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«L’élection de Trump est une réaction à des années d’invisibilisation et d’ostracisation de la majorité ordinaire»
ENTRETIEN PROPOS RECUEILLIS PAR Alexandre Devecchio
LE FIGARO. - La victoire de Donald Trump
doit-elle être vue comme le résultat
de l’autonomisation des classes populaires
que vous décrivez de livre en livre depuis
une décennie ?
CHRISTOPHE GUILLUY. - L’autonomie culturelle
des classes populaires et moyennes est la grande
affaire de notre temps ! Elle est le facteur explicatif
de toutes les dynamiques politiques contemporaines
et aussi, bien sûr, de l’incompréhension qu’elles
suscitent aux États-Unis comme en Europe de
l’Ouest. Cette autonomie culturelle est le fruit
inattendu de la sécession des élites, elle est aussi
une réaction à trente ans d’invisibilisation et surtout
d’ostracisation. Aujourd’hui, pour la première
fois dans l’histoire récente, l’opinion de la majorit́é
ordinaire n’est plus fa̧çonné ni par les
médias ni par la sphère politique traditionnelle.
Les gens n’́coutent plus les débats télévisés, ni les
intellectuels, ni la presse.
Ils ont élaboré un diagnostic forgé dans le temps
long de leur situation sociale et économique. Ce
diagnostic est commun à l’ensemble des cat́égories
moyennes et populaires qui vivent à l’́écart
des grandes villes et qui se sentent d́éposséd́és de
ce qu’elles ont et de ce qu’elles sont. À bas bruit,
ces cat́égories ont initíé une contestation qui ne
ressemble à aucun des mouvements sociaux des
siècles passés. Ses ressorts profonds, et c’est bien
là sa spécificit́é, ne sont pas seulement mat́ériels,
mais surtout existentiels. C’est pourquoi ce mouvement
est inarrêtable. Il resurgit toujours. Il ne
d́épend donc d’aucun parti, ni syndicat, ni même
d’aucun leader : c’est la working class américaine
qui fabrique Trump et non l’inverse !
C’est aussi la working class qui fait imploser l’id́éologie
du libre-échange dans l’establishment républicain
et impose aux ́lites globalistes des mesures
protectionnistes. Ce sont ces classes populaires et
moyennes qui écrivent la feuille de route. Et aux
États-Unis comme en Europe, cette feuille est
identique : prot́éger les travailleurs, relancer
l'économie, réindustrialiser, maîtriser les frontières
et réguler les flux migratoires. Ainsi, contrairement
à ce qu’on imagine, l'élection de Trump
doit moins à son talent qu’à sa capacit́é à s’adapter
à la demande d’une majorit́é ordinaire qui refuse
d’être mis au bord du monde.
Encore une fois, Trump a été sous-estimé
par les sondeurs et les médias. Cela révèle-t-il
une cécité idéologique et intellectuelle ?
La majorit́é qui a port́ Trump au pouvoir est cette
majorit́é ordinaire qui, pour beaucoup de d́écideurs,
n’existe plus ou ne doit plus exister.
Surnuméraires pour les ́lites économiques
reaganiennes des années 1980 qui avaient
choisi la globalisation, la financiarisation de
l’́économie et donc la d́ésindustrialisation,
les classes populaires ́taient aussi de trop
pour les élites d́émocrates. Ces dernières -
qui portaient la révolution socíétale qui
devait accompagner le changement de
modèle économique - avaient, elles aussi,
besoin d’invisibiliser une working class
de moins en moins fidèle électoralement,
mais surtout trop attachée à ses valeurs
traditionnelles (cette stratégie
arrivera plus tard à gauche
avec la note TerraNova).
La fusion entre libéralisme économique et libéralisme culturel,
qui était donc conditionnée par l’invisibilisation des classes populaires,
trouva son apogée aux États-Unis comme
en Europe – singulièrement en France et en
Grande Bretagne – dans la métropolisation. Vitrines
du libre-́change, du « no limit » économique
et socíétal, les grandes métropoles produisirent
ainsi très rapidement des bulles culturelles et
id́éologiques dans lesquelles était concentré l’essentiel
des couches supérieures, de l’intelligentsia,
des universitaires, bref des gens qui produiraient
les représentations sur lesquelles le pouvoir allait
justifier tous ses choix ́économiques.
Dans cette représentation, les métropoles deviennent
l’horizon ind́épassable, les périphéries
(l’Amérique du milieu, des petites villes, des villes
moyennes et du rural) les marges d’une Amérique
en voie de disparition. Depuis les anńes 1980,
toutes les représentations géographiques et culturelles
visent à invisibiliser ce monde finissant, celui
d’une working class malade et vieillissante.
