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Quand gauche et droite contrôlaient l'immigration de façon implacable sous la IIIe République
  • par Guillaume Perrault, pour Le Figaro - novembre 2023
GRAND RÉCIT - Socialistes, radicaux-socialistes, centristes et droite classique ont, de la Belle Epoque à la fin des années Trente, été extrêmement exigeants envers les étrangers accueillis en France. Ils sont allés, surtout dans l'entre-deux-guerres, jusqu’à adopter des mesures de «protection de la main-d’œuvre nationale».
 
Le projet de loi sur l’immigration est accusé, par ses détracteurs, de «porter atteinte aux valeurs républicaines». Pour apprécier le sérieux de cet argument, il faut raconter ce qu’a été la politique d’immigration des gouvernements républicains lorsque ce régime s’est enraciné en France, c’est-à-dire sous la IIIe République (1871-1940). Or la politique d’immigration alors suivie par la gauche comme par la droite paraît d’une extrême sévérité à bien des égards.
La France est devenue un pays d'immigration au XIXe siècle, surtout dans sa deuxième moitié. C'était alors une nouveauté, encouragée par les autorités françaises pour répondre aux besoins de main-d'œuvre dans l'industrie naissante, alors que la dénatalité était spectaculaire en France à l'époque. Le nombre d'étrangers, venus de pays européens voisins, augmente très fortement entre 1850 et 1880. Il atteint un million en 1881 selon les statistiques officielles (l'évaluation ne comprend ni les frontaliers et saisonniers, très nombreux, ni les naturalisés, ni les clandestins). À l’époque, la IIIe République est naissante. À partir de 1879, les républicains l'ont définitivement emporté, dans les urnes, sur les monarchistes, dont l'influence électorale va décroître.
«C'est le temps de "la République des Jules" (Jules Ferry au premier chef, mais aussi Jules Grévy), dont le souvenir va profondément marquer la mémoire nationale.»
Schématiquement, les républicains représentent la gauche et une partie du centre d'alors, divisés en de nombreuses nuances, et contrôlent toutes les institutions (Chambre des députés, Sénat, présidence de la République). C'est le temps de «la République des Jules» (Jules Ferry au premier chef, mais aussi Jules Grévy), dont le souvenir va profondément marquer la mémoire nationale. Ces républicains veulent «fabriquer» par l'école publique, laïque et obligatoire, des citoyens attachés à ce régime, renforcer l'unité et la cohésion nationales et forger, en instituant la conscription, une armée puissante capable de tenir tête à l'Allemagne. Le traumatisme de la défaite de 1870-1871 et de la perte de l'Alsace-Moselle est la toile de fond de la Belle Epoque.
Les républicains entendent donc favoriser l'immigration non seulement pour fournir une main-d’œuvre à l'industrie, mais aussi afin d'augmenter le nombre des conscrits et grossir les effectifs de l'armée en cette période de faible natalité. Or on ne peut appeler sous les drapeaux, et en cas de guerre mobiliser, que des Français. Les républicains, par conséquent, sont résolus à faciliter l'accès à la nationalité. D'autant qu'ils ont confiance dans la puissance assimilatrice du pays, et dans sa capacité à faire «de bons Français».
«Les républicains entendent favoriser l'immigration non seulement pour fournir une main-d’œuvre à l'industrie, mais aussi afin d'augmenter le nombre des conscrits.»
Les républicains maintiennent, en matière de nationalité, les législations adoptées sous des régimes antérieurs, déjà dictées par les mêmes préoccupations, et se contentent d'aller plus loin. Depuis le Consulat, l'accès à la nationalité française pour les enfants nés dans l’hexagone d'un père étranger est accordé sur simple démarche lorsqu'ils atteignent l'âge de la majorité (Code civil de 1804). Les républicains ajoutent qu'un enfant né en France d'un père étranger pourra aussi, avant sa majorité, «réclamer la qualité de Français par une déclaration» remplie en son nom par le chef de famille et enregistrée au ministère de la justice (loi du 26 juin 1889). Depuis la IIe République, la qualité de Français est reconnue, dès la naissance, à toute personne née en France de parents eux aussi nés en France (tout au moins l'un des deux) mais qui n'ont pas demandé à être naturalisés, sauf si l'impétrant, à 21 ans, exprime son refus de devenir français (loi du 7 février 1851). Les républicains suppriment cette possibilité de se récuser à la majorité. Il faut, répétons-le, des soldats à l’armée.
