2444- «On va tout niquer» : 3 posts

�� «On va tout niquer» : Au cœur des nuits d’émeutes

  • par Nadjet Cherigui, pour Le Figaro Magazine - juillet 2023 republié par JALR
ENQUÊTE - Durant les nuits qui ont embrasé les quartiers, nos reporters sont allés sur le terrain à Paris, en Seine-Saint-Denis et dans les Yvelines pour témoigner de la réalité des habitants de ces cités, des motivations des casseurs, et du travail éprouvant des forces de l’ordre.
 
«T'es avec nous ?», «On va tout niquer !», «On va les fumer ces fils de pute !». L'enthousiasme et la verve de l'individu, en apparence très jeune, mais au physique athlétique, vêtu de noir, sont immédiatement douchés lorsque celui-ci comprend que son interlocuteur est journaliste et peu disposé à «cramer» des poubelles en sa compagnie. Impossible, dès lors, de pousser le dialogue plus loin. Pour autant, sans aucun complexe, le jeune homme dont le visage reste dissimulé derrière un bandana noir, retrouve ses camarades de «révolte» dans la rue Gabriel-Péri, dans le centre-ville de Saint-Denis, pour continuer d'alimenter les feux de barricade positionnés stratégiquement afin d'empêcher les forces de l'ordre de circuler.
L'artère est assiégée par une horde de jeunes courant dans tous les sens et semblant s'amuser du chaos. Les quelques riverains qui osent s'aventurer à l'extérieur s'inquiètent des incendies qui grossissent et se rapprochent des habitations. «C'est dangereux», lance, hagard, un quadragénaire sorti précipitamment de son immeuble dans sa djellaba blanche. «Ils sont fous ! Ils vont brûler les appartements des gens !» Impuissant, il regarde les flammes se propager, jusqu'à l'arrivée d'une voiture ­siglée aux couleurs de la police municipale.
Trois agents, équipés de tenues de protection avec casque à visière et bouclier, entreprennent d'éteindre les flammes et de dégager les barrières et bennes à ordures utilisées par les émeutiers pour improviser des obstacles. Sur leurs gardes, ils ne cessent de surveiller les alentours mais aussi les toits des immeubles d'où peuvent être lancés des projectiles. Une fois l'incendie circonscrit, les hommes ­repartent aussi vite qu'ils sont arrivés, sous les huées des insurgés qui ont filmé la scène, sans même prendre la peine de se cacher.
«Ils n'ont pas peur de la police. On ­dirait que c'est un jeu pour eux, mais ils nous pourrissent tout.» Deux riverains
Un peu plus loin, les rails du tramway, en proie aux flammes, gondolent déjà sous l'effet de la chaleur. Il est presque 2 heures du matin, et les rues semblent complètement sous le contrôle des émeutiers. Assis à l'angle d'une rue sur des sièges de camping pliants, bouteille de whisky Jack ­Daniel's posée à proximité et joint accroché au bord des lèvres, des individus à la mine patibulaire, un peu plus âgés, donnent des ordres aux plus jeunes : «Ajoute une poubelle là ! Déplace la barrière ! Je veux plus de feu sur le poteau !» Les silhouettes, de noir vêtues, s'exécutent pour cibler l'objectif : une caméra de télésurveillance qui, doucement mais sûrement, est en train de fondre.
Nuit de violence
À Saint-Denis, comme dans d'autres villes de banlieue ou de province, ce premier week-end de juillet marque la quatrième nuit d'émeutes depuis la mort de Nahel, 17 ans, abattu le 27 juin à Nanterre par un policier lors d'un contrôle routier en raison d'un refus d'obtempérer.