Dans la représentation globaliśe, tertiairiséee, ḿ-
tropoliséee des prescripteurs d’opinions, la working
class n’existe pas, pas plus que l’idée d’une majorit́é
ordinaire. Prisonniers du bocal métropolitain,
beaucoup de médias et de sondeurs ne peŗçoivent
l’́lectorat de Trump qu’à travers le panel d’une
working class blanche en voie de disparition. Avec
leur vieux t́élescope, les clercs de Ḿétropolia distinguent
mal la planète Ṕriphéria et encore moins
les habitants qui y vivent. Ils n’ont donc pas pu
voir la nouvelle vague trumpiste.
L’un des enseignements de cette campagne
est-il que la diabolisation ne fonctionne plus,
même au pays du politiquement correct ?
C’est moins la question du « politiquement correct»
que celle de l’́économie qui a joué. Et sur cette
question Trump peut remercier Biden! La diabolisation
de Trump reposait sur l’id́ée qu’il ́tait
impossible de réguler, de relancer les investissements
publics, de sortir du libre-́change et de fermer
les frontières. Or, en adoptant une politique
volontiers protectionniste, Biden s’est chargé de
d́édiaboliser son concurrent. Le gouvernement d́émocrate
a d́éfinitivement enterré la doxa du libre-é́change :
taxation des produits chinois, critique de
la théorie du ruissellement des richesses à partir
des métropoles et investissement public massif
dans les infrastructures de l’Amérique périphérique.
Prenant acte de la nécessit́é de relocaliser les
industries, la secrétaire au Trésor Janet Yellen annoņça
même indirectement la mort de la mondialisation
en parlant de «friend shoring», en fraņçais
«amilocalisation»; en d’autres termes, elle inventa
l’oxymore d’une «mondialisation entre amis»,
c’est-à-dire de la fin de la globalisation.
De son côt́é, la vice-présidente, une certaine Kamala
Harris promettait de renforcer la frontière
sud ! L’ensemble du programme Trump était d́édiabolisé. Les d́émocrates ont ainsi offert les cĺés
de l’́économie au candidat Trump, ils ne leur restaient
en boutique qu’une offre socíétale complètement
d́émonétisée dans laquelle le socíét́é ordinaire
ne pouvait se reconnaître.
Le phénomène Trump est-il un phénomène
typiquement américain ou est-ce la pointe
avancée d’une recomposition plus globale ?
Quels points communs et quelles différences entre
la France et les États-Unis ?
En imposant son modèle, celui de la globalisation,
les États-Unis ont crée le poison qui les
d́étruit : la d́ésindustrialisation. Une d́ésindustrialisation
à l’origine du changement
de standard de vie des classes populaires
et moyennes jadis int́égrées. En
emboîtant le pas, les autres pays
occidentaux, notamment la
France, entameront leur descente
aux enfers. Tous ces
pays d́ésindustrialisés et
donc surendett́és ont ainsi
initíé la fin de la spécificit́é
de l’Occident : le standard
de vie élevé de ses classes
populaires et moyennes.
Seules les classes supérieures
métropolitaines tirent
encore leur épingle de ce jeu
de massacre. C’est ce qui explique
aux États-Unis comme
en Europe de l’Ouest le d́éveloppement
d’un schisme culturel
entre deux réalit́és socio-culturelles,
deux expériences humaines,
celle de Ḿétropolia et celle de Ṕriphéria.
Aux États-Unis comme en
France, les dynamiques sociales culturelles
sociologies et de la même géographie. Si les
diff́érences entre les États-Unis et la France tendent
à s’att́énuer, c’est à l’int́érieur que les fractures
s’accroissent. Si l’habitus des métropolitains
américains et fraņçais se distingue de moins en
moins, la fracture entre les métropoles et les périphéries
s’est transformée en schisme culturel.
L’un des faits marquants de cette élection
est également le vote des minorités. La stratégie
de clientélisme « racisé » et « genré » de Kamala
Harris n’a pas fonctionné… A contrario, cela
contredit l’idée que le vote Trump se réduirait
à un vote de « petits Blancs en colère »…
Par sa critique du libre-́change Trump a fait sortir
les républicains du modèle dépassé de la globalisation,
port́ par Reagan dans les années 19980. Parallèlement,
il est frappant de constater que les d́émocrates,
et au-delà la plupart des gauches
européennes, restent enfermés dans une représentation
culturelle très dat́ée des classes populaires.
