3043-65 ans après sa révolution, Cuba manque de tout, y compris de liberté 2 posts

La liberté ou la mort : 65 ans après sa révolution, Cuba manque de tout, y compris de liberté

  • par Florence Hernandez, pour Le Figaro Magazine - juillet 2024 Republié par Jal Rossi
REPORTAGE - Dans cette île facile à aimer mais difficile à comprendre, la fierté a laissé la place à la honte, la gaieté au désarroi et l'art de vivre à celui de la survie. L'utopie castriste a engendré une économie exsangue.
 
«À Cuba , si tu regardes mal tu as l'impression que tout va bien, mais si tu regardes bien tu comprends que tout va mal.» Barbe tressée et longue chevelure argentée, si Salgado n'était pas un génie de la mécanique, il aurait pu être philosophe. Tous les amateurs de Harley Davidson à l'image d'Ernesto Guevara, le dernier fils du Che, fréquentent l'atelier de ce passionné de motos américaines. Le blocus ne lui permettant pas d'acheter aux États-Unis des pièces détachées, Salgado les fabrique lui-même avec une dextérité qui a fait de lui le sorcier des bikers de Cuba.
C'est avec cette façon unique de ne rien concéder au tragique mais de toujours parier sur la vie, que les Cubains ont érigé le système D en principe de survie. Faiseurs de miracles au quotidien, pionniers bien malgré eux du «développement durable», l'inventaire de leur ingéniosité s'étoffe à chaque nouvel obstacle d'une inventivité digne d'admiration. Pour preuve, un tour, une fraiseuse, une machine à coudre et des clés bidouillées au format américain suffisent à Salgado pour accomplir des miracles !
 
Solidaires dans la misère
 
La grande majorité des 200 Harley recensées sur l'île date d'avant la chute de Batista en 1959. Maintes fois dépannées, transformées, bichonnées, customisées, leurs propriétaires leur vouent un culte quasi religieux. Un sentiment a priori surprenant pour ce bastion communiste qui a fait de l'antiaméricanisme son étendard patriotique. Cette attitude n'apparaît pourtant pas comme une contradiction pour Ernesto Guevara : «Si les Harley sont considérées comme un patrimoine national, c'est parce qu'il y en a toujours eu. Même la police, avant la révolution, en était équipée. Ici, comme partout dans le monde, être Harlistas (biker) est un hymne à la liberté.»
 
Avocat de profession, le fils cadet du guérillero argentino-cubain a créé en 2014 une agence de voyages baptisée La Poderosa, du nom donné par son père à sa mythique Norton 500. C'est sur une douzaine de ces emblèmes de l'American Way of Life qu'il propose à des motards venus du monde entier de découvrir l'île via les hauts lieux de l'épopée révolutionnaire. Aux guidons de ses Harley ou aux volants de ces Ford, Plymouth, Chevrolet, Cadillac des années 1940/1950 qui continuent à rouler malgré des millions de kilomètres au compteur, Ernesto Guevara sait parfaitement ce que viennent chercher les touristes : du romanesque, des stéréotypes, des fantasmes et leur liberté.
Pendant que les yumas – nom local donné aux étrangers – admirent les façades coloniales et profitent de la langueur tropicale d'Hollywood-sur-Havane tout en sirotant des daïquiris façon Hemingway et en fumant des puros pour imiter le Che, la population locale vit au rythme d'une autre réalité. Si pour ses visiteurs Cuba a le goût du paradis, pour ses habitants, il a celui, plus amer, du purgatoire.
 
Voilà tout le paradoxe cubain : l'île vend un rêve auquel, sur place, personne ne croit plus depuis longtemps. Cuba est passée de la gloire à la défaite, de la fierté de résister à la résignation de l'exil et semble désormais ne marcher que dans les traces de son nom et ne servir que ce qui est devenu plus grand qu'elle : l'orgueil de son histoire et le panache de son passé.
 
Alors qu'on présente aux touristes un décor de théâtre, celui qui veut bien en lever le rideau découvre une tragédie. Réduits soit à se taire et à travailler, soit à fuir au péril de leur vie ou à mendier avec ce geste universel qui chavire le cœur de celui à qui il est destiné, les Cubains, orgueilleux dans leurs victoires, se retrouvent solidaires dans leurs misères.

«La population manque de tout. De nourriture, de produits d'hygiène, de médicaments, de pièces détachées, de carburants, d'électricité. De tout, y compris de liberté.»

Même lassitude face aux longues files d'attente devant les boulangeries, les stations-service et les arrêts d'autobus. Même résignation face aux lenteurs de l'administration. Même désarroi devant «la libreta» ce carnet de rationnement alimentaire que l'État distribue depuis mars 1962 à chaque famille, mais dont la liste des denrées essentielles se réduit comme peau de chagrin. Même découragement devant les étals vides et les coupures d'électricité prolongées, systématiques.
 
Même fatalisme face aux catastrophes climatiques, aux vicissitudes d'un quotidien sous hyperinflation. Même renoncement face à la précarité de ces provisoires qui durent comme en témoignent ces appartements improvisés dans des halls d'immeubles où des bâches en plastique font office de cloisons. Des situations tragiques qui sont autant d'occasions d'utiliser l'expression qui court sur toutes les lèvres cubaines, No es fácil.
 
