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Affaire Adama Traoré : le comité Adama, une affaire de professionnels

  • par Erwan Seznec, pour Le Point - 2023
Loin d’émaner des cités du Val-d’Oise, le comité qui a entouré pendant sept ans Assa Traoré était constitué de militants aguerris, qui n’ont jamais connu la victime.
 
Juridiquement, le comité Vérité pour Adama est une association déclarée en préfecture du Val-de-Marne le 3 octobre 2016, avec, comme adresse, celle d'Assa Traoré à Ivry-sur-Seine, à 60 km de Beaumont-sur-Oise (Val-d'Oise). Dans les médias, l'association s'est d'abord appelée Justice et Vérité pour Adama, puis le mot «justice» a disparu, sans qu'il faille y voir un signe quelconque. L'intitulé était sans doute trop long.
Le mouvement préexistait à l'association. Il a été créé dès le lendemain du décès, le 19 juillet, par des militants qui se sont précipités à Beaumont-sur-Oise en apprenant que le secteur s'embrasait, à la suite de la mort d'un jeune à la gendarmerie. «Dès que j'ai vu l'histoire de la famille Traoré sur BFM, j'ai foncé direct à Beaumont !» racontait Youcef Brakni au magazine d'information en ligne StreetPress du 4 octobre 2018.
Youcef Brakni, 37 ans aujourd'hui, se présente comme professeur d'histoire et de géographie. Passé par le Mouvement islamique de libération et le Parti des indigènes de la République (PIR), il se définit lui-même comme un défenseur des habitants des quartiers.
Le 20 juillet 2016, il a filé à Beaumont en compagnie d'une figure historique de la lutte contre le racisme et les violences policières, Samir Baaloudj Elyes. Ce dernier militait déjà dans les années 1990 au sein du Mouvement de l'immigration et des banlieues (MIB), lui-même issu de la marche pour l'égalité et contre le racisme de 1984. Il s'est engagé en 1997 à la suite du décès d'un de ses amis, tué en tentant de forcer un barrage de police à Dammarie-les-Lys (Seine-et-Marne).
La mort du jeune Abdelkader Bouziane avait provoqué plusieurs jours d'émeutes à la cité de la Plaine-du-Lys de Dammarie. L'enquête sur le policier auteur du tir mortel s'était terminée par un non-lieu, que Samir B. Elyes n'a jamais accepté. Autant dire que Beaumont-sur-Oise avait pour lui un goût de déjà-vu et peut-être de revanche.
 
Dénoncer sans comprendre
Près de vingt ans séparent Samir B. Elyes et Youcef Brakni, mais ils ont de nombreux points communs. Ils sont, l'un comme l'autre, militants de la cause palestinienne. Ils voient des similitudes entre le sort des habitants de la bande de Gaza et ceux des banlieues françaises. Au moment où ils se mettent en route pour Beaumont, les deux hommes ignorent absolument tout du dossier. Un homme noir est mort dans une gendarmerie, cela leur suffit.
 
Samir B. Elyes en est convaincu, il existe une «justice française raciste», qui délivre aux policiers «des permis de tuer», selon les termes qu'il a employés le 20 mars 2021 à Paris lors de la marche des solidarités. Youcef Brakni est sur la même ligne. «La République française discrimine ses citoyens en fonction de leur couleur de peau», lançait-il, le 5 janvier 2019, dans une allocution devant le Mouvement rural des jeunes chrétiens, à Amiens.
«En sortant ici, nous on peut mourir, en tombant sur une brigade de gendarmerie ou de police.» Rien de très original : «On meurt parce qu'on est noir ou arabe» était déjà le slogan du Mouvement des travailleurs arabes, créé en 1972 par le mouvement maoïste Gauche Prolétarienne.
 
Youcef Brakni et Samir B. Elyes vont croiser, à Beaumont, au moment des émeutes, Sihame Assbague, qui tweete «Black Lives Matter» dès le 20 juillet, à propos d'Adama Traoré, sans grand succès. Le hashtag sera repris massivement seulement quatre ans plus tard, au moment de la mort de George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans mort asphyxié sous le genou d'un policier le 25 mai 2020 à Minneapolis.
Ancienne porte-parole du comité Stop au contrôle au faciès, Sihame Assbague est une des organisatrices d'un camp d'été «décolonial non mixte racisé» à Reims, qui avait défrayé la chronique en 2017, car il était fermé aux hommes et aux Blancs.
 
