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Jean-Michel Blanquer, Gilles Kepel : Comment combattre les ennemis intérieurs et extérieurs de l'Occident ?
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propos recueillis par Alexandre Devecchio et Anne-Elen Chompret, pour Le Figaro Magazine - mai 2024
- Republié par Jal Rossi
ENTRETIEN - De l'islamo-gauchisme, qui a fait de Sciences Po son laboratoire, aux tentatives de déstabilisation de puissances étrangères, l'islamologue et le président du laboratoire de la République débattent des menaces intérieure et extérieure qui minent les démocraties occidentales et des moyens de les combattre.
Le Figaro. - Ces dernières semaines ont été émaillées par l'occupation de Sciences Po et de la Sorbonne, notamment, par des militants propalestiniens. Qu'est-ce que cela vous inspire Gilles Kepel ? Avez-vous été prophète sur ces questions-là ?
Gilles Kepel. - Hélas, je le crains. Il y a eu un blocage global de Sciences Po. J'ai constaté avec regret que le campus de Menton, que j'avais contribué à créer en 2005, avait aussi été fermé après qu'un immense drapeau palestinien eut été pendu à la façade, alors que le bâtiment est propriété de la municipalité. Mais pour l'institution, il s'agit avant tout d'un problème de gouvernance. Trois directeurs se sont succédé rapidement dans des conditions controversées ; dès lors que des activistes sentent ce type de flottement, il est aisé de mener des opérations déstabilisantes. Dans mon domaine, les études sur le monde arabe ont changé de dimension. Je professais autrefois dans l'amphi Boutmy, brièvement renommé amphi Gaza – qui pourrait aussi s'appeler amphi Mélenchon puisqu'il vient d'y prononcer une harangue tribunitienne se substituant au cours magistral d'antan… On pouvait étudier le Moyen-Orient dans toutes ses dimensions avec un public très divers dans un amphi plein à craquer. Je n'ai jamais cherché à endoctriner les étudiants, ni à créer une quelconque école, encore moins à définir une «ligne» !
Je transmettais des éléments de connaissance pour forger leur esprit critique afin qu'ils puissent s'en servir ultérieurement comme ils l'entendent. Mais aujourd'hui, cela n'est plus de mise : le wokisme est hostile aux Grands Récits, c'est-à-dire aux mises en perspective. Cette démarche intellectuelle est désormais vilipendée comme un acte de violence symbolique exercée par un homme blanc dominant, et donc illégitime (sauf pour l'Insoumis en chef…) ! On se situe dans la parcellisation, la division à l'infini de la société et de ses individus, pour aboutir à ce que Freud nommait «le narcissisme des petites différences». Ce cafouillage multi-identitaire dont le mouvement woke constitue le vecteur, aboutit à une perte de confiance dans le savoir, les repères cognitifs, à la destruction du magistère rationnel auquel se substitue l'enthousiasme idéologique, mystico-politique – qui fait le lit des démagogues et des demi-savants.
«Ce cafouillage multi-identitaire dont le mouvement woke constitue le vecteur, aboutit à une perte de confiance dans le savoir, les repères cognitifs, à la destruction du magistère rationnel auquel se substitue l'enthousiasme idéologique, mystico-politique – qui fait le lit des démagogues et des demi-savants.» Gilles Kepel
Dans la rue Saint-Guillaume – où il n'y avait d'ailleurs pas seulement des étudiants de Sciences Po, ni même uniquement des étudiants –, un cordon de CRS séparait deux camps. D'une part ceux qui ne s'intéressaient qu'aux otages retenus par le Hamas, d'autre part ceux qui ne se préoccupaient que des populations bombardées par l'armée israélienne. Deux causes légitimes et qui justifient que l'on s'exprime en leur défense, mais dont chacune a ses œillères, ses angles morts – ignorant les souffrances de l'autre. Finalement, seul le déploiement policier les empêchait de se taper dessus parce que le dialogue n'était plus envisageable, car le magistère s'était effondré. Quelle faillite ! Les universités avaient autrefois vocation à former les étudiants à la pensée critique : elle s'estompe devant les slogans antagoniques et la haine. Dans la démocratie, le peuple est doté du logos, du discours articulé qui fonde l'exercice du politique. Sans quoi les élections sont une mascarade, et on tombe dans la démagogie. Il n'y a plus de démos qui produit du sens, mais une foule que des agitateurs poussent au vacarme. Cela m'inquiète d'autant plus dans une institution censée former nos futurs dirigeants.