Nous sommes vendredi soir, les attaques se sont multipliées et leur intensité ne semble pas décroître. Plus tard dans la soirée, le commissariat de la ville, pourtant protégé par des hommes en nombre, fera l'objet d'une tentative d'attaque au mortier d'artifice. Attrapés en flagrant délit, les ­responsables de cet acte seront emmenés pour une garde à vue. Adolescents, ils sont âgés de 14 ans à peine. Laurent*, policier en poste à Saint-Denis, décrit des voyous insolents et complètement détachés. «Ça les amuse, s'insurge-t-il. Ils le disent clairement, ils ne craignent ni la police, ni la justice, ni la sanction et, bien sûr, ils savent qu'il ne leur arrivera pas grand-chose en raison de leur jeune âge. Ils ne cessent de nous répéter : “J'en ai rien à foutre ! Demain je suis dehors !” Pour eux, la garde à vue, c'est l'équivalent d'une médaille courage et dévouement qu'ils vont accrocher à leur jogging et brandir fièrement dans la cité. Quand on appelle les parents pour les informer des actes de leurs enfants, ils expriment souvent leur dépit. Ils sont défaillants, débordés ou impuissants. Certains n'en peuvent plus et nous ­demandent de les garder car ils ne savent plus quoi faire. C'est désolant.»
Sur le terrain, Karim*, un autre policier affecté en Seine-Saint-Denis ­depuis de nombreuses années, ne ­décolère pas. Envoyé en première ­ligne dès les premières nuits d'émeutes, il dit sa stupéfaction devant un tel déferlement de haine et de violence. Père de famille, il s'est retrouvé avec ses collègues face à des adolescents à peine plus âgés que ses propres enfants. «Je suis habitué à l'hostilité qui règne dans ces quartiers vis-à-vis de l'uniforme et de l'autorité. Mais cette fois, j'ai constaté une volonté de tuer. Mes collègues du commissariat de Bondy m'ont raconté la terrible nuit qu'ils ont vécue avec de multiples assauts. Ils m'ont confié que, sans l'appui du Raid, je les cite, ils se seraient “fait démonter”. Il y a quelques jours, nous avons dû intervenir pour éteindre un feu de poubelles. Les émeutiers nous avaient tendu un piège en y cachant six ou sept bouteilles de gaz qui auraient pu nous exploser en pleine figure. Ces factieux sont des meurtriers en puissance. Ils n'ont plus de limites et ­veulent clairement tuer du flic. Je n'ai pas pu m'empêcher de faire un parallèle avec des ­attentats à la façon de l'État islamique.»
Un peu plus tôt dans l'après-midi, aux abords du centre commercial Westfield Rosny 2 à Rosny-sous-Bois, toujours en Seine-Saint-Denis, les clients, les employés et les agents de sécurité ont assisté, médusés, à une attaque en règle en plein jour et en plein cœur de la galerie marchande. Les rideaux sont maintenant baissés et les salariés de l'hypermarché ­Carrefour, réunis sur le parking, s'organisent avec l'aide de la direction pour covoiturer. «On a fermé pour mettre en sécurité nos équipes et les clients, explique une responsable de rayon. On a vu des jeunes débarquer d'un coup. Ils étaient au moins 200. Ils ont pillé les magasins et saccagé le McDo et le Quick. On a tout fermé, mais on s'attend à ce qu'ils reviennent bientôt pour tout détruire.» «Ce n'est rien d'autre que de la méchanceté gratuite», peste une autre salariée avant de s'engouffrer dans une voiture qui la ramènera chez elle, à l'abri.
À quelques dizaines de mètres de Carrefour, les employés et les agents de sécurité de l'enseigne McDonald's ne peuvent que constater l'étendue des dégâts. Le fast-food a été pris d'assaut et saccagé par une bande de jeunes déterminés à tout casser. ­Nadia est mère de famille et habite tout près, à Noisy-le-Sec. En ce vendredi, elle raconte qu'elle a fait sa prière, puis pensait pouvoir faire quelques courses dans l'après-midi. Elle n'a pas regardé les informations ou les vidéos sur les réseaux sociaux et découvre le carnage. «Je ne comprends pas, s'interroge-t-elle. Pourquoi ils font ça ? Pourquoi ils détestent ce pays ? Je suis arrivée en France en 2004 avec mes enfants. En Algérie, je n'avais rien. Ici, j'ai été accueillie et on m'a donné ma chance. Je vis bien, mes enfants ont fait des études. Je dis vive la France ! La France nous donne tout. Il faut la respecter. Ce qui se passe est bien trop grave. Macron devrait ­envoyer l'armée dans les cités. C'est la seule solution pour faire respecter ­l'ordre.»