La mise en avant de ce qu’on appelle pompeusement
le wokisme révèle un assèchement de la pensée
typique du bocal métropolitain. L’homogénéisation
sociale et culturelle de ces lieux n’a abouti
qu’à la production d’une rhétorique qui fleure bon
les années 1980 et une représentation des classes
populaires qui semblent elle aussi figée au siècle
passé.
Les démocrates n’ont pas compris que le bloc majoritaire,
l’univers des d́épossédés, est d́éjà multiethnique
et multiconfessionnel ! Aux États-Unis
comme en France, cet ensemble n’est pas un
monde de « Blancs, hétéros , et homophobes ». On
y trouve évidemment des ultraconservateurs,
mais ce monde a changé. Les classes populaires du
XXIe siècle ne sont plus celles d’hier. Ce monde
n’est pas clos, ni hermétique à la modernité. On
peut y ́couter de la country mais surtout du hip hop.
On y trouve aussi des ménages éclat́és, des
femmes seules, des Noirs, des Latinos, des couples
homos, etc. qui cherchent leur place dans un modèle
é́conomique et culturel qui les a reĺégués. Ils
utilisent les réseaux sociaux, ils n’ignorent rien de
ce qui se passe dans leur pays et dans le monde.
Les classes populaires, notamment celles qui sont
issues de l’immigration, notamment les jeunes,
estiment que la rhétorique « minoritaires » de la
gauche est un enfermement. Les sondages sortis
des urnes indiquent que près de la moití des Latinos
et une fraction importante des hommes noirs
ont vot́é pour Trump.
Peut-on, malgré tout, parler d’un vote identitaire,
mais dans le sens culturel et non ethnique
du terme ?
Cette thématique « identitaire » qui renvoie au
siècle dernier est un enfermement. D’ailleurs, ce
n’est pas un hasard si elle est essentiellement port́ée
par une partie de la gauche et une extrême
droite résiduelle, des camps politiques désert́s
par l’́lectorat populaire. Le mouvement de
contestation est existentiel c’est-à-dire qu’il fusionne
une dimension sociale et culturelle.
Vous expliquez souvent que le clivage entre
les « dépossédés » et les « élites » sera le clivage
politique du XXIe siècle, le clivage droite-gauche
dans son sens traditionnel est-il définitivement
dépassé ?
Non, il n’y a aucune opposition de principe entre
« ́lites » et « dépossédés ». Ma critique porte sur
les ́lites contemporaines. Une socíété est cohérente
quand elle fonctionne avec le haut qui « travaille
» pour répondre aux demandes de la majorit́é
ordinaire. Après un demi-siècle de
désindustrialisation, les classes populaires sont
d́éfinitivement sorties du clivage gauche-droite.
Elles se d́éterminent sur des thématiques qui sont
tout autant de « droite » que de « gauche » comme
le travail, la sécurit́é, la régulation des flux migratoires
ou la protection sociale. Surtout, elles ont
fait litière des partis traditionnels qui ont contribué
à leur d́épossession.
Outre l’élection de Donald Trump,
celle de JD Vance est-elle un symbole
et un tournant ?
Parue en 2016, en pleine campagne de Donald
Trump, son autobiographie Hillbilly Elegy offrait
aux élites américaines une explication rassurante à
la victoire du candidat républicain. Rassurante, car
elle actait la fin d’une working class frappée par la
d́ésindustrialisation, amoch́ée par le chômage et
d́écimée par l’abus des médicaments opiacés. La fin
de la working class s’inscrivait parfaitement dans le
récit de la classe dominante et médiatique américaine.
Vance apportera même son soutien à Hillary
Clinton en s’opposant à Donald Trump. Six ans plus
tard, il opère un revirement radical et se rapproche
de Trump en expliquant avoir été séduit par le programme
de relocalisation industrielle. Inconsciemment,
Vance par ses revirements et ce basculement
politique illustre les revirements d’une working
class qui cherche une issue. Port́é par un instinct
de survie, qui est celui de la socíét́é occidentale qui
ne veut plus entendre parler d’́éĺégie! ■
*Dernier livre paru : «Les D́épossédés".
L’instinct de survie
Christophe Guilluy
L’auteur* des « Dépossédés »et de « La France périphérique » analyse en exclusivité pour « Le Figaro »les résultats des élections américaines et y voit l’expression d’un phénomène qui traverse toutes les démocraties occidentales : le réveil des classes
populaires et moyennes. À bas bruit, ces catégories ont initié une contestation qui ne ressemble à aucun des mouvements sociaux des siècles passés, explique-t-il.