«Une étrangère mariée à un Français devient française, cas de figure fréquent et source de fierté pour les intéressées. Mais une Française qui se marie avec un Italien vivant en France perd sa nationalité française.»
La femme mariée se trouve dans une situation particulière. Placée par le Code civil sous l'autorité de son mari, elle épouse aussi sa nationalité. Une étrangère mariée à un Français devient française, cas de figure fréquent et source de fierté pour les intéressées. Mais une Française qui se marie avec un Italien vivant en France devient Italienne et perd sa nationalité française. En cas de veuvage ou de divorce, elle peut recouvrer sa nationalité française «avec l'autorisation du gouvernement, pourvu qu'elle réside en France ou qu'elle y rentre, en déclarant qu'elle veut s'y fixer» (loi du 26 juin 1889). La législation sur la nationalité restera inchangée jusqu'en 1927.
Au recensement de 1911, la France compte 1.132.000 étrangers pour 39 millions d'habitants, soit près de 3% de la population du pays, et 252.000 naturalisés (10 ans de présence continue sont requis, mais, si les réfugiés souhaitent devenir français très vite pour éviter le risque d'expulsion, le plus souvent, les intéressés demandent leur naturalisation à l’âge mûr, soit pour éviter le service militaire, qui sera porté à 3 ans en 1913, soit parce qu’ils espèrent rentrer dans leur pays d’origine).
À la veille de la Grande guerre, l'immigration est composée de 36% d'Italiens, de 25% de Belges et d'environ 9% d'Allemands (en réalité, le plus souvent, des Polonais des régions annexés par la Prusse et des Alsaciens-Mosellans qui n'ont pas choisi de rester Français en 1871). Des Suisses quittent aussi leur pays, alors pauvre, pour la Franche-Comté. L'immigration espagnole débute, à destination du sud-ouest. En 1907, pour la première fois, des industriels de Marseille font venir des travailleurs kabyles en métropole. Le souhait de disposer d'une main-d’œuvre plus docile que les ouvriers français de la région semble avoir pesé dans cette initiative patronale.
«Les étrangers doivent faire une déclaration de résidence à la mairie de la commune où ils s'installent. Ils sont tenus d'indiquer leur état-civil complet, le lieu de leur domicile précédent, leur profession ou moyens d’existence.»
Par ailleurs, les républicains entendent contrôler et surveiller étroitement l’immigration. Les étrangers peuvent résider où bon leur semble, mais doivent faire une déclaration de résidence à la mairie de la commune où ils s'installent. Ils sont tenus d'indiquer leur état-civil complet ainsi que ceux de leur femme et enfants le cas échéant, le lieu de leur domicile précédent, leur profession ou moyens d'existence, pièces justificatives à l'appui.
Les itinérants, Tsiganes ou non, très impopulaires, font l'objet d'une surveillance spécifique. Les «réputés nomades» doivent être munis d'un carnet anthropométrique d'identité et le présenter, «à fin de visa», au commissariat ou à la gendarmerie à leur arrivée et départ dans chaque commune (loi du 16 juillet 1912). La distinction, ici, n'est pas entre étrangers et Français, mais entre personnes au domicile stable et itinérants, car la même législation s'applique aux Français qui vont de ville en ville (sauf s'ils sont des forains). Le carnet anthropométrique, inspiré des travaux d'Alphonse Bertillon, cadre à la préfecture de police de Paris, préfigure la carte d’identité.
«Les républicains jugent naturel que, en matière d'action collective et de fonctions électives, les travailleurs étrangers ne disposent pas des mêmes droits que leurs collègues français.»