Jean-Michel Blanquer. - Je souscris à ce que vient de dire Gilles Kepel. Ce qui s'est passé à Sciences Po traduit une illustration du renversement des valeurs qui s'est opéré. Rappelons qu'à la fin du XIXe siècle, Sciences Po était créé pour participer à la consolidation de la République. Il s'agissait de former des élites – et pas seulement politique et administrative – pour prendre des responsabilités selon l'idéal républicain, c'est-à-dire selon la devise «liberté, égalité, fraternité» et selon le principe de laïcité. Cet idéal était universaliste et humaniste. Aujourd'hui, certains dans l'institution cherchent à imposer le paradigme inverse. C'est inacceptable d'autant plus que les militants de cette tendance pratiquent l'intimidation et l'intolérance. Comme l'expression le dit souvent, le poisson pourrit par la tête. Or, en France, l'adage n'a pas été pris suffisamment au sérieux. J'ai été assez seul au sein du pouvoir exécutif lorsqu'il a fallu condamner ces dérives.
J'ai d'ailleurs créé Le Laboratoire de la République alors que j'étais encore ministre en désignant ces problèmes : j'ai pointé nommément l'islamo-gauchisme et le wokisme car je voyais cette vague déferler possiblement sur notre jeunesse. Il existe en effet désormais une alliance entre l'islamisme fondamentaliste, tel qu'il s'exprime par la violence et le prosélytisme, et certains pans de l'extrême gauche. Les premiers, sûrs d'eux-mêmes et de leur modèle archaïque, s'appuient sur la haine de soi civilisationnelle des seconds. C'est l'alliance des prémodernes et des postmodernes contre la modernité. La démarche que nous adoptons au sein de ce laboratoire ne consiste pas seulement à dire que l'on s'y oppose mais bien à proposer de retrouver le modèle républicain, dans ce qu'il a de plus fort et de plus concret, et de plus porteur d'un avenir désirable pour nos enfants.
«Si j'étais étudiant en lutte et que j'avais le soutien de l'ayatollah Khamenei, je m'interrogerais et m’inquiéterais.» Jean-Michel Blanquer
Il faut prendre au sérieux le monde des idées. Or, ce qu'on appelle l'idéologie woke – qui est d'ailleurs un terme trop général – a pour sa part pleinement épousé la logique gramscienne : c'est par la victoire culturelle que passe la victoire politique. Ses porteurs ont développé des concepts, des mots… Il y a eu des stratégies académiques, aux États-Unis et en Europe. Face à cela, les héritiers de l'idéal républicain n'ont rien fait et rien organisé. Ceux qui ont tenté quelque chose, à l'articulation du monde intellectuel et des réalités politiques, ont été vilipendés à un point inouï. Autrefois, Sciences Po était un lieu de débats, structurant pour la diversité des opinions. Aujourd'hui, il faut tout reprendre à la base pour préparer les jeunes à s'attaquer aux problèmes politiques, économiques, sociaux et environnementaux avec une grille de lecture républicaine.
Qu'est-ce que vous appelez l'idéal républicain ?
Jean-Michel Blanquer. - L'idéal républicain est synonyme d'humanisme. Il est à la confluence de nos racines gréco-latines et judéo-chrétiennes. Il distingue le temporel et le spirituel, la première dimension, souveraine dans l'ordre politique, permettant l'expression complète et libre de la seconde dans son ordre métaphysique. Il est intégrateur. Il magnifie la personne humaine et la citoyenneté. On peut parfois avoir le sentiment que le mot République est galvaudé ou abstrait. Mais c'est parce que nous sommes des blasés de la démocratie. Il faut se réveiller! L'idéal de liberté est à défendre chaque jour, faute de quoi la démocratie périra. La question de l'égalité – qui ne veut pas considérer les gens selon un biais communautariste mais bien d'abord en tant qu'êtres humains et en tant que citoyens – est pulvérisée par l'idéologie woke, fondée sur une logique victimaire où chacun se définit par des appartenances plus fragmentatrices les unes que les autres. L'esprit républicain correspond donc à un enjeu très concret qui doit se décliner en politiques concrètes. Par exemple, lorsque l'on insiste sur l'égalité des chances par l'acquisition à l'école primaire des savoirs fondamentaux, quand on divise par deux les classes pour les élèves les plus défavorisés, on fait vivre concrètement l'esprit républicain.