Exode tragique
 
Ici, le courage relève de l'acharnement plus que de la volonté et qui prédit le pire n'a jamais tort, tant la population manque de tout. De nourriture, de produits d'hygiène, de médicaments, de pièces détachées, de carburants, d'électricité. De tout, y compris de liberté.
 
Entre 2021 et 2023, 425.000 Cubains ont quitté leur pays. Cet exode tragique, au regard des 11,2 millions d'habitants de la population, présage d'un avenir démographique préoccupant. Cuba se dépeuple de sa jeunesse, de sa main-d'œuvre qualifiée et de ses cerveaux dont les compétences sont mondialement reconnues. Pourtant lorsque les meilleurs et les mieux formés s'en vont, leur départ n'est pas toujours synonyme d'exil, il s'agit parfois de coopération. À la manière de ces docteurs cubains qui sont intervenus en pleine crise du Covid en Martinique et en Guyane ou de ceux réclamés par l'hôpital de Guincamp pour que survive sa maternité. Missionnés et rémunérés par leur gouvernement, lui-même rétribué par les États hôtes, 22.632 professionnels de santé ont été dispersés dans 57 pays en 2023.
 
Devenues l'une des premières ressources économiques du pays, ces missions médicales auraient rapporté à l'État cubain 6,3 milliards de dollars en 2018 et 3,9 milliards en 2020. Mais sous le vernis de ces collaborations, des ONG comme Human Rights Watch dénoncent les conditions dans lesquelles sont envoyés ces médecins estimant qu'à maints égards il s'agit d'un esclavage moderne. Une plainte devant la Cour pénale internationale de La Haye a d'ailleurs été déposée dans ce sens contre les dirigeants de La Havane, le 8 mai 2019.
 
Pour une poignée de pesos
 
Autre paradoxe : si Cuba forme 12.000 professionnels de santé chaque année, soit dix fois plus que les besoins de l'île, sur place, les structures sanitaires manquent cruellement de tout. Démunis de moyens et de matériel, même les médicaments y sont sous embargo. Une façon inique et détournée d'exacerber les souffrances de ce peuple déjà à l'agonie…
 
Pour fuir cette dictature caribéenne, il n'y a que quatre voies possibles. L'aérienne via le Nicaragua ou le Guyana, pays alliés de La Havane n'exigeant pas de visas pour les ressortissants cubains, pour rejoindre ensuite les États-Unis par la route à travers l'Amérique centrale. Semée d'embûches en raison de la violence et du racket des narcotrafiquants, cet itinéraire est surnommé par les migrants eux-mêmes «la route de la Mort». La voie maritime, avec cap sur la Floride est aléatoire, périlleuse et très surveillée : les gardes-côtes américains y ont intercepté plus de 3700 candidats au départ entre octobre et décembre 2022. Plus sélectives, existent celles liées à l'excellence artistique et sportive quand certains créateurs et athlètes profitent de rencontres à l'international pour ne pas rentrer chez eux ; reste enfin, la voie politique pour les volontaires qui s'enrôlent comme mercenaires dans l'armée de Vladimir Poutine pour combattre l'Ukraine.
Après les États-Unis, l'Espagne est devenue la destination privilégiée des candidats à l'exil. Devant l'ambassade d'Espagne, une foule hétéroclite et remplie d'espérance se presse chaque jour depuis la promulgation, en 2022, de la loi dite de «mémoire démocratique» permettant l'obtention de la nationalité espagnole à certains de leurs descendants. Selon l'Instituto Nacional de Estadística, plus de 4780 personnes en ont bénéficié en un an.
 
Dans la file d'attente, Esther, une aide-soignante de 45 ans, se désespère. Bien qu'éligible à la nationalité ibérique, il ne lui manque «que» 50 euros pour s'acquitter des frais de son passeport. À l'hôpital, elle gagne 2500 pesos mensuels (environ 100 euros), quand un poulet coûte un mois de salaire et une paire de chaussures le double. Ces 50 euros, une fortune à Cuba, elle ne sait pas où les trouver. Luanda, comptable de 47 ans, a plus de chance. Son mari Yudel, chauffeur de taxi, a économisé euro après dollar les pourboires que lui donnent les touristes pour offrir à sa femme cet inestimable sésame. «Une fois qu'elle sera installée en Espagne ce sera plus facile pour nous de la rejoindre.» Il pense à leurs deux enfants, à leur avenir surtout.

«Le plus long blocus de l'histoire contemporaine dure depuis plus de soixante ans. Soixante ans que le peuple cubain est l'otage d'un gouvernement où le temps a corrodé l'élan révolutionnaire en dictature.»

