
C'est dire si les Européens n'envisagent pas l'avenir de leur sécurité sans ménager Washington. Le message est clair : rien ne se fera en Europe sans coordination avec le président américain qui, de son côté, a envoyé ses émissaires en Arabie saoudite entamer une première discussion avec les représentants de Vladimir Poutine. Selon Marco Rubio, le secrétaire d'État américain, il ne s'agit, à ce stade, que de vérifier la réelle volonté de Poutine de faire la paix en Ukraine.
À Paris, la réunion informelle n'avait pas vocation à prendre de décisions. Ni le format – avec le Royaume-Uni à bord – ni les participants – il manque vingt pays de l'Union européenne (UE) – ne le permettaient. Il s'agissait donc de tester ensemble quelques idées sur les garanties de sécurité que les Européens pourraient apporter à l'Ukraine et sur la nécessité de se substituer, sans doute dans un bref délai, à l'appui militaire américain aux forces ukrainiennes. D'autres réunions à venir, plus larges, impliqueront les vingt-sept pays de l'UE.
La France et le Royaume-Uni pour une force d'interposition
Si les dirigeants présents autour de la table ont démontré leur capacité à se mobiliser rapidement, l'unité s'arrête là. L'Italienne Giorgia Meloni a pris soin d'arriver avec cinquante minutes de retard, à bord d'une Maserati – les Italiens soignent leurs entrées – pour bien montrer qu'elle entrait dans ce cénacle avec les réticences d'une « trumpiste », peu empressée de se joindre à la chorale européenne.
Les divergences entre Européens sur la stratégie sont apparues nettement. La question de l'envoi éventuel de troupes européennes en Ukraine ne fait pas l'unanimité. D'un côté, Paris et Londres esquissent déjà les contours d'une force de 25 000 à 30 000 hommes, dont 10 000 Français, appuyés par les pays scandinaves et les Baltes.
La Première ministre danoise Mette Frederiksen n'a d'ailleurs pas caché ses inquiétudes : « La Russie menace toute l'Europe. Nous devons nous préparer à l'éventualité que la guerre se déplace vers un autre pays européen. » Voilà pour les faucons.
Scholz freine, Meloni refuse, Sanchez élude
De l'autre, un bloc emmené par l'Allemagne et l'Italie s'y oppose fermement. Le chancelier Scholz juge l'idée « complètement prématurée et inappropriée », tandis que Giorgia Meloni la qualifie de « solution inefficace ». L'Espagne et la Pologne se rangent dans le camp des réticents.
Aux Pays-Bas, si le gouvernement Schoof se montre ouvert à la discussion, le principal parti au Parlement et membre de la coalition gouvernementale, le PVV de Geert Wilders (souvent qualifié de prorusse), s'y oppose catégoriquement.
Pedro Sanchez a été le dirigeant le plus prolixe à la sortie de la réunion en réunissant les journalistes à l'ambassade d'Espagne à Paris. « Nous sommes un allié engagé, non seulement en paroles mais aussi en actes », a-t-il rappelé, citant l'accord bilatéral de sécurité d'un milliard d'euros signé avec Kiev en 2024.
Mais pour Madrid, la priorité reste d'éviter tout risque d'escalade. Pedro Sanchez plaide plutôt pour une approche en trois temps : garantir d'abord la continuité du soutien militaire et humanitaire à l'Ukraine, œuvrer ensuite à une paix « juste et durable » impliquant activement l'UE dans les négociations, et enfin renforcer l'architecture de sécurité européenne.
Dépenser plus pour se défendre
« Nous ne pouvons pas commettre les erreurs du passé », a-t-il insisté, faisant référence aux accords de Minsk piétinés aussitôt que signés, « il faut une paix qui consolide le droit international et l'intégrité territoriale des nations ». Cette position médiane, qui évite soigneusement la question sensible de l'envoi de troupes, reflète les équilibres internes de la coalition espagnole, où Sumar, le partenaire de gauche du PSOE, s'est toujours montré réticent à une escalade militaire du conflit.