Assa Traoré, prise en main et coachée
Assa Traoré l'a plusieurs fois raconté : ce sont ces militants chevronnés qui vont la guider et la prendre en main, dès le début. Il semble qu'elle leur a été présentée par un collègue éducateur, que l'on retrouvera ensuite à ses côtés dans le comité, Almamy Mam Kanouté. D'origine malienne, comme elle, il a été assistant d'éducation puis éducateur de rue.
Né en 1980, travaillant dans le 15e arrondissement de Paris mais vivant à Fresnes (Val-de-Marne), il s'est essayé à la politique lors des municipales de 2008. Sa liste «Fresnes à venir» a recueilli 11 % des voix, ce qui lui a permis de devenir conseiller municipal d'opposition. Il est par ailleurs militant de la Brigade antinégrophobie (BAN) et acteur dans Les Misérables, de Ladj Ly, césar du meilleur film 2020.
Pour sa part,Assa Traoré ne semble pas avoir milité jusqu'au décès de son demi-frère. Dans un portrait que lui consacre Libération, le 6 septembre 2016, Assa Traoré réfute l'idée de lutte contre le racisme systémique : «C'est un autre combat. Peut-être y a-t-il un lien, je ne sais pas. Mais, ce n'est pas ce que je défends. Moi, je veux juste la justice pour Adama.» Moins de deux ans plus tard, le 21 juillet 2018, elle déclare, lors d'un meeting, citée par Libération : «Nous allons soulever toute la France, nous allons soulever tous les quartiers […] et on va aller renverser ce système.»
 
L'évolution a été rapide. Elle doit sans doute beaucoup à son entourage. Youcef Brakni a assuré la liaison avec la mouvance antifasciste et antiraciste, ainsi qu'avec les politiques. Almamy Kanouté, de son côté, était proche de personnalités du monde du spectacle et de sportifs, qui vont soutenir le comité dans ses actions.
Le noyau dur du comité Adama laisse de côté les habitants des cités de Beaumont. La mère et les autres frères et sœur d'Adama seront associés aux manifestations et marches organisées au fil des mois qui vont suivre, mais ils ne pilotent pas.
 
Ancrage populaire introuvable
S'il fallait vraiment renverser le système, le comité Adama manquerait cruellement de bras, car son ancrage populaire est très faible. Youcef Brakni le déplorait dans un entretien au magazine en ligne Ballast, le 22 mai 2018 : «On est venus pour soutenir les étudiants, le jour de l'évacuation de Tolbiac ; on vient en renfort […] C'était bien, on était avec Assa, ça faisait joli, c'était romantique, elle était applaudie, on a eu des dons.» Mais, hélas, «dès lors qu'il est question de se déplacer sur nos terrains de lutte, à Beaumont-sur-Oise ou ailleurs, il n'y a plus personne !»
 
Les maoïstes des années 1970 entendaient défendre les ouvriers de la régie Renault, mais ils parvenaient surtout à convaincre des étudiants, des intellectuels et des fonctionnaires. Le comité Adama, avec l'ensemble du courant indigéniste et décolonial, se trouve dans la même situation. Le Parti des indigènes de la République, qui existe depuis 2005, n'a jamais eu aucun élu.
Anasse Kazib, figure du mouvement des Gilets jaunes, est un soutien indéfectible d'Assa Traoré. Militant SUD-Rail à la SNCF, il a créé son parti, Révolution permanente. Le cheminot a de la gouaille et le sens de la formule. Il a été intervenant dans l'émission Les Grandes Gueules sur RMC de l'automne 2018 au printemps 2020.
Il a été invité dans des émissions populaires comme Touche pas mon poste ! sur C8. Il a tenté de réunir les 500 signatures nécessaires pour valider sa candidature à la présidentielle 2022, sans succès. Les instituts de sondage ne testaient même pas sa candidature. Malgré sa notoriété, il n'a aucune audience dans l'électorat. Ses thèses sur le racisme d'État séduisent dans un cercle très restreint.
 
Entre racisme d'État et sécurité de l'emploi
Ce cercle, paradoxalement, est nourri d'argent public. Anasse Kazib travaille pour une entreprise nationale. Assa Traoré était employée par un organisme de travail social para-public travaillant pour des collectivités. Almamy Kanouté est dans la même situation. Youcef Brakni est enseignant. Sa compagne, Fatima Ouassak, fondatrice de l'association Front des Mères, en lutte contre la discrimination à l'école, fait des missions comme contractuelle pour la commission nationale du débat public.
Geoffroy de Lagasnerie, qui a cosigné Le Combat Adama avec Assa Traoré chez Stock en 2019, est professeur à l'École nationale supérieure d'art de Paris-Cergy (ENSAPC), ce qui ne l'empêche pas de dénoncer inlassablement le racisme des institutions. Égérie du Parti des indigènes de la République, Houria Bouteldja est employée à l'Institut du monde arabe, établissement public présidé par l'ancien ministre de la Culture Jack Lang.
 