Le 7 octobre octobre a-t-il été un tournant ?
Gilles Kepel. - Quand j'y fus élève, puis chercheur et enseignant, Sciences Po avait fait alterner à sa tête un éminent universitaire, Alain Lancelot, et un conseiller d'État, Richard Descoings. Or, depuis lors, les trois derniers directeurs ont tous appartenu à la haute administration. Il serait opportun que le balancier revienne vers un professeur respecté par ses pairs et bon gestionnaire qui pourra remettre au cœur de cette institution les savoirs fondamentaux, grâce auxquels analyser et interpréter sereinement les grands défis du monde d'aujourd'hui. Les modes se démodent, et ne nourrissent que vanité et vacuité : la discrimination positive et le wokisme au firmament chez nous commencent à devenir obsolètes aux États-Unis ! Dans mon domaine, les études du monde arabe et musulman contemporain, la substitution des engouements idéologiques à la production des connaissances me préoccupe spécialement après le 7 octobre. Sur la place publique, on peut en effet tout aussi légitimement condamner le massacre perpétré par le Hamas que l'hécatombe commise à Gaza par l'armée israélienne. Mais le rôle d'un enseignant est d'abord d'élucider les faits sociaux, leur dimension politique comme idéologique. Dans mon livre Holocaustes, j'ai tenté de montrer comment l'attaque du Hamas a combiné la dimension nationaliste et la razzia à dimension religieuse qui déshumanise l'adversaire, sur le modèle du massacre des juifs dans leur oasis de Khaybar en 628 par l'armée du Prophète.
Et l'hécatombe à Gaza est explicable autant par la volonté de Nétanyahou, qui a failli à anticiper cette razzia, de sauver sa peau politique en promettant une victoire militaire à n'importe quel coût humain, qu'à la pression de ses alliés les colons zélotes et suprémacistes, qui brûlent de réitérer le massacre de Jéricho où, selon la tradition, Josué aurait exterminé tous les Cananéens… La politique mêlée de théologie, parce qu'elle est sacralisée, interdit toute prise de distance réflexive. Quand se mêlent mystique et politique, l'on se retrouve avec le Hamas d'un côté, ou Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, les deux ministres suprémacistes, de l'autre. La vocation de l'université est de produire la connaissance qui permette aux étudiants de mettre les faits sociaux en perspective, au lieu de se précipiter tête baissée dans les slogans.
Face au cataclysme qu'a déclenché le 7 octobre, elle doit être l'institution où l'on conserve le recul nécessaire pour réfléchir et comprendre ce qui advient, tandis que la place publique est traversée par les émotions et les passions. Holocaustes n'est en rien un pamphlet pour ni contre Israël ou la Palestine, mais une tentative d'analyser les causes et les effets d'une violence paroxystique qui, par-delà la malédiction de la Terre Sainte, a des conséquences majeures sur la redéfinition des fondements moraux de l'ordre international, par rapport à l'époque où l'ONU fut fondée dans l'immédiat après-guerre, la liquidation du nazisme, et la désignation de l'extermination des juifs d'Europe comme le mal absolu… S'y substitue aujourd'hui l'idéalisation d'un «Sud global» symbolisé par la Palestine et dressé contre Israël génocidaire et colonialiste.
