OPINION. « Autoroute A69 : veut-on soutenir ou renoncer à la réindustrialisation d'un territoire ? »
Patrice Roussel dans La Tribune

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La Cour administrative d'appel de Toulouse examinait le 21 mai, la demande de l'Etat pour faire reprendre les travaux de l'A69 entre Toulouse et Castres. Elle rendra sa décision au plus tôt dans une semaine.
L'arrêt des travaux de cette autoroute, prononcé par le tribunal administratif de Toulouse, avait suscité de vives réactions chez les élus locaux, les acteurs économiques et le gouvernement. Cet arrêt ne reconnaissait pas l'enclavement du bassin Castres-Mazamet, au Sud du Tarn. D'autres motifs venaient soutenir la décision du tribunal. Cependant, ne pas reconnaitre l'enclavement de cette agglomération apparaissait comme un mobile de fond dans cette décision.
En examinant l'arrêt du tribunal, il apparait que le raisonnement oublie l'enjeu de la réindustrialisation de ce territoire.
Le bassin Castres-Mazamet a une longue histoire économique. Les industries du textile, du cuir et du délainage ont pendant plusieurs siècles fait sa renommée. Mazamet devint une capitale mondiale du délainage, sans autoroute, ni aéroport, ni train à grande vitesse.
Cependant, ce modèle économique a tenu jusqu'à la fin des trente glorieuses avant de s'effondrer. Rappelons qu'entre 1975 et 1987, la France est passée de plus de 800 000 à plus de 2 300 000 chômeurs. Tous les bassins industriels du textile, notamment, ont été emportés par cette vague inédite de désindustrialisation.
Le territoire de Castres-Mazamet, riche de compétences, s'est ressaisi et à éviter l'effondrement complet. Des entrepreneurs ont relevé le défi. Les laboratoires Pierre Fabre, créés en 1962, ont connu une ascension continue, jusqu'à rencontrer de premières difficultés avec la crise de l'industrie pharmaceutique dans les années 2010. Il est d'autant plus urgent alors de considérer l'A69 dans une perspective de réindustrialisation d'un territoire.
Revenons au cœur des arguments du tribunal administratif de Toulouse qui ont entrainé l'arrêt des travaux.
Le jugement du tribunal s'appuie sur des données INSEE remontant jusqu'à 2010 pour soutenir l'absence de décrochage démographique de ce territoire. Or, il serait plus avisé de revenir à la période de désindustrialisation pour constater que l'agglomération Castres-Mazamet a perdu plus de 6200 habitants entre 1975 et 2021 (INSEE 2025). Pendant ce temps, le département du Tarn en gagnait près de 56 000, et la Haute-Garonne voisine, doublait sa population la portant à plus de 1 400 000.
C'est tout l'ouest du département du Tarn le long de l'autoroute A68 reliant Toulouse à Albi, mais aussi le nord-ouest du bassin de Castres tourné vers Toulouse, qui a bénéficié de cette extension démographique. Le décrochage démographique de Castres-Mazamet a bien eu lieu, mais bien avant 2010. Il n'a jamais été résorbé.
Quant au décrochage économique, qui n'est pas reconnu par le tribunal administratif de Toulouse, les données de l'INSEE sont également très claires. Les communes du sud du Tarn, Castres, Mazamet comprises, sont parmi les plus défavorisées lorsque l'on examine le revenu disponible par habitant. Certes, l'économie y est active, mais elle ne propose pas assez d'emplois à revenus élevés, illustrant la fragilité du tissu économique fondé sur de toutes petites et moyennes entreprises.
L'enjeu est dès lors de créer un cercle vertueux où une autoroute relirait Castres-Mazamet à l'une des métropoles les plus dynamiques d'Europe et l'une des plus prospères de France, Toulouse. Il s'agit de créer une infrastructure indispensable pour faire revenir des industries porteuses d'emplois qualifiés, à revenus plus élevés pour les salariés. Cette dynamique serait la seule apte à relancer l'attractivité, la consommation locale, contribuer à l'essor des écoles, des lycées, et de toutes les activités culturelles, sportives et sociales d'un territoire.
L'arrêt du tribunal s'appuie également sur le constat d'infrastructures satisfaisantes pour cette agglomération, en comparaison à d'autres sites de la région toulousaine.
Le centre hospitalier répondrait au besoin de cette agglomération de près de 79 000 habitants. Cependant, comme dans toute agglomération de cette taille, les opérations complexes et les traitements lourds sont systématiquement dirigés vers les centres hospitaliers universitaires. Ainsi, toutes les agglomérations d'Occitanie sont reliées par autoroute aux CHU de Toulouse ou de Montpellier, sauf celles de Castres-Mazamet et de Auch. La question de la justice sociale pourrait être posée dès lors.
Quant à l'aéroport qui est cité dans le jugement du tribunal, il survit depuis plusieurs années. Les déplacements internationaux se font depuis Toulouse, dont l'aéroport est relié avec l'ensemble des hubs européens. L'efficacité économique se trouve là.
Cependant, un aéroport ne suffit pas. La réindustrialisation d'un territoire exige de penser à une chaine logistique efficace. Elle implique l'accroissement du trafic de poids-lourds et de véhicules en général, tirée par l'implantation de nouvelles entreprises.
Quant à la ligne SNCF qui est mise en avant dans ce jugement, elle est à l'image de toutes les petites lignes nationales en cul de sac, et de la situation de Toulouse, en passe de devenir la troisième ville de France, sans ligne à grande vitesse pleinement fonctionnelle.
Enfin, les infrastructures universitaires de l'agglomération sont de taille très modeste et ne permettent pas de bâtir une génération d'entrepreneurs en capacité de résoudre tous les défis économiques de ce territoire.
Le bassin Castres-Mazamet symbolise la problématique de la réindustrialisation des territoires et de la France portée par les gouvernements successifs. Le rapport de Louis Gallois en 2012 appelait déjà à relancer activement et puissamment l'investissement et le développement des entreprises de taille intermédiaire, les plus aptes à innover, à exporter et à créer des emplois de qualité. L'enjeu de l'A69 se trouve bien là.
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(*) Patrice Roussel, professeur des universités en sciences de gestion, Vice-Président du Conseil de la Recherche de l'Université Toulouse Capitole, chercheur à Toulouse School of Management Research, UMR CNRS.
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