TRIBUNE. Législatives 2024 : "Notre pays est en danger" alerte le prix Nobel d’économie Jean Tirole
À 48 heures du premier tour des élections législatives considérées comme cruciales pour l’avenir du pays, le prix Nobel d’Économie 2014 a choisi les colonnes de La Dépêche du Midi pour développer ses arguments et exprimer de lourdes inquiétudes face à certaines propositions qui sont mises sur la table.
À la veille du premier tour des élections législatives, quels sont les enjeux économiques des programmes du Rassemblement National et du Nouveau Front Populaire ? Ces programmes annoncent répondre aux mécontentements et inquiétudes des citoyens. Mais c’est leur manquer de respect que de recourir à l’argent magique et à de vieilles idées aux conséquences néfastes à court ou à long terme, comme le blocage des prix et des loyers ou le recours à une économie dirigiste ; c’est leur manquer de respect qu’invoquer des sources de financement rapportant peu pour dissimuler l’explosion à venir de la dette. Ce qui pourrait résulter de l’application de ces programmes ne peut qu’inquiéter tout citoyen soucieux de conserver notre système social et notre démocratie libérale.
On ne peut pas augmenter le pouvoir d’achat sans croissance
Les deux programmes, bien que différents, portent principalement sur le partage des richesses, du gâteau, et contiennent très peu de mesures menant à la création de richesse, l’accroissement de la taille du gâteau. Or la croissance trop lente du pouvoir d’achat des Français vient précisément des politiques court-termistes suivies depuis cinq décennies, érodant petit à petit notre éducation, nos universités, nos finances publiques, notre innovation et notre industrie. Entendons-nous bien : l’inégalité, et en premier lieu l’inégalité des chances, est un problème existentiel, et nous pouvons faire plus pour la réduire ; mais l’absence de réponse durable aux demandes des Français ne résoudra pas le problème du pouvoir d’achat. On ne peut pas redistribuer de l’argent que l’on n’a pas.
La dette coûte cher
La France vit au-dessus de ses moyens. Ses déficits sont parfois justifiés : les dépenses importantes de l’État pendant le Covid ont sauvé de nombreux commerçants et entreprises. Mais dans l’ensemble ils servent à financer la consommation, ne préparant que peu l’avenir. In fine la dette publique – notre dette à tous- est passée de 30 à 110 % du PNB en 40 ans. Son remboursement coûte cher à nos concitoyens. En cas de victoire du RN ou du NFP, il grèvera beaucoup plus le pouvoir d’achat des Francais, pour deux raisons. Tout d’abord, les forts déficits budgétaires créés par l’application de ces programmes gonfleront rapidement la dette, augmentant mécaniquement son remboursement. Ensuite, les prêteurs exigeront des taux d’intérêt plus élevés. Aujourd’hui, la France emprunte à une maturité de 10 ans à un taux de 3,2 % alors que l’Allemagne paie 2,4 % ; la différence du taux d’emprunt entre les deux pays (le « spread ») augmentera sérieusement. Beaucoup d’argent brûlé pour rien, qui pourrait servir à financer l’éducation, la santé ou la transition écologique…
Les deux programmes soutiennent la demande, et en escomptent de nouveaux revenus fiscaux limitant l’accroissement de la dette. C’est oublier deux faits : tout d’abord l’emploi est au plus haut depuis longtemps et il n’y a pas grand-chose à relancer. Ensuite, la France est une économie ouverte et ce sont nos partenaires commerciaux qui profiteront de notre relance, accroissant un déficit de la balance des paiements déjà vertigineux.
Les risques au sein de l’Europe de notre fuite en avant
À la différence des dépenses liées au Covid, l’augmentation massive des dépenses de l’Etat est un choix politique : cette pathologie française de surendettement sera perçue de l’extérieur comme une expérience solitaire et inconséquente qu’il conviendra de ne surtout pas accompagner. La Banque Centrale Européenne n’interviendra sans doute pas pour sauver la France, et d’ailleurs elle n’a pas le droit de le faire dans une telle situation.
