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Massacre du 7 octobre : comment les défenseurs du Hamas s’inspirent de la rhétorique nazie

  • par Martin Kramer*, traduit par Peggy Sastre pour Le Point - novembre 2023
En mettant dos à dos les atrocités du 7 octobre et les civils morts sous les bombes de Tsahal, beaucoup, comme la reine Rania de Jordanie, réactivent un argument rejeté à Nuremberg en 1948.
 
Rashid Khalidi, professeur distingué par la chaire Edward Saïd à l'université de Columbia, n'a rien d'un imbécile. Après avoir débuté comme porte-parole de l'OLP (Organisation de libération de la Palestine) à Beyrouth dans les années 1970, il n'a jamais dévié de sa ligne. New-yorkais de naissance, il sait quelle est la perception du conflit aux États-Unis. Et sait aussi combien le terrorisme n'a eu de cesse de faire reculer la cause palestinienne. Raison pour laquelle il a dévoué une grande partie de sa carrière à tenter d'anesthésier les États-Unis face au terrorisme, à détourner l'attention lorsqu'il frappe, à le minimiser.
L'atroce massacre d'hommes, de femmes et d'enfants israéliens perpétré par le Hamas le 7 octobre a rendu sa mission beaucoup plus difficile. «Le sentiment actuel dans le monde politique, l'opinion publique et les médias est très majoritairement négatif», a-t-il ainsi déclaré dans une interview (en arabe).
«La situation tranche avec ce que nous avons pu connaître ces dix dernières années, à savoir un soutien croissant pour les droits politiques des Palestiniens et une très forte opposition aux politiques israéliennes [...] Ils capitalisent sur la mort des civils israéliens tombés lors de l'opération “Déluge d'Al-Aqsa” […] Ayant vécu aux États-Unis, et plus particulièrement à New York, pendant plus de la moitié de ma vie, je n'ai jamais vu un tel assaut de mensonges et de propagande crasse, avec un impact réel».
Éléments de langage
À ses adeptes, Khalidi recommande plusieurs éléments de langage. S'il en a abandonné quelques-uns face aux preuves, terribles, des exactions commises, un argument revient en boucle. Voici comment Khalidi a pu le formuler, à deux occasions différentes :
«Les sociétés technologiques avancées ont des manières de faire la guerre impliquant le meurtre d'un grand nombre de civils, qui ne sont en réalité jamais comptabilisés. Oh, ce sont des dommages collatéraux. Oh, on n'a pas fait exprès. Si un pilote tue cinquante personnes en larguant une bombe à 300 mètres d'altitude ou si quelqu'un débarque avec un fusil et tue cinquante personnes à bout portant, il y a une différence, évidemment, mais en dernière analyse, s'il s'agit d'une violation des règles de la guerre d'un côté, c'est une violation des règles de la guerre de l'autre […] Un type d'assassinat de civils – et seulement celui-ci – est qualifié de terrorisme et un autre type d'assassinat systématique de civils, avec un bilan plus élevé, est tout simplement ignoré.»
Ici, vous l'entendrez donner une autre variante du même argument :
«Il faut considérer les vies israéliennes comme des vies civiles, il faut qu'elles comptent, c'est évident. Tout décès de civil doit être pleuré. Mais tous les gens sont censés être égaux [...] Aux 900 ou 1.000 civils israéliens morts (au moins 1.400 selon les chiffres officiels, NDLR) depuis le 7 octobre, s'ajoute aujourd'hui une montagne de deux ou trois fois plus – et bientôt quatre fois plus – de Palestiniens, et j'insiste, comme les Israéliens, ce sont des civils innocents […] Le reste du monde […] ne voit pas la différence entre le Hamas ou d'autres militants venus de Gaza pour tuer des civils, et les pilotes de bombardiers, les artilleurs ou les canonniers-marins israéliens qui tuent des civils. Tuer des civils, c'est tuer des civils, surtout en de telles quantités […] Le monde entier le voit, même si les médias […] américains et européens, en phase avec leurs gouvernements, peuvent déformer la réalité.»
Un argument désormais standard dans nombre de tentatives de «contextualisation» du 7 octobre. La reine Rania de Jordanie l'a synthétiquement formulé lors d'un récent entretien sur CNN, vu par des millions de personnes : «Est-ce qu'on nous dit qu'il est mal de tuer une famille entière au fusil mais qu'on peut bien en tuer par des bombes ? Je veux dire, le deux poids deux mesures est flagrant. Et c'est proprement révoltant pour le monde arabe.»
 