Assa Traoré auraient peut-être pu se forger une légitimé dans les cités, par un patient travail de terrain. Ce n'est pas la voie qu'elle a choisie. Au fil des mois et des années, elle est devenue une «people». Dans le numéro des Inrocks du 10 avril 2019, elle posait en couverture et se prêtait au jeu d'une rubrique intitulée «Où est le cool ?».
Assa Traoré donnait l'adresse de son barbier préféré – «inscrit dans une longue histoire du traitement de la capillarité masculine afro» –, celle de son relookeur de baskets fétiche – «ramenez votre vieille paire et une heure plus tard, comme neuve et personnalisée, elle sera devenue une petite œuvre d'art portable» –, celle de son traiteur afro «aux saveurs multiculturelles et créatives», et celle de sa coiffeuse «spécialisée dans le cheveu afro».
Un an et demi plus tard, elle posait dans Elle pour une collection de Stella McCartney, portant un tee-shirt siglé d'un grand «A» sanglant. La création, supposée honorer son combat, était vendue 450 euros pièce. Six mois plus tard, en juin 2021, Assa Traoré annonçait sur la page Facebook «La Vérité pour Adama» qu'elle devenait l'égérie de la marque de chaussures de luxe Louboutin. «Une révolution sociale en Louboutin fait-elle sens ?», s'interrogeait un soutien du comité dans les commentaires.
«Récupération à ton compte personnel d'une cause qui semblait si juste. Je ne pense pas que ton frère aurait apprécié ce que tu orchestres autour de sa mort ; on ne parle plus d'Adama, on ne parle que d'Assa… Tu es ta pire ennemie. Tu décrédibilises une cause qui a besoin de vrais intellectuels, de vrais penseurs engagés pour la défendre, pas d'une midinette en mal de like», ajoutait une autre sympathisante.
 
Un symbole ou une marque
En 2019, Danièle Obono, députée LFI, se disait « ouverte » à ce qu'Assa Traoré rejoigne la liste du parti pour les européennes de 2019. Cela ne s'est pas fait et Assa Traoré, de son côté, n'a jamais manifesté publiquement une quelconque intention de s'engager. Le fait que l'on pense à elle n'en est que plus significatif. Il marque une réelle victoire du comité Vérité pour Adama.
Fédérant, sur un simple nom, des militants n'ayant jamais connu celui qui le portait, privé de relais dans la population qu'il prétend représenter, dénonçant un racisme d'État dont ses militants ne souffrent pas, il s'est néanmoins imposé comme un lobby avec lequel il faut compter.
La fin de l'affaire signera probablement la mort du comité, mais tout porte à croire que ses animateurs trouveront une autre cause. Aucun d'entre eux, hormis Assa, ne connaissait Adama Traoré. Pour eux, c'était un symbole, ou plutôt une marque.
Le nom «Adama Traoré» a été déposé à l'Institut national de la propriété industrielle (Inpi) le 30 septembre 2016. Propriété collective de dix membres de la famille Traoré, la marque est déclinable en photographie, cartes, objet d'art, serviettes en papier, etc. La valeur de cet «actif immatériel», comme on dit en jargon d'entreprise, n'est sans doute plus très élevée désormais.�
  • Illustration : Affaire Adama Traoré : 7 ans de batailles médiatiques - Durée 05:05 - Adama Traoré est décédé à Beaumont-sur-Oise, le 19 juillet 2016. La juge Françoise Foltzer a terminé son instruction le 24 novembre 2022, sans prononcer de mise en examen. Conformément à l'article 175 du Code de procédure pénale, les parties avaient trois mois pour formuler des demandes d'investigations complémentaires, de nature à prolonger l'instruction. Le délai expirait donc le 24 février 2023. Aucune demande d'acte n'a été déposée. Plus aucun juriste n'envisage une autre issue que le non-lieu dans l'enquête ouverte à la suite du décès du jeune homme, après une interpellation mouvementée, à la gendarmerie de Beaumont-sur-Oise, il y a sept ans, le 19 juillet 2016. Son décès a donné lieu à des centaines d’articles, y compris dans la presse américaine. Il est remonté jusqu’au sommet de l’Etat, il a été évoqué devant l’Assemblée nationale. Rien, pourtant, ne laissait prévoir une telle médiatisation. Notre journaliste Erwan Seznec revient sur ce fait divers devenu une affaire d’État.
 
 


08/08/2023
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