Quant aux autres Etats-membres, ils n’accepteront pas des comportements opportunistes que nous n’accepterions jamais d’eux. Par ailleurs, le non-respect des règles européennes proposé par les deux programmes pourrait bien marquer la fin de la construction européenne avec les risques attachés et le déclassement économique et géopolitique de la France, trop petite pour agir sur les régulations mondiales ou pour empêcher les dirigeants autocratiques, tel que Poutine, de faire la loi.
Les entreprises ne sont pas taxables à merci
Le programme du NFP met lourdement à contribution les entreprises. Les entreprises françaises et étrangères investiront à l’étranger plutôt qu’en France, privant nos concitoyens de sources d’emplois et de revenus. De plus, l’augmentation brutale du Smic réduira l’embauche des moins qualifiés. Plus généralement, le chômage, qui avait baissé grâce aux réformes de l’assurance-chômage et de l’apprentissage et au fait que les entreprises étrangères faisaient confiance à notre pays pour y investir, va remonter.
Pour masquer cette évolution, le NFP veut créer des emplois aidés dans les associations et collectivités, alors que les études montrent que ces emplois ne sont le plus souvent pas de vrais emplois et nuisent à l’avenir de leurs détenteurs.
Le RN entretient l’idée fantasque selon laquelle pénaliser les immigrés peut enrichir le pays. Toutes les études montrent que le coût de l’immigration pour les finances publiques est proche de zéro (les immigrés cotisent légèrement moins, car davantage au chômage, mais touchent nettement moins de prestations sociales que les Français car en moyenne plus jeunes), et qu’au final l’immigration bénéficie à notre économie (en lui apportant des travailleurs dans les métiers en tension notamment).
Respectons nos concitoyens
Prenons deux mesures emblématiques et démagogiques des deux programmes : l’abolition de la réforme des retraites et les subventions aux prix de l’énergie. De nombreux Français étaient insatisfaits de la réforme des retraites ; cette dernière il est vrai aurait pu être plus ambitieuse et plus équilibrée à la fois. Mais ils savent aussi qu’une réforme est nécessaire : l’équilibre du régime requiert soit des cotisations plus élevées (mais elles sont un fardeau pour les actifs), soit des retraites plus faibles, soit un allongement de la durée du travail. Le choix entre ces trois est un choix de société. Simplement, on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Revenir sur cette réforme, déjà insuffisante deux ans après, est une folie.
L’accroissement massif des subventions aux énergies fossiles entraînera des conséquences sérieuses pour nos objectifs climatiques (toute remise sur le prix de l’essence est une subvention au pétrole). Le RN ne semble pas sans inquiéter. Le NFP, tiraillé entre trois composantes aux philosophies irréconciliables, offre une politique écologique soit incohérente (subventions massives au pétrole et aux énergies renouvelables !) soit indéterminée (aucune prise de position sur le nucléaire, pourtant indispensable pour ne pas trop polluer dans les décennies à venir). Au-delà de politiques climatiques mal pensées, notons aussi que la baisse du prix de l’essence bénéficiera beaucoup plus aux catégories aisées !
Pourquoi ne pas essayer ?
A part ceux qui font leur sacerdoce de taper sur l’économie de marché, sur la démocratie sociale libérale, et sur l’Europe, beaucoup de ceux qui s’apprêtent à voter RN ou NFP le font par insatisfaction et parce qu’ « on n’a pas encore essayé, alors pourquoi pas ? ». Essayer cependant ne doit pas plonger le pays dans le déclassement, ce dont pâtiront forcément les moins aisés, mais plutôt préparer son avenir.
Certains dans le cas du RN se disent rassurés par le fait que Jordan Bardella rétropédale. Certes, et mon opinion est que le RN est tourné vers la présidentielle de 2027 et veut éviter une crise économique avant. Mais alors quel est l’intérêt de voter pour un parti qui n’appliquera son programme que plus tard et entre-temps plongera le pays dans un chaos politique sans précédent dans l’histoire française récente ?
Notre pays est en danger. Des modérés font des alliances contre nature, négligeant que confier le pays aux démagogues ayant construit les deux programmes met en danger notre social-démocratie. Notre boussole devrait être l’investissement dans notre avenir collectif.