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François de Rugy : «La définition de l’intérêt public devrait relever du politique, pas du juge»
FIGAROVOX/TRIBUNE - Alors que le tribunal administratif de Toulouse a suspendu les travaux de l’A69, jeudi 27 février, l’ancien ministre de la Transition écologique plaide pour un changement législatif visant à encadrer les recours quand l’utilité publique d’un projet a été jugée valable.
Ancien président de l’Assemblée nationale (2017-2018) et ancien ministre de la transition écologique (2018-2019), François de Rugy est aujourd’hui conseiller régional des Pays de la Loire.
La décision du tribunal administratif de Toulouse arrêtant le chantier de l’autoroute A69 est un coup de tonnerre dans l’histoire des projets d’aménagement. Certes, on ne compte plus les recours contre les projets de constructions ou d’infrastructures. La jurisprudence est déjà riche de décisions. Mais celle-ci est un tournant majeur : ce sont les mots d’Arnaud Gossement, avocat spécialisé en droit de l’environnement et professeur associé à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, dans une longue note publiée sur son blog.
Si cette décision sur l’A69 venait à être confirmée en appel – ce qui est loin d’être sûr compte tenu justement de son caractère inhabituel, ce serait lourd de conséquences pour le processus de décision et de choix d’aménagements du territoire. Certains esprits simplistes voudraient interdire tout débat de fond sur les questions que soulève cette décision au motif que tout regard critique sur une décision de justice serait une remise en cause globale, forcément inacceptable de «l’État de droit».
C’est ridicule. Et c’est dangereux quant à la capacité à mener des projets d’aménagement demain, quels qu’ils soient. Aujourd’hui des militants écologistes se félicitent de la décision de tout arrêter. Que diront-ils demain, si le même sort est réservé à un projet d’éoliennes ou de tramway ? Il serait en effet facile de démontrer qu’un tel projet porterait atteinte à la faune et la flore sauvages et ne relèverait pas d’un intérêt public majeur.
C’est en effet sur cette notion que s’est appuyé le tribunal administratif de Toulouse. Elle est issue d’une directive européenne de 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, et plus particulièrement son article 16 alinéa C qui dispose qu’il ne peut être dérogé à cette protection que «dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique».
On mesure à quel point cette notion est vaste et ouverte. Tout d’abord, il serait intéressant de savoir de quelles espèces protégées on parle : je me souviens des propos d’un dirigeant de l’OFB (Office français de la biodiversité) qui m’avait dit que, si on laisse une usine à l’abandon deux ans, on y trouvera des espèces protégées… Autant dire qu’il y en aura toujours quel que soit le site où l’on veut mener un projet d’aménagement.
Par ailleurs, quand on lit la décision du tribunal, on peut être étonné des arguments avancés pour annuler la dérogation à la conservation d’habitats d’espèces protégées. Le tribunal affirme que l’agglomération de Castres n’est pas en déclin démographique ou économique, ce qui rendrait à ses yeux inutile un projet routier. Est-ce à dire qu’il faudrait attendre qu’un territoire soit en difficulté pour mieux le desservir ? Le tribunal estime que l’existence d’un aéroport à Castres rend inutile la liaison autoroutière vers Toulouse : outre que celle-ci ne servirait pas seulement à rejoindre l’aéroport de Toulouse, il suffit de lire la presse pour voir que la seule liaison aérienne régulière de l’aéroport de Castres (avec Paris en l’occurrence) est régulièrement menacée de fermeture !
Autre argument pour le moins surprenant : en aménageant une autoroute, on délaisserait la route existante et on pénaliserait ceux qui ne veulent pas prendre l’autoroute… Privons celles et ceux qui veulent passer moins de temps sur la route au nom du droit de ceux qui veulent passer plus de temps à empêcher les autres de bénéficier de progrès !
On ne sait si c’est un nouvel épisode de voyage en Absurdie, un égalitarisme mal placé ou d’un refus du progrès qui ne dirait pas son nom. Car oui, passer moins de temps dans ses trajets personnels ou professionnels, c’est un progrès. Tout comme le fait de rouler en meilleure sécurité. Sans compter qu’un rapide coup d’œil sur le réseau routier parallèle aux axes autoroutiers montre qu’il n’est pas laissé à l’abandon par les collectivités locales qui en ont généralement la responsabilité. C’est au contraire l’occasion de réaménager de façon plus favorable aux piétons et aux cyclistes les traversées de bourgs.
Jusqu’à présent, on pouvait penser que la définition de l’intérêt public majeur ne relevait pas du juge administratif mais des autorités politiques élues, au niveau national comme au niveau local. Les critères d’intérêt général font débat et sont soumis au jugement des citoyens lors des élections. Ce qui par définition ne peut pas être le cas avec des juges.
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Rappelons qu’en France, pour qu’un projet soit déclaré d’utilité publique, il doit passer par de très nombreuses étapes de concertation publique et d’évaluation environnementale. À chaque étape, chaque décision peut être attaquée par des citoyens ou des associations devant les juridictions administratives. Et c’est de nos jours systématique ! Cela a évidemment été fait par les opposants à l’A69. La déclaration d’utilité publique a été attaquée et le recours a été rejeté.
Cela montre que la loi mériterait de préciser deux points de droit : qui décide et jusqu’à quand des recours peuvent-ils être déposés et jugés ? Il faudrait ouvrir – enfin ! – le chantier législatif de l’encadrement des recours. Il n’est pas normal que des recours sur le principe d’intérêt public majeur puissent être engagés quand l’utilité publique a été déclarée et jugée valable. Il faut certes attendre de savoir si ce jugement est confirmé en appel. Mais le Parlement et le gouvernement devraient travailler dès maintenant à une clarification de la loi.
On ne peut pas jouer l’avenir des projets d’aménagement du territoire à la roulette russe de jugements d’opportunité, sauf à considérer qu’il ne faut plus réaliser aucune infrastructure de transports ou d’aménagement dans notre pays.