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«Mon frère Sansal est derrière les barreaux, comme l’Algérie tout entière»
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par Kamel Daoud, pour Le Point - novembre 2024
Kamel Daoud crie sa colère, sa peur et son impuissance après l’arrestation de l’auteur algérien Boualem Sansal, dont on était sans nouvelles depuis plusieurs jours.
Mon ami, l'écrivain algérien Boualem Sansal, a été arrêté. Je le sus peu à peu, je refusais de le savoir au même rythme. Je l'appris par des amis d'abord. L'évidence se travestit en inquiétude. Des appels répétitifs, des questions et des messages du genre «il ne répond plus» tournaient en boucle, comme des cailloux dans notre vide. J'étais dans une ville française pour «signer», «parler». La nuit était tombée très vite et je luttais pour revenir à la réalité, pour émerger. Je ne pouvais pas y croire. L'oseraient-ils ? Depuis une semaine, les diffamations, les attaques, les insultes, les procès pleuvent depuis l'Algérie nouvelle.
«Être écrivain et Algérien, ce sont deux métiers difficiles», répétais-je souvent aux auditeurs. Cela faisait rire la salle. Parfois, je riais aussi. Mais, là, c'était une nouvelle qui ne s'insérait pas dans le décorum du quotidien, elle restait là, comme un caillou dans la bouche, sans saveur. J'ai passé des heures au téléphone, j'ai secoué l'arbre des possibilités, j'ai pressé les maigres informations. Des amis, des proches. Des conversations codées, des soupirs, des sous-entendus, des chiffres. Aujourd'hui, on dit que l'Algérie entière est «sous écoute». On efface les messages après les avoir rapidement lus. On craint les voitures qui nous suivent, on redoute la convocation judiciaire, on tremble lorsqu'une connaissance est arrêtée, simplement par peur d'être identifiée dans ses contacts. On change les noms et les prénoms, surtout ceux des Français, ces Occidentaux perçus comme maléfiques et coloniaux. L'accusation d'espionnage est vite prononcée, et la peine est très sévère. Le régime d'un côté et les islamistes de l'autre ont réussi à mettre en place un tribunal itinérant de l'identité pure et de l'hypernationalisme.
Arrestations extrajudiciaires
«Vraiment arrêté ?» Je demande. Personne ne le sait, mais tout le monde le sait. Il est arrivé à Alger le samedi, puis son téléphone est «mort». En langage policier, cela signifie des arrestations extrajudiciaires. Cette formule paralyse la solidarité et les médias : ne pouvant vérifier, ils hésitent à diffuser l'information, ce qui laisse plus de temps à la prison.
«À quelle heure ?» Question idiote, elle confesse l'impuissance. Au cinquième jour de nos inquiétudes, nous nous sommes demandé comment alerter l'opinion. Je n'arrivais pas à y croire : «Boualem a été arrêté ? Ce frêle ami ?» Depuis des mois, j'avais pour ainsi dire le premier rôle dans la haine. Les réactions à Houris sont d'une violence inouïe depuis des mois. J'étais l'écrivain à abattre, le traître ultime, le «vendu». Les clans intellectuels d'Alger, les «grandes familles», les islamistes et les haineux ont allumé le bûcher. J'ai remarqué que rien n'était aussi épuisant que de regarder les visages fatigués et sales de mes amis, de mes anciens collègues, qui défilent à la télévision pour vous lyncher, qui animent le feuilleton stalinien de la dénonciation. «Même toi ?» m'exclamai-je devant les images d'un ancien collègue qui me niait mon algérianité. Cela ternit l'image que j'ai de ce pays éclatant. Puis il y a la lâcheté des proches, des siens, de beaucoup. La peur, la terreur. Est-ce cela notre indépendance ?
La terreur qui règne partout, et le courage dissimulé ?
Quand un écrivain est célèbre et francophone, il fait face à l'opposition des islamistes qui estiment que le seul roman à lire est celui écrit par Allah et interprété par eux. Il est confronté au régime, qui s'oppose à toute concurrence avec le récit national des vétérans et à l'hostilité envers la France comme identité de substitution. Il y a les rentiers décoloniaux qui s'opposent à lui : comment osez-vous écrire un roman alors que les accusations contre le colonisateur doivent toujours être réévaluées ? Le film La Bataille d'Alger ne raconte-t-il pas l'unique histoire du cosmos algérien ? L'écrivain a contre lui le manque de moyens, les médias malveillants, le populisme. De la grande décennie d'or de la presse algérienne, il ne reste plus que quelques torchons. Ils craignent la famine et le téléphone du «Cardinal» donneur de pages de publicité logé au «Palais». Écrire, c'est fuir, mourir, ou se faire immoler, insulter.
La terreur de ses amis
Que cela en sort triste ? Non. L'écrivain est aussi admiré. D'ailleurs, j'avais déjà remarqué que l'écrivain algérien est appelé à être «représentant», historien, politique et poète, élu et méprisé. Il persiste dans cette affaire, ce privilège de l'imaginaire, qui n'est ni la réalité ni son reflet superflu.
Sauf que Sansal a été arrêté. On donna l'information, elle surprit l'Occident, mais il faut avoir parlé à ses «amis» algériens pour saisir ce que cette information a provoqué comme terreur plus grande. Désormais, tout est possible : la perpétuité pour un texto, la prison pour un soupir d'agacement. Sansal est un vieux prophète biblique, souriant et détesté par les soumis et les jaloux. Il est libre et amusé par la vie. Il écrit des livres sur les orages et les lumières abstraites, et il s'amuse de la haine des autres. Le jeu lui fit oublier la réalité de la Terreur rancunière. Il a négligé de regarder la meute qui l'attendait, puis il est reparti ce samedi pour visiter ce pays privatisé. Il l'a payé cher.
Voilà. Après l'insulte, la diffamation, la détestation, les jaunisses mièvres, les mensonges, les campagnes de diffamations, on retourna à l'antique prison, ce lieu où naissent les livres et où meurent des écrivains. L'Algérie, devenue indépendante et libre après des sacrifices héroïques, emprisonne ses écrivains, les insulte et les rejette. Beaucoup d'entre eux baissent la tête. La lâcheté a teinté de gris cette information incompréhensible pour moi.
Un pays qui traite mal ses écrivains rate son avenir
Sansal est actuellement détenu dans une prison algérienne. Il a été «disparu», répètent les médias et les amis. Depuis plusieurs jours, j'éprouve de la difficulté à me reconnecter avec le monde réel. Je me sens confus et perdu dans un labyrinthe d'inertie. Je pensais avoir payé mon dernier roman au prix le plus élevé. Non. Des livres encore plus chers existent : Sansal l'a démontré.
Un pays qui traite mal ses écrivains est un pays qui rate son avenir, car il manque l'occasion de rêver. En Algérie, le contraire hargneux du verbe «imaginer» est «se souvenir».
Mon frère Sansal est derrière les barreaux, comme l'Algérie tout entière.
En algérien, Boualem signifie «porte-drapeau». Je tiens donc tous ceux qui, en France, nous trahissent en nous livrant à la bête abjecte, qui nous sacrifient, qui contribuent à notre incarcération et à notre souffrance, pour responsables.