Le droit du travail est le même pour les Français et les étrangers. En revanche, les républicains jugent naturel que, en matière d'action collective et de fonctions électives, les travailleurs étrangers ne disposent pas des mêmes droits que leurs collègues français. Le droit syndical est reconnu aux étrangers comme aux nationaux, mais les premiers ne peuvent constituer des syndicats de travailleurs étrangers. Ils sont tenus d'adhérer à des syndicats français, et écartés des fonctions de président ou administrateur (loi du 21 mars 1884). Dans la sidérurgie, les travailleurs étrangers ne sont si électeurs ni éligibles lorsque leurs collègues «gueules noires» élisent les délégués à la sécurité des ouvriers mineurs, chargés d'inspecter les puits, galeries et chantiers (loi du 8 juillet 1890). Cette fonction élective est réservée à des nationaux disposant de leurs droits civiques et sachant lire et écrire.
«En 1899, le socialiste Millerand, ministre du commerce et de l'industrie, impose aux entrepreneurs qui obtiennent des marchés publics d'employer en priorité des travailleurs français.»
«La protection du travail national» (l'appellation figure dans l'intitulé d'une loi en 1893) est par ailleurs, dès la Belle Epoque, une préoccupation des gouvernants. Alexandre Millerand est le premier socialiste à participer à un gouvernement républicain, en 1899. Ministre du commerce et de l'industrie du gouvernement de gauche anticlérical et dreyfusard de Waldeck-Rousseau, Millerand impose aux entrepreneurs qui obtiennent des marchés publics d'employer en priorité des travailleurs français (décret du 10 août 1899). Ces chefs d'entreprise n'auront le droit de recourir à des ouvriers étrangers «que dans une proportion fixée par l'administration selon la nature des travaux et la région où ils seront exécutés».
Pendant la première guerre mondiale, malgré la démobilisation de 500.000 ouvriers en 1915 pour «faire tourner» les usines d'armement, le besoin de main-d'œuvre est tel que, l'année suivante, le recrutement de travailleurs étrangers, jusqu'alors laissé à l'initiative privée, devient une politique publique. Outre la mobilisation des ressources de l'empire colonial, le gouvernement dépêche des missions dans les pays neutres du vieux continent, et même jusqu'en Chine, pour faire venir des travailleurs dans l'hexagone. À la différence de l'avant-guerre, l'égalité de salaires entre français et étrangers pour le même travail et à qualification identique est affirmée par les pouvoirs publics en 1916 (et fixée dans des contrats de travail rendus obligatoires), afin d'attirer les candidats et de ne pas léser, après la fin des hostilités, les ouvriers français démobilisés qui voudront retrouver leur place. Le Service de la Main-d'œuvre étrangère (MOE), rattaché au ministère du travail, est créé en 1917.
«La carte d'identité devient obligatoire pour les étrangers (décret du 2 avril 1917) et, à l'époque, pour eux seuls.»
Le souci de contrôle des étrangers n'en demeure pas moins très présent, d'autant que l'état de guerre entraîne aussi de nombreuses entorses aux libertés individuelles des Français eux-mêmes. Désormais réalisable d'un point de vue technique, la carte d'identité devient obligatoire pour les étrangers (décret du 2 avril 1917) et, à l'époque, pour eux seuls, afin de permettre à la direction de la sûreté générale du ministère de l'intérieur de mieux les dénombrer et les «suivre» s'il y a lieu. Cette carte d'identité vaut permis de séjour. Sa falsification entraîne l'expulsion, prévoit le décret.
En cas de déménagement, les étrangers ont l'obligation de se présenter au commissariat de leur nouvelle commune pour faire viser leur carte (le document comporte des pages pour ces visas, comme un passeport aujourd'hui). Propriétaires et hôteliers sont tenus, dorénavant, de demander aux locataires et clients étrangers leur pièce d'identité et de signaler leur présence au commissariat. La paix une fois revenue, ces dispositions seront, pour l'essentiel, conservées. Simenon, dans un de ses romans, Pietr le Letton (1931), dépeindra la visite de Maigret au locataire étranger d'un meublé dans le quartier du Marais. Craintif, le tenancier de l'établissement, dès l'arrivée du commissaire, lui affirme respecter la réglementation et recevoir régulièrement un inspecteur qui vient s'en assurer.