Adolescents et casseurs
Un peu plus loin, dissimulées dans des escaliers, Cathia, 14 ans, Malaïka, Zineb et Malika, âgées de 17 ans, attendent sagement un signal pour se lancer à nouveau à l'assaut du centre commercial pourtant ­barricadé et cerné par les forces de l'ordre. Cathia est une habituée de l'exercice et aime à dire en souriant qu'elle «ne vole pas» ; «On ramasse. On fait du nettoyage en passant ­derrière les mecs.» Ces jeunes filles ­affirment vivre dans un foyer de l'aide sociale à l'enfance à Villemomble. Elles ont suivi les activités des casseurs sur les réseaux sociaux et ont entendu dire qu'ils avaient l'intention de revenir. L'occasion pour Cathia et ses amies de tenter leur chance. ­Cathia convoite un nouveau smartphone. Zineb, elle, voudrait dérober de la nourriture. «On fait souvent le mur, confie la jeune fille. Quand on n'est pas de retour à 19 heures, les ­éducateurs refusent de nous donner à manger. On a souvent faim… C'est ça le foyer. Les gens ne savent pas comment on y vit.»
«Je suis allée parler aux garçons qui sont planqués pas loin. Ils n'en ont rien à foutre des policiers.» Cathia, 14 ans
Cathia ne quitte pas son téléphone des yeux et lit les échanges sur les ­réseaux sociaux. «Il est encore trop tôt. Ils disent qu'ils vont attaquer quand il fera nuit. Je suis allée parler aux garçons qui sont planqués pas loin. Ils n'en ont rien à foutre des policiers. Ils m'ont dit de ne surtout pas bouger tant qu'ils n'ont pas commencé. Alors on attend.»
La frêle jeune fille balaie d'un sourire crispé toute question sur sa mère, dont elle n'a plus de nouvelles depuis un an. Les éventuelles conséquences judiciaires sont pour elle une banalité. «Je me suis déjà retrouvée en garde à vue. Ce n'est rien. Le foyer, c'est déjà une prison.»
Le temps du deuil
Au lendemain de cette journée et de cette nuit très agitées, à Nanterre, la famille et les amis de Nahel étaient réunis pour rendre un dernier hommage à l'adolescent en venant se ­recueillir au funérarium à la mi-journée, puis lors d'une cérémonie ­religieuse qui s'est tenue à la mosquée Ibn Badis de Nanterre, avant l'inhumation au cimetière-parc du ­Mont-Valérien, en début d'après-midi. ­Devant les grilles du cimetière, un service de sécurité se met en place pour empêcher les journalistes de s'approcher. La famille a souhaité une cérémonie dans l'intimité et «sans ingérence médiatique», selon le communiqué publié par les avocats, et des «agents» volontaires s'appliquent avec un zèle particulièrement appuyé à dissuader la presse de faire son travail. Ceux qui tentent de sortir les caméras sont très vivement ­recadrés. La foule se masse, attendant ­l'arrivée du cortège funéraire. Le prénom de Nahel est sur toutes les lèvres. Les violences policières sont aussi le sujet qui anime les discussions.
Un père de famille raconte une expérience difficile lors d'un contrôle de police en mimant à son interlocuteur la façon dont il a été interpellé et malmené. Un petit groupe constitué de jeunes femmes évoque le nom d'Adama Traoré, «le courage et la ­dignité de sa sœur qui ne lâche rien et réclame des vraies condamnations». «Nahel, c'était un enfant, soupire l'une d'elles. Ils l'ont tué avec une arme. Mais la police tue à mains nues. Regardez ce qu'ils ont fait à Adama. Ils l'ont tué avec les mains et les ­genoux.»
