont tourné le dos, ce qu’il a très mal vécu, en homme de grande fidélité qu’il était.
Homme de grande fidélité ? Sauf avec les femmes ?
C’est le fidèle infidèle ! Il n’arrive pas à rompre. Il s’éloigne… Y compris dans ses relations amicales. Quand je lui ai recommandé de mettre fin à certaines qui devenaient toxiques, il me traitait de « manager à l’américaine » et de « tueuse ». Il avait une vraie fidélité à ses valeurs.
C’est-à-dire ?
Je pense à la relation délétère qu’il a entretenue avec François de Grossouvre. Il avait été écrit que ce dernier transmettait des informations à Jacques Chirac pendant la première cohabitation. Il n’a plus eu de fonction officielle à l’Élysée après, mais François Mitterrand refusait de le renvoyer. Il ne lui a pas enlevé son bureau de président des chasses présidentielles non plus, dans lequel François de Grossouvre a fini par se suicider. Un an après la mort de Pierre Bérégovoy, qui avait dévasté le Président.
Qui était finalement dans son entourage de François Mitterrand au cours de son second mandat ?
Des gens extraordinairement différents, de tous les âges et tous les milieux. Des spécialistes reconnus dans leurs domaines, des technocrates, mais aussi des fils ou des filles d’amis, envers lesquels il aura été – encore une fois – d’une fidélité totale. Il avait, en parallèle, un réseau très large de gens qui ne vivaient pas dans les hautes sphères du pouvoir, et qu’il consultait régulièrement. Il téléphonait énormément. Il organisait aussi des déjeuners dans la Nièvre par exemple, avec des connaissances de plus de trente ans, auxquelles il soumettait quelques idées, pour voir. On pouvait toujours lui dire ce qu’on pensait.
Vous aussi ?
Je suis assez franche, très directe, c’était mon travail de lui dire les choses comme elles étaient et je crois qu’il aimait bien. Je suis rentrée à l’Élysée en bas de l’échelle. Il m’a testée, fait confiance, m’a donné de plus en plus de responsabilités. Il m’a progressivement donné accès à plusieurs « caissons » de sa vie. Ce qui était très amusant, c’était sa façon de le faire. Il vous demandait juste si vous étiez disponible à déjeuner, et hop, vous pouviez vous retrouver à un repas de famille sans avoir été prévenu.
Il avait également un rapport au temps très particulier ?
Il y avait des horloges dans chaque pièce de l’Élysée mais je ne l’ai jamais vu en regarder une. Et il n’avait pas de montre. Pour lui, chaque instant était unique, bon à prendre, il fallait en profiter.
Quitte à se mettre parfois très en retard ?
Quand un échange avec quelqu’un, une balade en campagne ou une librairie lui plaisait, le temps n’avait plus aucune importance. Juste avant le déclenchement de la guerre du Golfe, alors que le monde entier était en extrême tension, il m’a emmené au jardin des Tuileries pour s’assurer de la bonne implantation des orangers. Je ne le connaissais pas encore bien, j’ai trouvé son attitude insensée… et j’avais tout faux ! Il apaisait l’intense en cultivant le temps long. Il avait toutes sortes de rituels pour ça, l’ascension de la roche de Solutré étant le plus connu.
Il a donné des entretiens à trois auteurs différents à la fin de sa présidence. Il tenait à organiser sa postérité ?
Je pense qu’il aurait voulu écrire ses mémoires. Ce foisonnement d’entretiens arrive tard, d’un coup, lorsqu’il comprend qu’il ne lui restera peut-être pas assez de temps à vivre pour le faire.
Vous terminez par « Il me manque ». Pensez-vous qu’il manque à la France ?
Notre situation actuelle est marquée par l’effritement de l’Europe, par le délitement du couple franco-allemand, par l’écart croissant vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Sans parler des problèmes spécifiques à notre pays. Nous avons donc grand besoin de personnalités fortes à la tête des partis. D’une gauche et d’une droite en bonne santé pour retrouver une opposition constituée de gens raisonnables. Sinon, on finira par n’avoir plus qu’une vie politique déchirée entre extrême gauche et extrême droite dans le paysage politique français. Nous avons aussi besoin d’hommes et de femmes d’État capables de préserver la France et de construire une Europe forte dans le monde.
Sachant qu’on a longtemps reproché à François Mitterrand d’avoir favorisé la monté du Front national de Jean-Marie Le Pen ?
Je trouve cela injuste. Je vous signale qu’aucun Président suivant n’a été tenu pour responsable de cela, alors que l’extrême droite n’a pas cessé de progresser. Et qu’elle n’a jamais été aussi élevée.
(1) La Promesse, à paraître ce mercredi 17 avril 2024, chez Grasset (324 pages, 23 €).Repères
1959. Naissance à Dijon (Côte-d’Or).
1978. Entre à l’École normale supérieure. Agrégée de sciences physiques à 21 ans, diplômée de l’École nationale supérieure des Mines de Paris.
1990. Nommée secrétaire générale adjointe de l’Élysée et « sherpa » du Président (organise la participation et la représentation de François Mitterrand aux sommets internationaux).
1997. Directrice générale déléguée du groupe Alcatel, dont elle supervise les activités internationales.
1999. Présidente-directrice générale de la Cogema, transformée en Areva après le rachat de Framatome (2001).
2011. Présidente de ALP, société de conseil qu’elle a fondée.