«Pendant les Années folles, le "manque de bras" est plus criant que jamais.»
Pendant les Années folles, le «manque de bras» est plus criant que jamais. Tout pousse l'Etat à encourager l'immigration de travail: plus de 1.300.000 soldats français, souvent jeunes, ont été tués, sans compter les mutilés, aggravant dénatalité et vieillissement du pays ; l'exode rural dépeuple de nombreuses campagnes (la population citadine devient majoritaire en France en 1931) ; le patronat est peu enclin à mécaniser fortement les usines et «tayloriser» l'organisation du travail. Les pouvoirs publics recourent donc, plus que jamais, à la main-d'œuvre étrangère (Polonais, Tchécoslovaques, Italiens). Le pays accueille aussi des réfugiés apatrides (Russes blancs déchus de leur nationalité par le régime bolchevik, Arméniens fuyant le génocide perpétré par les Turcs).
Les conventions favorisant l'immigration de travail conclues dès 1919-1920 avec Varsovie, Prague et Rome, pays où la misère paysanne est forte, affirment l'égalité de traitement entre leurs ressortissants qui émigrent en France et les nationaux français, en matière de salaire et d'assurances sociales. L'Italie est en position de défendre les intérêts de ses expatriés, refusant de laisser le Comité central des houillères de France ouvrir des centres de recrutement sur son territoire (ces représentants du patronat le faisaient en Pologne). La France, soucieuse de ménager sa voisine latine, ancienne alliée pendant la Grande Guerre, accepte ses demandes, alors qu'elle est plus directive envers les Etats d'Europe centrale ressuscités (la Pologne) ou nouveaux (la Tchécoslovaquie). Quelque 450.000 ouvriers sont recrutés en Europe centrale entre 1924 et 1930.
«Après la limitation du temps de travail des salariés à 48 heures par semaine, en 1919, de nombreux ouvriers agricoles français qui ont survécu aux tranchées quittent la terre pour l’usine.»
Les agriculteurs, eux aussi, ont besoin de renforts. D'autant qu'en 1919, la droite, alors majoritaire à la Chambre, limite la durée du temps de travail des salariés de l'industrie et du commerce à 8 heures par jour, six jours par semaine, soit 48 heures hebdomadaires. Or une telle durée du travail paraît enviable aux ouvriers agricoles français de l'époque qui ont survécu aux tranchées. Et ils quittent la terre pour l'usine. La désertification menace plusieurs départements ruraux. Aussi les agriculteurs s'adressent-ils à l'Office central de la Main-d'œuvre agricole, qui engage une longue procédure de recrutement à l'étranger. Les employeurs doivent remplir un formulaire où tout est prévu et préciser s'ils recherchent un vacher, un bouvier, un charretier, un bûcheron, un homme à tout faire, une bonne. L'administration recommande aux agriculteurs de faire venir des familles entières, gage de stabilité, s'ils peuvent les loger.
Au total, l'administration recense 1,5 million d'étrangers pour 39 millions d'habitants en 1921 et 2,7 millions d'étrangers pour 41 millions d'habitants en 1931. Cette année-là, les Italiens demeurent les plus nombreux (808.000, soit près de 30% des étrangers), suivis par les Polonais, arrivés en masse (508.000, soit près de 19% du total), les Espagnols, déjà en nombre plus substantiel qu'avant la grande guerre (352.000, soit 13%) et les Belges, qu’on oublie souvent (254.000, soit 9,4%). Les étrangers représentent près de 7% de la population, auxquels il faut ajouter les clandestins et, fait nouveau, 100.000 Algériens, alors «sujets français», donc non pris en compte parmi les étrangers dans le recensement de 1931.
«En 1931, la France figure parmi les plus importants pays d'immigration au monde, voire le premier de tous.»
