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«La France ne peut pas comprendre l’Algérie»
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par Kamel Daoud, pour la Revue des Deux Mondes - avril 2025
Kamel Daoud plaide pour une Algérie libérée de sa dépendance affective envers la France, en appelant à réparer le lien intime entre les deux pays pour construire un avenir apaisé.
En décembre 2024, la Revue des Deux Mondes organisait un dîner en l’honneur de Kamel Daoud. L’écrivain, Prix Goncourt 2024 pour son roman Houris, s’est exprimé sur la situation en Algérie et sur ses relations tendues avec la France. Morceaux choisis.
Perdre un pays
Je le dis sans effet de manche : j’ai de la France une idée si haute que j’y ai trouvé une place. Un pays est fragile, comme le dit un poète irakien. Un jour, il pourrait partir, plier ses collines, ses rivières, ses arbres et ses routes, et disparaître comme après un amour déçu. Il nous laissera seuls et nus. Alors nous irons le rechercher dans la foule, sur des routes étrangères. Il ne nous restera que la main tendue à l’étranger. Je sais ce que signifie «perdre un pays». Regardez mon pays natal. Qu’en reste-t-il ? Un homme y est en prison. Il écrit des livres dans sa tête, ce lieu où il peut courir et s’essouffler. Nous ne devons pas oublier Boualem Sansal, pour ne pas perdre le souvenir de nos libertés, ni ce qu’elles peuvent coûter.
Un pays qui passe son temps à discourir d’un ex-colonisateur n’est pas un pays indépendant, c’est un pays dépendant. Nous ne savons pas encore ce qu’est la liberté entière en Algérie et pour chacun, c’est le problème majeur. Le régime ne le sait pas, les opposants ne le savent pas, les islamistes n’en veulent pas. On me présente souvent en disant : «Kamel Daoud, écrivain algérien». Je corrige : «Écrivain et Algérien, ce sont deux métiers très difficiles.» Il ne s’agit pas d’un simple jeu de mots. L’Algérie est aujourd’hui un pays sans projet politique sauf celui de détester l’autre, un pays dans une dépendance affective totale vis-à-vis de la France, un pays qui n’a plus de sens, toujours appréhendé à travers des archives héroïques et décrit comme une sorte d’épopée mythique de la décolonisation permanente.
On s’arrête à 1962. On ne voit pas le présent. Nous sommes des êtres d’archives. Moi, je veux être un homme du présent.
Réparer le lien à la France
Alors qu’elle vit dans un pays merveilleux, beau et riche, la population algérienne est soumise à une misère culturelle lourde de conséquences. Il n’y a rien entre le prêche et le discours politique. Alors, si on ne déteste pas la France, que va-t-on faire du temps présent ? Il s’agit d’une guerre imaginaire. Ce concept m’obsède depuis des années. Pourquoi plaider pour un lien apaisé et guéri ? Parce que la France pose à l’Algérie entière la question intime de l’altérité. Un Algérien ne peut pas être algérien s’il ne répare pas le lien à la France dans sa tête, c’est-à-dire à lui-même, d’une manière ou d’une autre. Pour beaucoup d’Algériens, la France représente le reste du monde. L’altérité, c’est la France en nous, et nous ne pouvons pas réparer notre rapport au reste du monde si nous ne réparons pas le rapport à la France et à la langue française. C’est aussi simple que cela. L’inhumation de la langue française dure depuis des décennies.
On nous annonce tout le temps la fin de la langue française en Algérie. Et puis arrivent des écrivains qui publient, qui raflent des prix, qui posent des problèmes… Le poète palestinien Mahmoud Darwich a dit à une poétesse israélienne cette phrase admirable : «Vous êtes déjà palestiniens et nous sommes déjà israéliens, mais l’un et l’autre, nous ne le savons pas.» Je pense que c’est la même chose en Algérie. Nous sommes français et la France a une part algérienne. C’est ainsi. Nous ne pouvons pas changer la géographie, nous ne pouvons pas changer l’histoire. Comme je l’ai dit au président de la République Emmanuel Macron, nous pouvons en revanche peut-être changer le futur.
L’Algérie, pays inexplicable
Un ancien Premier ministre algérien, actuellement en prison, m’a raconté une anecdote au sujet de François Hollande alors en visite officielle. Le président français trouvait le système algérien indéchiffrable et s’en plaignait. L’ex-Premier ministre lui a répondu : «C’est notre seule force. C’est tout ce que nous avons. Notre talent, c’est d’être inexplicables» ! Plus sérieusement, je vois trois biais qui faussent la compréhension de l’Algérie par la France. Le premier est la loi astronomique. À l’image des étoiles dont la lumière nous parvient après un milliard d’années, la lumière de l’Algérie reçue en France n’illustre que le passé. De sorte que vous ne voyez pas le présent. Aujourd’hui, le FLN [Front de libération nationale] n’existe plus dans son ancienne identité, l’armée est fragilisée, les islamistes sont là à l’affût et vont prendre encore plus de pouvoirs, l’influence française est ambiguë, la société a changé. Mais cela n’arrive pas en France comme une image nette. Le deuxième biais est linguistique. Il n’y a pas de maîtrise de la langue arabe ici, donc vous ne pouvez pas lire les éditoriaux, par exemple, tout ce qui agite les opinions de l’autre côté. Lorsque je manque de sujets pour ma chronique dans Le Point, je regarde la presse arabophone et la traduis pour la France afin de combler ce déficit de compréhension. Le troisième biais est le biais militant. Quand des journalistes français ou occidentaux, qui sont la principale source d’information pour les responsables politiques et les décisionnaires, vont à Alger, ils logent tous au même hôtel ou presque. Ils y croisent des clientèles des ambassades et des militants engagés, courageux parfois, mais aussi porteurs d’un biais cognitif naturel. Ces journalistes français repartent avec l’idée qu’Alger, c’est l’Algérie et qu’Alger, c’est son centre-ville. D’ailleurs, le régime ne donne jamais de visas aux journalistes en dehors d’Alger sauf quand cela le sert. Parfois, à la lecture de leurs comptes rendus, je suis effaré par leur profonde incompréhension.