Lorsque John F. Kennedy signe, le 3 février 1962, «l'embargo sur tout commerce à Cuba», son objectif est double. Obtenir un changement de régime et répliquer fermement face à l'expropriation, sans compensations, des entreprises américaines implantées sur l'île. Un embargo transformé en blocus après la crise des fusées soviétiques qui avait mis le monde au bord d'une guerre nucléaire huit mois plus tard.
Le plus long blocus de l'histoire contemporaine dure depuis plus de soixante ans. Soixante ans que le peuple cubain est l'otage d'un gouvernement où le temps a corrodé l'élan révolutionnaire en dictature. Soixante ans qu'en fonction des orientations des différentes administrations au pouvoir, l'aigle impérial américain serre ou desserre son emprise sur l'île crocodile.
 
Malnutrition infantile
 
En 2016, l'arrivée de Donald Trump marque la fin du rapprochement initié par Barack Obama. On se souvient de sa visite officielle à La Havane en mars 2016 suivi du concert des Rolling Stones puis du défilé Chanel sur le Paseo del Prado en mai, signes d'un réchauffement diplomatique sous son mandat.
Mais une fois à la Maison-Blanche en 2017, le candidat républicain a non seulement rajouté 240 mesures restrictives, mais a aussi inscrit Cuba sur la liste des pays soutenant le terrorisme aux côtés de la Syrie, l'Iran et la Corée du Nord. Déjà étranglée par le renforcement de l'embargo, la situation a ensuite empiré avec la pandémie de Covid et l'effondrement de l'allié vénézuélien pourvoyeur de pétrole.
Depuis, les vagues d'exil ressemblent aux exodes en temps de guerre. Conscient que la politique américaine contribue à alimenter ce flux migratoire, le parti démocrate de Joe Biden a annoncé en mai 2022 la levée d'une salve de restrictions, notamment sur les procédures d'immigration, les transferts d'argent et les liaisons aériennes.

«Dans cette conjoncture désastreuse où nécessité fait loi, le gouvernement de Raúl Castro avait autorisé la création de «microentreprises privées». Ils sont désormais près de 600.000 Cubains à travailler à leur compte.»

En attendant, l'île a sollicité l'assistance du Programme alimentaire mondial (PAM) afin de nourrir ses enfants de moins de 7 ans. Pour faire face à la malnutrition infantile, le pays a besoin de 2000 tonnes de lait chaque mois. Il est bien loin le temps où Fidel Castro claquait la porte du FMI et promettait à son peuple un litre de lait par jour et par enfant ! La demande de l'exécutif cubain à l'agence onusienne ressemble à un appel de détresse et signe l'aveu d'impuissance de son gouvernement. Le 17 mars dernier, des milliers de ventres creux sont descendus dans la rue pour réclamer du pain et de l'électricité. Consciente de cette urgence alimentaire, la France a dépêché, en 2023, 98 tonnes de lait en poudre dans l'est de l'île, là où la pauvreté rogne chaque jour un peu plus la dignité humaine.
 
Dans cette conjoncture désastreuse où nécessité fait loi, le gouvernement de Raúl Castro avait autorisé la création de «microentreprises privées». Ils sont désormais près de 600.000 Cubains à travailler à leur compte. Celui de la débrouille, où chacun s'improvise un avenir, avec le lendemain comme unique perspective. Revente et recyclage font survivre une multitude de familles autour d'ateliers de confection, de mécanique, de menuiserie ou de réparation en tout genre.
 
La liberté ou la mort
 
Si certains gagnent bien leur vie comme les gérants de restaurants ou les propriétaires de maisons d'hôte, d'autres, malgré des gains dérisoires, profitent de la bulle d'oxygène que leur offre cette petite économie de marché. Sans souci d'horaire et ayant la rue pour atelier, les remplisseurs de briquets, les réparateurs de parapluies, de matelas ou de lunettes témoignent de ce socialisme de marché dans lequel les avocats sont chauffeurs de taxi, les infirmières, femmes de ménage dans les hôtels et les ingénieurs, serveurs dans les restaurants touristiques. Bien que l'improvisation s'y heurte souvent à la bureaucratie, depuis ces réformes, l'informel va à la vitesse de la fibre, et l'institutionnel à celle de l'électricité version cubaine. Sans ampoule et avec coupures.
Dans le tumulte et les soubresauts de notre monde, et face à l'agonie d'un régime à bout de souffle mais qui ne s'éteint pas, on se demande combien de temps pourra encore durer ce bras de fer entre David et Goliath.
La Liberté ou la Mort, la devise révolutionnaire semble n'avoir jamais été autant d’actualité.�
Illustration :
  • Le rêve américain dans un univers communiste. Les Cubains sont les rois de la débrouille avec la rue pour atelier, ici dans la capitale La Havane. Noël Quidu pour «Le Figaro Magazine»
  • Salgado Hernandez est un mécanicien hors norme qui répare les Harley Davidson d'avant-guerre. Noël Quidu pour «Le Figaro Magazine»
  • Les ordures jonchent les rues de la capitale dès que l'on s'éloigne de quartier touristique. Noël Quidu pour «Le Figaro Magazine»
  • Munis de leur carnet de restrictions, les habitants font la queue devant une boulangerie. Noël Quidu pour «Le Figaro Magazine»

 

 

 

 

 

 



28/07/2024
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