La France figure alors parmi les plus importants pays d'immigration au monde, voire le premier de tous, d'autant que les Etats-Unis, dès le début des années Vingt, durcissent leur réglementation. Le souci du contrôle de ces étrangers n’a en rien diminué avec le retour de paix. Il paraît si naturel aux gouvernants que cet objectif est affiché dans l'intitulé de plusieurs lois et décrets, par exemple le décret du 18 novembre 1920 «relatif à la circulation et à la surveillance de la main-d'œuvre étrangère en France». Dans cet esprit, une carte d'identité spécifique et obligatoire pour les travailleurs étrangers, instituée au même moment que la carte d'identité pour les étrangers (décret du 21 avril 1917), reste en vigueur après l’Armistice. Le document est, initialement, de couleur verte pour les ouvriers de l'industrie et chamois pour les ouvriers agricoles. Plus tard, cette distinction sera matérialisée par des tampons différents.
À partir de 1922, l'administration entend s'assurer que l'étranger qui arrive en France avec un contrat de travail se rend bien sur le lieu d'emploi qui lui est désigné. Pour éviter qu'il «disparaisse» et devienne un clandestin (certains se perdent aussi en toute bonne foi, faute de lire le français), celui-ci se voir remettre, au poste-frontière, un simple sauve-conduit, valable le temps du trajet jusqu'à l'usine ou la ferme. Sa carte d'identité de travailleur étranger l'attend chez son employeur.
«La carte d'identité peut être retirée aux étrangers "qui négligent de se conformer à la réglementation en vigueur, ou qui cessent d'offrir les garanties désirables".»
Dès 1924, le service central des cartes d'identité des étrangers, créé place Beauvau, uniformise et précise la réglementation minutieuse que doivent appliquer bureaux d'immigration et postes-frontières. Un certificat sanitaire est bientôt exigé. La carte d'identité peut être retirée aux titulaires «qui négligent de se conformer à la réglementation en vigueur, ou qui cessent d'offrir les garanties désirables», sans plus de précisions (décret du 25 octobre 1924).
L'administration dispose donc d'un pouvoir d'appréciation et en position de force face aux requérants. Une épée de Damoclès pèse sur les travailleurs étrangers, maintenus, en droit, dans une situation vulnérable, même si, en fait, nombre d'entre eux feront leur vie en France sans être jamais inquiétés. Et, comme leurs voisins français, ceux-ci nourriront l'espoir d'une ascension sociale pour leurs enfants grâce aux études. «C'est le progrès», disait-on, à l'époque, lorsqu'on désirait faire un compliment à des parents de condition modeste dont le fils ou la fille obtenaient des beaux diplômes.
«En 1925, la validité de la carte d'identité des travailleurs étrangers est réduite de trois à deux ans.»
Il n’en reste pas moins que, à compter de 1925, la validité de la carte d'identité est réduite de trois à deux ans («toute année commencée comptant pour une année entière» et «toute carte périmée est sans valeur»), précise le décret du 9 septembre 1925. Un travailleur étranger vit donc avec, à l'esprit, l'obligation d'entreprendre, tous les 18 mois environ, des démarches pour renouveler sa carte. Il est fréquent que l'intéressé parle mal le français. Ses enfants, scolarisés en France, l'accompagnent souvent à la préfecture ou à la mairie. Ils jouent le rôle d'interprète face au fonctionnaire qui, derrière son guichet, est leur interlocuteur, plus ou moins aimable. Charles Aznavour, enfant, a vécu ce genre de situation et l'a raconté. En cas de refus de renouvellement, «l'étranger doit quitter le territoire français dans un délai de huit jours», délai que le ministre de l'intérieur peut assouplir. Le Conseil d'Etat, juge de l'administration, paraît, dans ses arrêts, entériner le large pouvoir du gouvernement en la matière.
