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TRIBUNE. Le Sud-Ouest au cœur, la République en étendard : Gambetta, le "commis" de la démocratie
Paul Klotz et Milan Sen sont experts associés à la Fondation Jean Jaurès et co-auteurs du livre "Le foyer des aïeux", retraçant les parcours et les héritages de six figures oubliées de la IIIe République, à paraître le 22 août aux Éditions du Bord de l’eau. Pour La Dépêche du Midi, ils racontent Gambetta ; l’enfant de Cahors.
Gambetta est l’un des fils les plus illustres du Sud-Ouest. Mais combien sommes-nous, pourtant, à commémorer son héritage ? À l’approche de l’anniversaire du 4 septembre 1870, date où ce Cadurcien, encore jeune, proclama la IIIe République depuis un balcon de l’Hôtel de Ville de Paris, rappelons combien son courage fut déterminant.
Gambetta redressa alors une France au bord du précipice, et il y affermit des valeurs démocratiques et républicaines qui continuent d’irriguer notre contrat social. Il le fit encore, durant les dix années qui suivirent, en inventant une méthode politique radicalement nouvelle, un « sens du compagnonnage humain » le plaçant directement en face du citoyen, dans les banquets, sur les estrades des places des villages et dans les gares de tout le pays.

Comment comprendre l’exploit d’avoir fait basculer une population très majoritairement acquise au bonapartisme vers la République, en l’espace de quelques années ? Il faut, pour cela, revenir sur le parcours de Gambetta. Notre héros naît à Cahors ; il y passe son enfance, entre la rue du Président Wilson et la place de la Cathédrale, où son père tient le « Bazar Génois ». Il passe par l’école ecclésiastique de Montfaucon et termine sa scolarité au collège royal, l’ancien nom du bien nommé Lycée Gambetta. Durant cette période, il se forme aux lettres classiques, au latin, au grec, à la logique et à la rhétorique.
Déjà, l’avocat et le tribun naissent sous l’écolier. Naturellement, donc, le fils d’immigré italien monte à la capitale, « faire son droit », et s’illustre par les diatribes qu’il formule à l’encontre du Second Empire. Sa notoriété grimpe au moment de l’affaire Baudin (l’autorité impériale voulait alors interdire une souscription publique en hommage à ce député mort sur les barricades) ; on parle de ses mots durs contre le coup d’État du 2 décembre 1851, qu’il dépeint comme un coup de force pour « renverser la légalité et le droit, pour détruire le peuple lui-même ».

La notoriété amène l’élection : en 1869, l’enfant de Cahors devient député de Belleville. Première grande innovation : il n’est pas élu sur le programme d’un parti, mais sur un corpus de propositions radicales élaborées avec les citoyens de sa circonscription. On y trouve, plusieurs décennies avant leur mise en œuvre, les réformes de l’impôt sur le revenu, de la séparation de l’Église et de l’État ou encore de l’école publique et obligatoire !
Puis Napoléon III chute, avec son régime, dans la tourmente de Sedan : la défaite face aux Prussiens est si criante qu’elle oblige les forces politiques à agir vite. C’est ainsi que, le 4 septembre, ce jeune député élu depuis deux ans seulement, acquiert, par son audace, le statut de père fondateur de la République. Dans la foulée de la proclamation, il est nommé ministre de l’Intérieur, puis de la Guerre, dans le Gouvernement provisoire chargé de solder le conflit contre le pays de Bismarck. On connaît les concessions immenses que dût faire la France, et l’opposition des Parisiens qui s’en insurgèrent lors de la Commune de 1871. Mais sautons encore quelques années.
Au mitan des années 1870, Gambetta n’occupe plus de fonctions ministérielles : ses opposants, parfois dans son propre camp, craignent que sa popularité trop grande ne réhabilite le culte de l’homme fort et les dangers qu’il charrie ; en outre, la République n’est pas acquise : il existe toujours, à l’Assemblée nationale, des députés plaidant pour le retour du roi. Ce sont contre ces monarchistes, « ultra » ou orléanistes, que Gambetta trouvera sa véritable raison de combattre, loin de l’instabilité ministérielle qui, depuis Paris, donne l’image d’un nouveau régime encore fragile.

Comment éviter le retour d’un roi au pouvoir, et comment convaincre l’immense part rurale de la population, laquelle sait à peine lire et écrire, que les belles idées républicaines peuvent changer la vie ? Avant lui, Victor Hugo et Alphonse de Lamartine s’y sont essayés : on les a moqués pour leur romantisme, leurs opinions déconnectées et leur activisme politique de salon. Non, il faut décidément donner une autre image de la République : il faut aller au contact, discuter avec les citoyens, manger à leur table, se mettre en danger parfois. Montrer, en somme, que le politique est prêt à se battre, que son corps n’est pas sacré et que ses idées ne sont pas simplement charmantes. Telle est la conviction de Gambetta, qui s’engage alors dans un voyage de dix ans au long duquel il se définira, lui-même, comme le « commis » de la démocratie.
On trouve trace de son passage dans des centaines de villes et villages français. Il mange avec les citoyens au cœur de chaque campagne. Lorsqu’on l’interroge à l’inauguration d’un banquet républicain à la Ferté-sur-Jouarre, il répond : « ces réunions ne sauraient être trop multipliées ; car on ne saurait trop souvent visiter face à face celui qui vit sur le sol, qui le féconde de ses sueurs, qui manque de moyens d’information avec la ville qu’on lui représente comme un foyer de sédition, d’anarchie, cherchant ainsi, par la division de classes semblables, par la division d’intérêts conciliables, à créer un antagonisme qui, est le fondement même du despotisme ». Pour Gambetta, les oppositions entre Paris et la province, l’extrême gauche et le centre ronronnant du spectre politique, sont fantasmées ; elles sont instrumentalisées par des artisans de la division qui en font un terreau politique.
Cette même conception, ce rejet du populisme, rejaillit dans la doctrine idéologique de Gambetta : certes, cet enfant du Sud-Ouest a le cœur à gauche ; mais ce qui compte à ses yeux, c’est d’abord la réussite du régime républicain et des grands progrès sociaux qu’il promet, tant sur l’éducation que sur la justice fiscale ou sociale. Qu’importe, donc, s’il faut parfois manger son chapeau, du moment que le peuple y gagne : Gambetta rejette tout sectarisme, il ne s’attarde pas sur les problématiques picrocholines qui n’animent que la classe politique. On le dira « opportuniste » et il n’en rougira pas.

Plus de cent cinquante ans après la naissance de la IIIe République, l’enseignement de Gambetta est plus vivant que jamais. Dans un Sud-Ouest où il avait appris la franchise des échanges et la valeur de la parole donnée, il a forgé une pratique qui, au-delà des clivages, instaure une confiance réelle à l’égard de la chose publique. À l’heure où les distances entre gouvernants et gouvernés paraissent s’accroître inexorablement, le « sens du compagnonnage humain » de Gambetta devrait tous nous inspirer. Il rappelle qu’aucune bonne décision ne se prend sans le concours des citoyens, et que le combat politique n’est noble que dans la conviction, jamais dans la polémique.