«L’université doit être l'institution où l'on conserve le recul nécessaire pour réfléchir et comprendre ce qui advient, tandis que la place publique est traversée par les émotions et les passions.» Gilles Kepel
Jean-Michel Blanquer. - Les batailles sont d'abord sémantiques. Des acteurs très hétérogènes ont ainsi réussi à promouvoir le concept de «Sud global». Quand on parvient à imposer un terme comme celui-ci, cela devient le centre du débat et c'est déjà une victoire pour les militants de cette cause, en l'occurrence ceux qui sont animés par une aversion pour l'Occident. En réalité, ce concept ne correspond à rien de sérieux ou de réel. La Russie est-elle au sud ? L'Inde fait-elle partie vraiment de ce soi-disant «Sud global» alors qu'elle est un allié fondamental dans le Pacifique pour équilibrer la puissance chinoise ?
Derrière ce terme, il y a une volonté de légitimation de régimes qui ne sont pas démocratiques. On cherche à imposer une vision géopolitique artificielle : celle des «dominés» contre les «dominants». Mais la Chine fait-elle vraiment partie des dominés ? Et des entités démocratiques, comme le Kurdistan syrien par exemple, malmenées par des empires du prétendu «Sud global», comme la Turquie, font-ils vraiment partie des dominants ? Sont-ils du «Nord» ?
Tout ceci n'a aucun sens. Et cela est conçu pour masquer le vrai combat qui se joue encore et encore, celui des tenants de la liberté contre ses ennemis. Fort heureusement, il y a au Sud des forces pour conserver ou conquérir les libertés. Mais «Sud global» est devenu un concept fourre-tout. Ainsi, nos alliés dans le monde sont ceux qui défendent la liberté. Il faut avoir cette clé de lecture, y compris au Moyen-Orient où des pôles démocratiques existent. Cela me semble plus pertinent que l'appellation «Sud global». On doit redonner toute sa force à l'expression «monde libre».
Prenons l'exemple de l'Arménie ou du Rojava (le Kurdistan syrien). Isolés et affaiblis, ils se battent pour faire vivre leur idéal de liberté et nous ne les soutenons pas comme il le faudrait. Le Rojava est un pays très majoritairement musulman, où l'égalité entre hommes et femmes est très grande, où le pluralisme démocratique existe ainsi que le principe de tolérance religieuse. Voilà une belle illustration de l'idéal républicain et de façon très concrète! Leur culture est différente de la notre mais leur idéal est le même que le notre. Ils sont la preuve de la possibilité d'un monde divers et libre dans tous les contextes religieux ou culturels. Et nous, piliers du monde libre, ne les soutenons que de trop loin. Ils sont du sud et ils appartiennent au monde libre, le nôtre.
Ce que vous décrivez à Sciences Po, n'est-ce pas la définition même de l'islamo-gauchisme…
Jean-Michel Blanquer. - Si j'étais étudiant en lutte et que j'avais le soutien de l'ayatollah Khamenei, je m'interrogerais et m'inquiéterais. Il y a de nombreuses luttes dont ces étudiants pourraient se saisir, de la condition des femmes en Iran à l'épuration ethnique au Haut Karabagh. Alors pourquoi cette focalisation si particulière sur la Palestine ? Il y a une internationalisation de certains conflits plus que d'autres à raison de leur utilité pour la bataille idéologique que mènent certains. Cette perméabilité entre la dimension externe et la dimension interne du fondamentalisme islamiste a été démontrée de longue date par Gilles Kepel. L'antisémitisme est un symptôme de cette perméabilité. Il sert de liant entre plusieurs forces de destruction.