Un détail dit tout de l'époque. En 1925, les pouvoirs publics décident que l'étranger demandant le renouvellement de sa carte d'identité devra payer 68 francs. La taxe est réduite à 10 francs pour les parents d'enfants français. Le décret prévoit aussi des cas d'exonération: anciens engagés volontaires en 14-18, indigents. Or l'administration précise que les conjoints, parents et enfants des bénéficiaires du tarif réduit «jouiront de la même faveur», à savoir l'exonération. C'est une faveur, octroyée à titre gracieux par un Etat qui reste souverain et conserve sa liberté de décision, non un droit. Le même esprit semble imprégner, à des degrés divers, une grande partie de la réglementation de la IIIe République sur les étrangers. Aussi cette taxe de 68 francs sera-t-elle soudain multipliée par cinq l’année suivante.
«Dans les années Vingt, seul le PCF, alors isolé, paraît protester contre la sévérité du droit des étrangers.»
À l’époque, sur l'échiquier politique, seul le PCF, alors isolé, assez faible et en guerre contre socialistes et radicaux aussi bien que contre la droite, paraît protester contre le coût du renouvellement des cartes d'identité pour les travailleurs étrangers et, de façon plus générale, la sévérité de la réglementation. Le PCF, qui s'adresse par principe d'abord à «la classe ouvrière», longtemps mal intégrée dans la nation, entreprend de gagner à sa cause des travailleurs étrangers. Dès 1923, la CGT Unitaire (branche minoritaire de la CGT devenue communiste après le Congrès de Tours en 1920) créé une branche destinée à la Main-d'œuvre étrangère (MOE), plus tard rebaptisée Main-d'œuvre immigrée (MOI). Entorse à ses principes universalistes, le PCF décide, pour attirer à lui les nouveaux arrivants, de ménager une place aux particularismes nationaux.
La MOI est organisée par «groupes de langue» -le terme est d’époque- où l'on est assuré de retrouver des compatriotes, et recrute parmi les différentes diasporas (Polonais, Hongrois, Italiens, Espagnols, Arméniens, etc.). Pour ces adhérents, le militantisme communiste va être un facteur d'insertion dans la société française. Quoiqu'éprouvant la dureté de leur vie quotidienne et la sévérité de la réglementation, ils les nuancent en les comparant à ce qu'ils ont vécu dans leur pays d'origine. Et, le plus souvent, nourrissent un sentiment de gratitude envers leur nouvelle patrie, perçue comme l'incarnation des idéaux de 1789.
«Pour des raisons démographiques, en 1927, la durée de résidence nécessaire pour solliciter une naturalisation est réduite de dix à trois ans.»
Les autres partis, eux, des socialistes à la droite classique, qui gouvernent tour à tour dans le cadre de coalitions -dont le parti radical-socialiste, alors très puissant, demeure l’ossature- n'ont pas d'état d'âme. En revanche, pour des raisons démographiques, les mêmes facilitent fortement l'accès à la nationalité française. La durée de résidence en France nécessaire pour solliciter une naturalisation est réduite de dix à trois ans (loi du 10 août 1927). Le nombre de naturalisations triple en un an (plus de 30.000 en 1927 contre 11.000 en 1926), puis varie entre 23.000 et 15.000 par an jusqu'en 1938, avant de bondir à 44.000 en 1939. Un tiers des naturalisations concerne des femmes. Reflet de l'évolution des mœurs, depuis cette loi de 1927, la nationalité de l'épouse n'est plus indissolublement liée à celle de son mari. La Française qui épouse un étranger conserve la nationalité française, sauf choix contraire explicite ; l'étrangère qui épouse un Français n'acquiert sa nationalité que sur sa demande.
«Pour obtenir sa naturalisation, il faut être assimilé, le grand mot de l’époque.»
Pour obtenir sa naturalisation, il faut être assimilé, le grand mot de l'époque. C'est une démarche individuelle. Dans la droite ligne de la Révolution, la IIIe République ne reconnaît aucune communauté, aucun groupement qui s'interposerait entre le citoyen et la nation. Camille Chautemps, radical-socialiste, membre de la Ligue des droits de l'homme, pilier des ministères de l'entre-deux-guerres (il sera ministre d'Etat du gouvernement du Front populaire en 1936 et quatre fois présidents du conseil), est, en 1924, ministre de l'Intérieur du Cartel des gauches (radicaux-socialistes et socialistes). Or, le 26 février 1925, il écrit aux préfets, dans une circulaire: «Mon attention a été appelée sur les inconvénients que peut présenter pour le maintien de l'ordre public ainsi que pour la tranquillité de la population, la formation sur notre territoire d'importants groupements de travailleurs étrangers», c'est-à-dire d'étrangers rétifs à l'effort d'assimilation qu'on attend d'eux, lequel exige qu'ils cherchent à ressembler aux Français et se montrent discrets.