La «défense de Dresde»
Je suis historien (comme Khalidi) et je m'intéresse aux origines des idées et des raisonnements. Il s'avère que le premier argument de Khalidi a une genèse tout à fait spécifique.
On le retrouve avancé par la défense lors du procès des Einsatzgruppen, qui s'est tenu au tribunal militaire de Nuremberg de la fin 1947 au printemps 1948. Les Einsatzgruppen étaient les escadrons de la mort paramilitaires de l'Allemagne nazie, responsables de massacres par balle dans l'Europe occupée par les nazis. Ces hommes ont exterminé plus d'un million de Juifs et deux millions d'individus au total. Une fois la guerre terminée, leurs commandants encore en vie furent jugés à Nuremberg, où ils allaient être reconnus coupables de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre.
 
Le principal accusé, le SS-Gruppenführer Otto Ohlendorf, avait dirigé l'Einsatzgruppe D, responsable de meurtres de masse en Moldavie, dans le sud de l'Ukraine et dans le Caucase. Économiste et père de cinq enfants, il avait supervisé l'assassinat de 90.000 Juifs. Ohlendorf se faisait fort d'avoir une conscience morale. Les tueurs sous son commandement, avait-il déclaré à Benjamin Ferencz, procureur de l'armée américaine, n'avaient pas le droit de s'entraîner au tir sur des bébés ou de leur fracasser la tête contre un tronc d'arbre.
 
Fausses équivalences morales
Au cours du procès, le procureur poussa Ohlendorf dans ses retranchements : «Vous alliez tirer sur des gens sans défense. La question de la moralité de cette action ne vous a-t-elle pas effleuré l'esprit ?» Comme contexte, Ohlendorf avança les bombardements alliés sur l'Allemagne :
«Je ne suis pas en mesure d'isoler cet événement de ceux de 1943, 1944 et 1945, où j'ai moi-même retiré de mes propres mains des enfants et des femmes de l'asphalte brûlant, où j'ai retiré de mes propres mains de gros blocs de pierre du ventre de femmes enceintes, et où j'ai vu de mes propres yeux 60.000 personnes mourir en l'espace de 24 heures.»
Sur-le-champ, un juge fit remarquer que sa propre folie meurtrière avait été antérieure à ces bombardements. Mais l'argument passera à la postérité comme la «défense de Dresde», à laquelle Ohlendorf recourra une nouvelle fois lors du contre-interrogatoire avec le procureur James Heath :
«- Accusé : Dans cette guerre, j'ai vu beaucoup d'enfants tués par des raids aériens, pour la sécurité d'autres nations, et les ordres de bombarder ont été exécutés, qu'importe que cela ait tué beaucoup d'enfants ou non.
- Procureur : Là, je crois que nous touchons quelque chose, M. Ohlendorf. Vous avez vu des enfants allemands tués par des bombardiers alliés et c'est à cela que vous faites référence ?
- Accusé : Oui, je les ai vus.
- Procureur : Essayez-vous d'établir une comparaison morale entre le pilote de bombardier qui largue des bombes en espérant qu'elles ne tueront pas d'enfants et vous-même qui avez délibérément abattu des enfants ? S'agit-il d'une comparaison morale juste ?
- Accusé : Je ne puis imaginer que ces aviateurs qui couvraient systématiquement de bombes incendiaires et explosives une ville fortifiée, mètre carré par mètre carré, puis repassaient avec des bombes au phosphore, et ce pâté de maisons après pâté de maisons, puis, comme je l'ai vu à Dresde, qui bombardaient aussi les places où la population civile s'était réfugiée – non, je ne peux imaginer que ces hommes pouvaient espérer ne pas tuer des civils, ne pas tuer d’enfants.»
Fanatisme pseudo-intellectuel
Aux yeux d'Ohlendorf, cette défense était si puissante qu'il s'en servit encore une fois :
«Le fait que des hommes aient individuellement tué des civils en face-à-face est considéré comme terrible et l'on se représente la chose comme particulièrement atroce parce que l'ordre a été clairement donné de tuer ces personnes ; mais je ne puis évaluer comme moralement supérieur un acte qui permet, par la pression d'un bouton, de tuer un nombre largement plus grand de civils, hommes, femmes et enfants.»
(Soit, pour le procureur en chef, l'Américain Telford Taylor, «exactement ce qu'un SS fanatique et pseudo-intellectuel aurait pu croire»)
À Nuremberg, ce genre de défense tu quoque («je ne devrais pas être puni parce qu'ils l'ont fait aussi») n'était pas admissible. Reste que, dans le verdict du procès des Einsatzgruppen, les juges optèrent pour sa réfutation explicite. «Il a été avancé, écrivent les magistrats, qu'il fallait exonérer les accusés du chef d'accusation du meurtre de populations civiles puisque toutes les nations alliées avaient provoqué la mort de non-combattants par l'instrumentalité des bombardements.» Ce que les juges ont balayé en ces termes :
 
«Une ville est bombardée à des fins tactiques […] il arrive inévitablement que des personnes non militaires soient tuées. Il s'agit d'un événement, certes grave, mais qui est un inévitable corollaire de l'action de combat. Les civils ne sont pas visés individuellement. La bombe tombe, elle ciblait la gare de triage, les maisons situées le long des voies sont touchées et nombre de leurs occupants sont tués. Mais cela est totalement différent, tant en fait qu'en droit, de troupes armées marchant jusqu'à ces mêmes voies ferrées et pénétrant dans les maisons qui les jouxtent pour en sortir les hommes, femmes et enfants, et les abattre».
 