«Je m'adresse aux jeunes : qu'ils assistent aux cours qui permettent de comprendre l'Histoire et d'en saisir sa complexité plutôt que de suivre les gourous à la mode qui leur feront honte quand ils prendront du recul sur leurs mobilisations de jeunesse.» Jean-Michel Blanquer
Si j'étais étudiant et engagé dans une cause que je trouverais forte et belle, je serais très inquiet de la savoir corrélée à un grave antisémitisme. Quand on voit ces images aux États-Unis, d'étudiants empêchés d'entrer dans un campus simplement parce que Juifs, j'aurais honte d'être apparenté d'une quelconque façon que ce soit à une telle attitude. Que chacun retrouve ses esprits sur ces questions ! On a bien le droit d'avoir des opinions très diverses sur la situation au Proche-Orient mais on n'a pas le droit d'accepter l'antisémitisme et d'être complice – de manière plus ou moins consciente d'ailleurs – des pires régimes de la planète. Je m'adresse aux jeunes : qu'ils assistent aux cours qui permettent de comprendre l'Histoire et d'en saisir sa complexité plutôt que de suivre les gourous à la mode qui leur feront honte quand ils prendront du recul sur leurs mobilisations de jeunesse. Et qu'ils rejoignent les vrais combats de la liberté. Allez manifester avec la même vigueur pour les Arméniens persécutés, pour les Kurdes assiégés, pour les femmes iraniennes tuées, pour les Ouïgours massacrés, pour les victimes du 7 octobre martyrisées, pour les opposants russes assassinés !
Gilles Kepel. - La révolution islamique iranienne a été nourrie par la pensée des Frères musulmans. Khamenei lui-même a traduit en persan deux livres du plus radical de leurs idéologues, Sayyid Qotb, pendu par Nasser en 1966… Lorsqu'il exalte la rue Saint-Guillaume comme l'un des fronts de «l'axe de la résistance» anti-Israël aux côtés des Houthis du Yémen, du Hezbollah, du Hamas, et des milices chiites irakiennes, on a l'impression de rêver. Il y a encore quelque mois, la façade de Sciences Po n'était pas ornée du drapeau palestinien, mais du portrait de notre collègue franco-iranienne Fariba Adelkhah, retenue prisonnière politique à Téhéran par le régime liberticide du même Khamenei ! Mais, paradoxalement, l'Iran qui parle haut n'est guère en position de force aujourd'hui. Quand le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, a pris l'initiative de la razzia du 7 Octobre, profitant de ce que Nétanyahou avait retiré les régiments opérationnels de la frontière pour les envoyer faire la police pour les colons en Cisjordanie, ni Téhéran ni le Hezbollah n'ont été consultés. Et ceux-ci n'étaient pas vraiment en ordre de bataille : Israël, en liquidant par une frappe ciblée l'État-major des Pasdarans pour le Levant au consulat iranien à Damas, a contraint l'Iran à réagir afin de sauver la face par un lancer massif de missiles vers l'État hébreu la nuit du 13 avril. Il s'est terminé en feu d'artifice géant dans les cieux jordanien et irakien, où ont collaboré à la destruction des engins les forces aériennes américaine, britannique, française et jordanienne. Ce n'était guère convaincant comme démonstration de force de Téhéran, mais cela a beaucoup inquiété les Saoudiens et les autres pétromonarchies du Golfe, quant à la désinhibition iranienne, et les a rapprochés des Occidentaux et de leur parapluie militaire.
Jean-Michel Blanquer évoquait l'inanité du concept de Sud global. Vous semblez partager son analyse mais n'y a-t-il pas, malgré tout, un axe Pékin-Moscou-Téhéran qui se met en place ?
Gilles Kepel. - Pas dans l'ensemble du «Sud» en question. Ce pseudo-concept, comme le disait justement Jean-Michel Blanquer, fait l'impasse sur les relations entre État et société civile. C'est-à-dire que les promoteurs «progressistes» du Sud global ne s'interrogent pas sur la nature totalitaire du régime de bien des pays concernés. En outre, de plus en plus de membres de ces sociétés s'efforcent de rejoindre le «Nord» et traversent ainsi la Méditerranée pour gagner leur vie et s'intégrer dans une société démocratique.