Aussi Chautemps demande à chaque préfet de lui adresser un rapport sur les questions suivantes: «Quelle est, dans votre département, la répartition par nationalité et par profession des travailleurs étrangers? (…)» ; «Quelles sont les conditions matérielles d'existence de ces travailleurs étrangers, particulièrement en ce qui concerne l'hygiène et la protection de la santé publique?» [la grippe espagnole a fait des ravages dans l'après-1918, marquant les esprits, NDLR] ; «leur présence n'a-t-elle pas pour effet d'obliger les communes à augmenter considérablement leurs dépenses d'assistance et de grever ainsi de lourdes charges supplémentaires le budget de ces collectivités locales?» .
«Cherchent-ils à s'isoler au milieu de notre population pour y mener une existence particulière en conservant leur langue et leurs habitudes nationales? Ou bien s'efforcent-ils de s'adapter à nos mœurs pour s'assimiler progressivement à notre population ?» Camille Chautemps, ministre de l’Intérieur, interrogeant les préfets en 1925
Et Chautemps de poursuivre: «Quelle est l'attitude générale des principaux groupements de travailleurs étrangers à l'égard des autorités françaises? Cherchent-ils à s'isoler au milieu de notre population pour y mener une existence particulière en conservant leur langue et leurs habitudes nationales? Ou bien s'efforcent-ils de s'adapter à nos mœurs pour s'assimiler progressivement à notre population ? Enfin y a-t-il, parmi eux, des organisations à tendance séditieuses, communistes ou révolutionnaires?».
Ces préoccupations sont constantes d'un exécutif à l'autre. Le 11 octobre 1929, sous le gouvernement d'Aristide Briand, le préfet du Pas-de-Calais adresse, au ministre de l'intérieur d'alors, une réponse qui mérite d'être longuement citée. «Vous avez bien voulu me demander de vous renseigner sur la moralité générale des immigrants polonais et sur leur aptitude à s'assimiler à nos nationaux», écrit-il à l'hôte de la Place Beauvau. Le haut fonctionnaire distingue, parmi les Polonais, les ouvriers agricoles et ceux des usines. Les premiers, se réjouit le préfet, «mêlés intimement aux éléments indigènes», c'est-à-dire aux Français - ce qui prouve que le mot «indigène» n'a pas nécessairement, à l'époque, dans la bouche de celui qui l'emploie, un caractère désobligeant - «vivent de la vie française et sont ainsi amenés à se plier, sans même s'en apercevoir, aux coutumes et usages français», se félicite le haut fonctionnaire.
Les seconds, en revanche, déplore-t-il, vivent «en groupes, en cités, n'ont que peu de contacts avec nos ressortissants». Le préfet s'en désole, car, suivant en cela l'opinion commune du temps, il considère que l'ouvrier français doit être un modèle à imiter pour son collègue venu d’ailleurs. Que le Polonais ne semble pas éprouver le désir de ressembler à son camarade français, qu'il ne souhaite pas être adoubé, reconnu par lui comme un apprenti-Français qui manifeste sa bonne volonté, voilà qui désole le haut fonctionnaire. Loin de rechercher la compagnie des ouvriers français, s'inquiète-t-il à son ministre, «ils s'efforcent de vivre uniquement entre eux, encouragés en cela par leurs ministres de culte, par leurs autorités consulaires elles-mêmes dont l'action renforce sans cesse les tendances qu'un particularisme, dont je dois souligner la force, était pourtant suffisant à créer».