Le tribunal condamna Ohlendorf à la peine de mort. Il fut pendu en juin 1951.
 
Fracture civilisationnelle
Nuremberg a établi une distinction fondamentale. Toutes les vies civiles sont égales, mais pas toutes les façons de les ôter. Le meurtre délibéré et intentionnel de civils est un crime ; ne l'est pas la perte de vies civiles non souhaitée, involontaire, mais inévitable. Les erreurs commises par un escadron de bombardiers ne peuvent être retranchées des meurtres commis par un escadron de la mort. Et la différence est d'autant plus considérable que ces civils, hommes, femmes et enfants, ont été soumis à la torture, au viol et à la mutilation avant d'être assassinés. Pour reprendre l'expression de Khalidi, «en dernière analyse», cette distinction est ce qui sépare la civilisation moderne de ses prédécesseurs.
Plus inquiétant est de songer qu'elle sépare aujourd'hui l'Occident d'autres régions du monde. Otto Ohlendorf et le régime qui l'avait à sa botte firent tout leur possible pour dissimuler leurs actes aux yeux occidentaux. Parce que l'Allemagne nazie opérait encore dans un Occident fondé sur les valeurs des Lumières. Une violation aussi massive d'un patrimoine commun se devait d'être camouflée.
 
À l'inverse, dès le départ, le Hamas a voulu rendre ses actes publics, en partant du principe qu'ils lui vaudraient applaudissements, admiration ou, a minima, acceptation tacite dans les mondes arabe et musulman. Il y est parvenu au-delà de ses espérances. Les multitudes qui n'ont pas en partage le patrimoine de l'Occident, et qui ne savent pratiquement rien de l'Holocauste ou de Nuremberg voient les choses comme Khalidi dit qu'elles les voient. (Tout comme une frange de l'opinion en Occident, où de tels points de vue sont choyés et célébrés).
 
Le retard des Arabes et des musulmans
 
Enfin, et la chose est encore plus préoccupante, c'est bien la défense d'Ohlendorf qui a aujourd'hui été réactivée pour «contextualiser» un massacre des Juifs. Soyons clairs : nous ne sommes pas dans une guerre mondiale. Le 7 octobre n'est pas la reprise de l'Holocauste : en 1942, durant seulement trois mois (opération Reinhard), les nazis allaient, chaque jour, tuer en moyenne plus de dix fois plus de Juifs que le Hamas le 7 octobre. Et Gaza n'est pas Dresde, Hambourg, Pforzheim, Kassel, ni n'importe quelle autre des villes allemandes soumises à un tel déluge de bombes qu'elles ont littéralement fini en cendres. En comparaison, la guerre entre Israël et le Hamas n'est qu'une escarmouche.
 
Mais les défenses d'Ohlendorf et du Hamas sont les mêmes, tout comme l'est l'identité de leurs victimes. C'est pourquoi il importe qu'Israël capture vivants certains des cerveaux du Hamas et les juge, à la manière des procès de Nuremberg. Israël le doit aux morts et aux blessés, à leurs familles, à tous les Israéliens et à tous les Juifs. Mais ce sont les Arabes et les musulmans qui ont le plus besoin de voir les preuves, d'entendre les témoignages et de peser les arguments. Aucune partie du monde n'est plus loin de tracer la ligne tracée à Nuremberg. Le 7 octobre est le bon point de départ.�
 
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Martin Kramer est un historien américano-israélien, spécialiste du Moyen-Orient. Il a dirigé le centre d'études du Moyen-Orient à l'université de Tel-Aviv et est chercheur affilié au Washington Institute for Near East Policy (WINEP), un think tank américain basé à Washington qui se focalise sur la politique étrangère des États-Unis vis-à-vis des pays du Proche-Orient. Cet article a d'abord été publié en anglais sur son blog.
  • Illustration : Le kibboutz de Kfar Aza, dans lequel des terrotistes du Hamas se sont infiltrés et ont tué plus d'une centaine de personnes, lors de l'attaque du 7 octobre 2023. © Séb Leban pour «Le Point»
Aucune description de photo disponible.
 


18/11/2023
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