La France ne peut pas comprendre l’Algérie parce qu’elle la regarde à travers ses propres obsessions.
Sauver l’école française
D’un côté, l’islam fait partie maintenant de la réalité française. De l’autre, un euro-islamisme en profite, s’installe en France avec son ingénierie, ses visions et son efficacité. Si la France continue à croire que l’islamisme est un objet extraterrestre, périphérique, venu d’ailleurs, elle ne le vaincra jamais. Si nous perdons l’école, comme nous l’avons perdue en Algérie, nous perdrons l’avenir. Une République, un État, une civilisation, ou une nation commencent à l’école des tout-petits. C’est à partir de ce moment-là qu’on construit l’avenir. En Algérie, il existe quatre grandes conquêtes islamistes. La première, c’est la justice, entre 1962 et 1970 ; la deuxième, c’est l’école dans les années quatre-vingt-dix ; la troisième, ce sont les médias dans les années deux mille à deux mille dix – 90 %, sinon plus, des médias algériens sont islamistes, alimentés par des capitaux islamistes ou des courants islamistes. Enfin, la dernière offensive, c’est la culture. Ne pensez pas que seul le régime profite de cette chasse aux écrivains en Algérie. Les islamistes se frottent les mains. Ils sont en train de récupérer le pouvoir sur les éditeurs, les imprimeries, le Salon du livre d’Alger, les circuits de diffusion. Chaque semaine, deux ou trois librairies ferment ou se font harceler en Algérie.
L’islamisme et l’utopie démocratique occidentale
Les Algériens ne vous le diront pas de manière directe, mais ils portent une blessure, celle de la solitude durant la guerre civile, celle de ne pas avoir été soutenus et compris. Nous gardons l’image de ces barbus qui obtenaient des visas rapidement pour venir s’installer en France, en Allemagne, en Angleterre, alors que les intellectuels, menacés et massacrés, ne pouvaient pas y accéder. À l’époque, le monde ne comprenait pas l’islamisme. Il a fallu le grand virage du 11 septembre 2001 et la vague d’attentats. L’Occident n’arrive pas à se défaire d’un rêve, celui du projet démocratique étendu au reste du monde, autrement dit celui de la démocratie universelle. Une force de conviction et une faiblesse de lucidité, à la fois.
L’antisémitisme d’Alger
L’antisémitisme est présent en Algérie même si cela heurte l’image narcissique de certains intellectuels algériens qui le refusent. Je n’ai pas souvent l’occasion d’en parler. Que reproche-t-on à Boualem Sansal et à moi-même ? Pas uniquement d’avoir publié des romans, de vivre en France, d’écrire en français, etc. Ce sont nos prises de position après le 7 octobre. Je le dis, l’assume, et le répéterai devant tout le monde. Nous le payons. L’histoire algérienne est-elle ainsi ? Non. Mes parents n’étaient pas antisémites, mes grands-parents non plus. L’absent est souvent le sujet et l’objet de tous les fantasmes. En Algérie, le juif a disparu. Il devient l’objet de la haine absolue au nom de la Palestine et de ses tragédies. L’antisémitisme soude les imaginaires. Il faut un parcours intellectuel lent et long pour pouvoir se désaliéner de cela.
La Méditerranée, l’horizon ou le mur
Je suis un Méditerranéen. J’adore la Méditerranée. J’ai toujours pensé qu’elle était le contraire de l’islamisme et de tous les fascismes du monde : quand on y arrive, à cette mer, on est nu ou presque, on nage, on retrouve son corps, on retrouve la pesanteur, on retrouve beaucoup de choses, des sensualités. Les monothéismes n’ont jamais eu le pied marin. Dès qu’ils arrivent à la mer, ils s’arrêtent. C’est fascinant. La mer n’est jamais décrite dans le paradis. Dans le paradis musulman, il y a des fleuves, des bars, des femmes, vierges, etc. mais jamais la mer. Le Coran l’appelle la «mer des obscurités», parce que le monde s’arrête là. J’étais à Oran, il y a deux ans. Les autorités ont décidé d’y construire un mur de plusieurs kilomètres entre Oran et des villages de l’Ouest pour séparer la plage et la terre. Ce mur est destiné à empêcher le passage de migrants. Il possède de petites portes, volontairement trop étroites pour laisser passer les canots pneumatiques. Le rapport à la mer est très méfiant. En Occident, vous allez à la mer pour vous détendre, oublier la routine, les machines, l’agenda… Nous, nous regardons la mer comme un mur à traverser. Savez-vous quel est le temps le plus redouté par les mères algériennes ? Le beau temps : il signifie que les chaloupes des «clandestins», leurs enfants vont partir vers l’Espagne et que la moitié des passagers va mourir. Le beau temps est cruel, c’est un dieu traître, un dieu qui fait mal. Les mères préfèrent le mauvais temps. Je vois les deux côtés de la mer. Là-bas, le mur, ici, le délassement ; là-bas, une chose verticale, ici, un espace horizontal ; là-bas, la mer fait rêver de retrouver le monde, ici elle fait rêver d’oublier le monde. S’il y a une chose que je regrette depuis mon installation à Paris, mis à part mon citronnier, c’est la mer. C’est le seul lieu où le bavardage dans ma tête cesse. Il suffit de regarder la mer pour qu’elle se déverse en vous. La mer est un dieu qui ne vous demande rien. C’est un dieu équitable.