«Si, d'aventure, un Polonais épouse une Française ou vice versa, le jeune couple sera tenu discrètement à l’écart.» Le préfet du Pas-de-Calais au ministre de l’Intérieur, 1929
À Béthune, par exemple, s'alarme le préfet, «le Français fait figure de passant dont on ne sollicite ni la compagnie ni a fortiori l'amitié». Dans tout le département, «au fond de la mine comme sur le carreau ou à l'atelier, un mur invisible les sépare. Un bref salut, et c'est tout. À l’issue de la journée, chacun s'en va de son côté». Pour tout arranger, les ouvriers agricoles polonais, à l'expiration de leur contrat, obtiennent souvent une carte de travailleurs dans l'industrie et s'installent en ville au milieu de leurs coreligionnaires. Au regard de l'objectif d'assimilation, «ainsi est fréquemment annihilé le résultat de quelques mois de vie commune avec le paysan français», se navre le haut fonctionnaire, qui semble s'arracher les cheveux en écrivant ce passage de sa réponse au ministre. Reste l'ultime espoir pour le représentant de l'Etat : l'union d'un Polonais avec une Française qui fera de son mari un «bon Français». Hélas, «si, d'aventure, un Polonais épouse une Française ou vice versa, le jeune couple sera tenu discrètement à l'écart», croit-il observer.
Selon l'historienne Janine Ponty, spécialiste de l'immigration polonaise, qui a exhumé ce document dans son livre L’immigration dans les textes - France, 1789-2002 (Belun sup, 2004, ouvrage qui est la source des chiffres de cet article), le préfet fait une peinture exacte de la situation dans le Pas-de-Calais à l'époque. Les Polonais, à l'identité nationale très forte, vivaient alors dans l'espoir du retour au pays, une fois un petit pécule constitué. Certains tenteront l'expérience et répondront, après 1945, à l'appel des nouvelles autorités communistes de leur mère patrie pour reconstruire la Pologne en ruine. Ils seront cruellement déçus par la réalité du régime qui les attendait. Alain Peyrefitte, consul de France à Cracovie de 1954 à 1956, a écrit des lignes émouvantes sur ces anciens mineurs polonais du Pas-de-Calais, rentrés chez eux et pris au piège, qui venaient humer un peu de la terre de France au consulat. Les tristes paysages des corons, comparés à la réalité sinistre de la Pologne communiste, prenaient, dans leur souvenir, l'aspect d'un paradis perdu (Alain Peyrefitte, Le mal français, 1977). L'assimilation des Polonais restés en France, elle, aura lieu à la génération suivante.
«En 1932 est adoptée la loi "protégeant la main-d'œuvre nationale".»
Par ailleurs, dans l'entre-deux-guerres, «la protection du marché du travail national», titre d’une loi de 1926, occupe une place croissante dans les préoccupations des gouvernants. Lorsque la crise de 1929 frappe la France, députés radicaux-socialistes, socialistes, centristes et de droite classique s'accordent pour adopter la loi du 10 août 1932 «protégeant la main-d'œuvre nationale», adoptée sous le gouvernement d'Edouard Herriot.
Lors des débats au Palais-Bourbon, en novembre 1931, Charles Lambert, vice-président du groupe radical-socialiste et membre de la Ligue des droits de l'homme, juge l'immigration de travail très souhaitable dans les campagnes dépeuplées mais néfastes dans les grandes villes. Il cite un passage d’un livre qu’il a publié sur le sujet trois ans plus tôt, La France et les étrangers«trop souvent les travailleurs français ont été dépossédés de leur situation par des ouvriers venus en France avec des contrats leur permettent de défier toute concurrence». Pour le député du Rhône, l'égalité salariale à fonctions et compétences identiques, stipulée par les conventions d'immigrations conclues entre Paris, Varsovie, Prague et Rome, serait une fiction.
«Il est injuste que des travailleurs français puissent être dépossédés de leur emploi ou privés de leur pain par des ouvriers étrangers.» Le député radical-socialiste Charles Lambert, proche d’Edouard Herriot, à la tribune de la Chambre, novembre 1931
à suivre


22/11/2023
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