En fait, la notion de Sud global ne pose pas ces questions puisque l'objectif de ses apologètes est de considérer qu'il y a un immense espace « des Suds » tout uniment porteur de la vérité et ayant été victime de la colonisation, de la traite et de l'apartheid… qui doit se mobiliser contre le Nord et lui demander des comptes. Le débat géopolitique culturel a complètement changé par rapport à 1945. Il est frappant que les deux grands pays de l'ancien bloc soviétique, soit l'ex-URSS et la Chine, se sont fait les chantres et leaders de ce conglomérat dans lequel les positionnements sont parfois profondément antagoniques, entre membres des dix BRICS + par exemple : Égypte et Éthiopie sont en guerre larvée pour les eaux du Nil, l'Arabie saoudite et l'Iran autour du golfe Persique, Inde et Chine autour des exportations manufacturières vers l'OCDE…
Et Moscou a été frappé par un attentat islamiste revendiqué par Daesh, il y a quelques semaines dans une salle de concert, comme Paris, une capitale du «Nord», le fut au Bataclan en novembre 2015. Renoncer à analyser ces contradictions, c'est faire prévaloir l'idéologie sur la connaissance : à l'École normale supérieure, le master sur le Moyen-Orient et la Méditerranée – région où il ne se passe rien, faut-il comprendre ? – vient d'être fermé et sera remplacé par un programme sur… «les Suds». La messe est dite.
Jean-Michel Blanquer. - Je crois que l'idée de liberté garde toute sa force aujourd'hui. Au travers de cette expression de «Sud global», il y a finalement un combat qui nous est livré sur le plan intellectuel et moral ? On essaye de lui donner une substance et une validité qu'elle n'a pas. Il s'agit d'abord d'abattre notre morale, puisque l'Occident serait coupable de tous les maux de notre monde. Comme si le monde non occidental n'avait jamais pratiqué la colonisation et l'esclavage, alors même que, encore aujourd'hui, les invasions territoriales et la traite d'êtres humains redeviennent des réalités qu'il faut combattre.
Il y a, au Moyen-Orient et dans ce Sud, des points d'appui de la démocratie. C'est pourquoi il faut relier ces points d'appui, comme l'Arménie, Israël et le Kurdistan, ce qui n'est pas du tout le cas aujourd'hui. Toujours au Moyen-Orient, on constate une évolution de certains régimes dans la bonne direction, comme l'Arabie saoudite (qui sera une clé essentielle pour la sortie du conflit actuel) ou les Émirats arabes unis. Enfin, il ne faut pas du tout négliger les oppositions au sein des autoritarismes comme en Iran ou en Turquie.
Il y a donc un potentiel démocratique au Moyen-Orient. Notre action diplomatique doit sortir de la répétition des mêmes schémas. Il y a des pistes très concrètes pour la paix et la liberté si nous unissons les forces positives. Ne subissons pas les stratégies des forces de destruction. Portons la liberté qui reste l'espérance de l'humanité.
Jean-Michel Blanquer, votre ouvrage propose des pistes pour maîtriser notre avenir. Le président de la République parle de «souveraineté européenne». Sans l'écrire comme tel, vous semblez pencher pour la souveraineté des nations en parlant de renforcer les capacités nationales de défense de l'Europe qui consolideraient et démultiplieraient les capacités régaliennes des États….
Jean Michel Blanquer- Il faut être pragmatique. Trop souvent par le passé, nous avons été naïfs. En Europe nous avons fait des concessions. Nous devons être lucides sur ce qui va et qui ne va pas. L'enjeu de cet ouvrage est de savoir ce qui nous aide – ou pas – à maîtriser notre destin. Il est vrai que l'Europe peut nous permettre un surcroît de souveraineté. Les enjeux d'échelle, comme dans le cas des normes informatiques, permettent cela face au duopole formé par les États-Unis et la Chine. En matière de défense, nous devons atteindre des masses critiques pour ce qui est de l'investissement supposant et une dimension nationale forte et une dimension européenne forte.
Faut-il avoir une défense intégrée?
Jean-Michel Blanquer. - Nous avons indiscutablement besoin d'un pilier européen de la défense, permettant de faire face à toutes les éventualités, a fortiori si les États-Unis venaient à affaiblir ou quitter l'OTAN. Mais nous avons des défis immédiats et tout ceci non seulement ne s'oppose pas à une défense française puissante et souveraine mais le réclame. Nous devons déjà avoir un arrière-plan industriel solide. Pour cela nous avons besoin de solidarité européenne et de vision commune comme pour les achats d'armement au sein de l'Europe. C'est une série de tendances nouvelles qui doivent être imprégnées. La France doit faire son jeu et celui de l'Union européenne dans une même tresse. La période actuelle permet de replacer les fondamentaux de ce qui a présidé à la construction européenne au début. Après la Seconde guerre mondiale, la raison d'être de l'Europe, c'était la paix et les enjeux géopolitiques. On y revient. Mais au-delà même des enjeux de défense, il faut juger et aimer l'Europe en fonction de ce qu'elle permet aux États-nation de faire – ou pas.