Un consensus émerge toutefois sur la nécessité de renforcer la défense européenne. L'objectif des 2 % du PIB consacré aux dépenses militaires est désormais loin de suffire. Reprenant une récente proposition de la Commission européenne, l'Allemagne veut aller plus loin en proposant d'exclure ces dépenses du calcul des déficits de Maastricht, une révolution pour Berlin, traditionnellement gardienne de l'orthodoxie budgétaire.
En Allemagne, desserrer le « frein à la dette »
Cette évolution marquerait un tournant historique pour l'Allemagne mais devrait être confirmée par le successeur du chancelier Scholz. À quelques jours du scrutin, tout indique que le candidat de la CDU, Friedrich Merz, tient la corde. Le chancelier Scholz, confronté aux contraintes constitutionnelles du « Schuldenbremse » (frein à la dette), a clairement posé les termes du débat.
« Pour financer durablement la Bundeswehr, nous avons besoin d'au moins 30 milliards d'euros par an, ce qui n'est possible que si nous excluons ces dépenses des règles budgétaires », a-t-il déclaré. Ce sera sans doute la position du SPD au sein d'une future coalition gouvernementale avec la CDU. À vérifier dimanche 23 février, après la fermeture des bureaux de vote.
Le président du gouvernement espagnol insiste : « La paix en Ukraine et la sécurité européenne sont deux faces de la même médaille. » Cette vision est partagée par Ursula von der Leyen qui affirme que « l'Ukraine mérite une paix obtenue par la force », appelant à un « renforcement de la défense en Europe ».
Meloni : « Pas de sécurité en Europe sans les États-Unis »
L'autre ligne de fracture concerne la relation avec Washington. Emmanuel Macron pousse son idée d'« autonomie stratégique » européenne. Une vision qui se heurte à l'atlantisme assumé de plusieurs partenaires. « Il ne doit y avoir aucune division en matière de sécurité entre l'Europe et les États-Unis », martèle Olaf Scholz.
Giorgia Meloni enfonce le clou : « Pas de sécurité en Europe sans les États-Unis. » Il n'est pas certain que tous les leaders européens interprètent de la même façon les récentes déclarations de Donald Trump ou de ses représentants. Tout le monde n'a pas la même lecture du niveau de désengagement américain…
Les Lituaniens, plus exposés au risque russe, ont une vision plus pessimiste que celle de Meloni : « Donald Trump ne peut pas promettre unilatéralement à Poutine de revenir sur l'élargissement de l'Otan, car cela nécessiterait l'accord de tous les membres », note Gabrielus Landsbergis, le ministre lituanien des Affaires étrangères. « Mais Trump peut simplement retirer les troupes américaines du flanc oriental, ce qui aurait presque le même effet. »
Poutine attaque et les Européens font des « Livres blancs »
Sur les conditions d'une paix future, Olaf Scholz est catégorique : « L'Ukraine ne peut pas accepter une paix dictée. » Sauf que, pour le moment, le président Zelensky n'est pas convié aux premières discussions entre Washington et Moscou… Pedro Sanchez insiste sur trois prérequis : l'implication active de l'Ukraine et de l'UE dans les négociations, le renforcement de l'ordre multilatéral, et l'émergence d'une Union européenne plus forte.
La présidente de la Commission européenne promet des propositions tant sur le soutien à l'Ukraine que sur le développement de la défense européenne. Un Livre blanc de la défense européenne doit être proposé fin mars par le commissaire Kubilius. C'est un peu tard…
Et ce n'est pas le premier : les Européens se sont déjà dotés d'une « boussole stratégique » en mars 2022, qui est restée à l'état de joli rapport dans un tiroir. En matière de défense, il faut plusieurs années pour se mettre à niveau. Or, les besoins sont pour maintenant, si ce n'est hier.