Assise un peu en retrait, une mère de famille anonyme attend en silence. Habitante de Nanterre, elle ne connaissait pas le jeune Nahel, mais tient à rendre hommage à cet adolescent. «Ce n'était pas un enfant de chœur, insiste-t-elle. Mais on ne peut pas mourir ainsi à 17 ans.» Discrète, elle observe les nombreux jeunes qui grossissent les rangs de ceux venus ­assister aux funérailles. Elle ne peut réprimer sa colère. «Vous voyez, parmi ceux-là, certains participent ­activement aux exactions la nuit. Ils cassent, ils pillent et ils sont là pour se donner bonne conscience. Ils n'en ont rien à faire de Nahel, c'est un prétexte pour voler.»
«Si tu ne connais pas l'islam, lis le ­Coran !» Un musulman vilipende une femme qui déplore de ne pas pouvoir entrer dans le cimetière
Peu après 14h30, Mounia, la mère de Nahel, dans une tenue d'un blanc immaculé, ainsi que la grand-mère du jeune décédé, arrivent sous les ­applaudissements de la foule. Le corbillard transportant le cercueil de son fils est escorté par des jeunes circulant en deux-roues. L'imam a procédé à une cérémonie sobre dans un ­silence de plomb. À l'exception de la mère et de la grand-mère, les femmes, elles, attendent à l'extérieur du cimetière. Selon le rite de la religion musulmane, elles ne peuvent assister à l'inhumation. «On nous a dit que l'on pouvait entrer une fois que les hommes seraient sortis mais on ne nous laisse pas accéder aujourd'hui, alors qu'on a attendu près de deux heures pour rien, se révolte une jeune femme, portant le voile en signe de deuil. J'ai déjà ­assisté à un enterrement. On ne se mélange pas aux ­hommes, mais on a le droit de se ­recueillir aussi !»
«Si tu ne connais pas l'islam, lis le ­Coran !» lance, agressif, un homme en réponse à ses protestations. Pour clore toute polémique, l'employé en charge de l'organisation des funérailles s'applique avec un zèle particulier à refermer les grilles. «C'est la décision de l'imam. Elles pourront ­revenir se recueillir sur la tombe dans trois jours.»
La loi et l'ordre
Après les funérailles, et malgré les multiples appels au calme de la famille de Nahel, de nombreuses ­villes ont encore connu une nuit de violence ce samedi, et l'avenue des Champs-Élysées, à Paris, a été prise d'assaut par des jeunes déterminés à en découdre, mais contenus par ­l'impressionnant dispositif policier déployé.
Certains acteurs politiques se réjouissent déjà d'un retour au calme, mais Roger*, policier affecté du côté de Trappes (Yvelines), préfère rester prudent. «Les premiers jours des émeutes, nous étions bridés par notre hiérarchie. Ça a laissé le champ libre aux insurgés pour faire énormément de dégâts. Ensuite, on a eu du répondant, on y est allés plus franchement et j'ose espérer que c'est notre action qui a permis d'accompagner cette accalmie… parce qu'ils en ont bouffé du gaz lacrymogène ! Mais il nous faut rester mesurés. La grosse différence entre les émeutiers de 2005 et ceux-là, c'est qu'à l'époque les premiers se contentaient de pierres et de bâtons. Cette génération ne sait pas faire sans mortiers d'artifice. Ça coûte cher et j'ai l'impression qu'ils sont arrivés, pour le moment, à court de munitions. Ils vont probablement se réapprovisionner pour revenir à l'assaut.»
L'officier en est certain, ses hommes seront prêts à faire front dans ces quartiers où la République peine à se maintenir.�
*Les prénoms et identités ont été modifiés


17/07/2023
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