Nulle date, nulle cérémonie, nulle image ou presque de la guerre civile qui opposa, à partir de janvier 1992, le régime d'Alger aux islamistes pendant dix ans. Le bilan fut de 200 000 morts.
Houris, déjà Prix du meilleur roman français de la revue culturelle Transfuge et Prix Landerneau des lecteurs, se veut un monument scripturaire érigé pour la mémoire, qui déchire le voile de cette guerre honteuse étouffée par Alger au bénéfice de l'autre, celle contre la France, « la sœur aînée qui prend toute la place » mémorielle.
Érigé aussi pour toutes ces femmes qui n'ont eu ni tombeau ni histoire. Aube est l'une des victimes de ces massacres, égorgée à 5 ans à la fin des années 1990, dans le village de Had Chekala. Égorgée, mais survivante, muette car sans cordes vocales et portée par une parole doublement intérieure puisqu'adressée aussi à la petite fille dont elle est enceinte.
C'est son monologue pour l'enfant qui ne va pas naître qu'on entend et qui constitue la trame autant que la tessiture de ces quatre cents pages. Une enfant qui ne peut naître dans un pays où l'on aime les femmes « muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut ».
Implacable et poétique
« La voix », « Le labyrinthe », « Le couteau » : chacune des trois parties apporte sa pierre à cette contre-enquête magnifiquement incarnée sur les années de plomb. Voix ressuscitée des gouffres intérieurs et des gorges trouées. Labyrinthe de la mémoire des massacres égrenés par un homme hanté par une cartographie du désastre que le destin place sur le chemin de la jeune errante.
Couteau de la voix de l'imam de Had Chekala, où Aube, nouvelle Antigone, est retournée pour y soulever le voile de la nuit. Couteau de la voix de Dieu qui cherche à la repousser dans la tombe, de la même arme que celle qui avait manqué, en 2022, de réduire Rushdie au silence.
Écrit à Paris après le départ d'Algérie de Kamel Daoud, Houris est sensuel et incisif, implacable et poétique. Il a la puissance sauvage des fleuves longtemps contenus. La violence des douleurs ressassées libérées au grand jour. La force transgressive des réquisitoires et des dépositions qui font date, quand ils s'opposent par la littérature au silence criminel des dictatures. Un grand pavé lancé vers l'autre rive de la Méditerranée, qui devrait faire quelques vagues.
Extraits
« Te garder ? Es-tu folle ? Ils se sont montrés capables d'enterrer une guerre entière, 200 000 morts et dix années durant lesquelles ils se sont pris pour des moutons et des prophètes, mais ils n'oublieront jamais que tu es née sans père, sans nom. Que tu as été imposée par une mère monstrueuse qui leur évoque combien d'enfants, de femmes, d'hommes et de bêtes ils ont massacrés pour la gloire de leur Dieu. Ils te le rappelleront dans les administrations, dans la rue, dans la nuit, à l'école. Partout où tu iras. Tu vivras dans une brèche plus profonde que celle d'où tu me fixes maintenant avec tes grands yeux qui hériteront de la beauté mystérieuse des miens. Tu ne te rends pas compte de l'enfer à traverser quand on naît femme dans ce pays et qu'on n'a pas de père à opposer aux hommes, et qu'on est une enfant abandonnée. […] Dans ce quartier, il ne manque à mon impiété qu'un ventre rond qui tourne le dos à Dieu. C'est impossible. »
« Je me souviens (ou est-ce que ma mère m'imposa ce souvenir ? Ou les journaux ?) qu'en 2005 on organisa un grand vote dans le pays pour dire que l'on pardonnait aux tueurs ! Et cela fit sangloter ma mère et s'emporter ses convives scandalisés, peut-être secrètement soulagés. Ce jour-là, Khadija m'emmena à la mer, car c'est ce qu'on fait à Oran quand on ne veut pas aller voter. J'ai ramassé des galets froids et rassurants comme des armes. J'ai marché, les mains chargées de leur poids pour me remplir ou faire de moi un vrai fardeau. Et la mer gisait, grise et bleue, épaisse de son voyage continu. Sa paume caressait les gens aux chevilles et l'on scrutait le ciel pour savoir s'il allait pleuvoir ou brûler ou ne rien se passer, comme souvent. C'était un immense bleu, comme un foulard froid sur le trou de ma gorge. Je me souviens ainsi de ce jour du “pardon” : un vide glacial et le silence renfrogné de ma mère. Partout sur le trajet, on voyait des affiches qui nous appelaient à voter pour la “Réconciliation”, pour mettre fin à la “haine” et ne plus verser le sang des Algériens. Ma mère conduisait sans rien dire, les yeux fixés sur la route. La semaine précédente, à l'école, on nous avait distribué des affiches semblables, avec un enfant enjoué, un énorme soleil, une main qui en serrait une autre et un pigeon blanc sur le drapeau algérien. Sur certaines, on voyait le portrait du président qui souriait (lui, il n'a jamais été égorgé) et levait la main pour saluer en nous des gens lointains et heureux. Dans la cour, on fit cercle autour de moi pour examiner ma réaction et mon enseignant, absurdement, eut peur que je prenne la parole. J'ai haussé les épaules, rangé mon cartable et on a joué. Voilà, ma fillette. La guerre cessa comme si on s'arrêtait de manger ou de respirer. Elle disparut comme une mauvaise cousine qui s'éloigne avec son histoire insupportable d'héritages et de vengeances, de mari violent et de coups de pied au ventre, et on l'accepta. »