À cet égard, un exemple est probant. Le séparatisme local gangrène certains pays et l'Europe ne l'a pas empêché. Qu'on parle d'Europe des régions n'est pas gênant mais il faut savoir ce que l'on met derrière ces mots-là. Si c'est pour affaiblir l'État-nation face à certains irrédentistes il y a quelque chose qui ne va pas. L'article de Benjamin Morel et Manuel Valls dans cet ouvrage collectif le démontre bien.
Il faut être attentif au fait que l'Europe doit nous aider à être maître de notre destin. C'est en ce sens qu'il faut être européen.
Se pose aussi la question des flux migratoires. Les fractures internes au sein de l'Europe sont le fruit d'un échec de l'intégration dans notre pays de ces flux. Que doit faire l'Europe : répartir les migrants ou changer de paradigme ?
Jean-Michel Blanquer. - Les frontières doivent faire l'objet d'un meilleur contrôle, y compris dans les pays d'origine. C'est évident. Il faut symétriquement avoir un modèle d'intégration plus efficace. J'ai été étudiant à l'étranger ; jamais je ne me serais permis de troubler l'ordre public du pays dans lequel j'étais. Nous acceptons des choses que nous ne devrions pas accepter. Ensuite, se pose la question de la politique de l'Union européenne en Afrique. Nous devons contribuer à ce que la jeunesse africaine ait davantage de perspectives pour développer son continent. Les enjeux écologiques et démographiques sont gigantesques. C'est le défi du siècle et on peut le relever la main dans la main. Il est paradoxal de voir que la Russie et la Chine souhaitent apparaître comme des amis de l'Afrique alors qu'ils sont en situation de prédation… Nous devons recréer ensemble des éléments d'espoirs. C'est possible.
Gilles Kepel, sur la question des flux migratoires, vous avez affirmé qu'une grande partie des sociétés du Sud voulaient rejoindre le Nord. Est-ce par adhésion à nos valeurs ou est-ce pour des raisons économiques ?
Gilles Kepel. - Tout dépend. Certains d'abord sont restés dans ce « Sud » et luttent en se référant au modèle démocratique européen tout en intégrant culture et traditions locales. En Tunisie, à la suite de la faillite de la révolution suite à la malversation de certains et à la poussée des Islamistes, il y a eu une vraie vie démocratique qui s'est imposée quelques années. Grâce notamment, à des figures bilingues arabo-françaises qui ont développé des institutions et modes de pensée libérales. Hélas, c'est fini. En fait les printemps arabes étaient une aspiration à la démocratie. Portée par un certain nombre de citoyens en devenir, mais trop peu… les réseaux construits étaient donc insuffisants et ils ont été balayés par le chaos porté par les Islamistes, puis les restaurations autoritaires. Au sein de nos sociétés, nombre de personnes issues de l'immigration du sud et de l'est méditerranéens ont connu une mobilité sociale ascendante remarquable. Je crois que la plupart adhèrent aux valeurs des nations d'accueil d'eux ou de leurs parents, s'attachent à y contribuer par leur travail et leur engagement. D'autres, selon le titre d'un ouvrage récent, «aiment la France et la quittent» (après avoir bénéficié d'un système éducatif financé par le contribuable), car ils veulent y déployer, face aux valeurs nocives et permissives du «Nord» infidèle, un séparatisme islamiste de citadelle intérieure, contre lequel l'État a pris des mesures coercitives. Mais le phénomène demeure minoritaire, et la publicité qui lui est faite s'inscrit surtout dans les «éléments de langage» propres à la propagande des Frères musulmans, répercutée par les «idiots utiles» d'une certaine presse.
Illustration : Gilles Kepel et Jean-Michel Blanquer. FRANCK FERVILLE pour le Figaro Magazine / FRANCK FERVILLE