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«Les Frères musulmans veulent rendre nos sociétés “charia-compatibles”»

  • par Jean Chichizola et Christophe Cornevin, pour Le Figaro - mai 2023  Republié par JALR
ENTRETIEN - Menacée de mort pour ses écrits, la spécialiste de l’islamisme, Florence Bergeaud-Blackler, pointe l’influence «considérable» de l’idéologie frériste sur des millions de personnes en France.
 
Anthropologue, Florence Bergeaud-Blackler est chargée de recherche au CNRS et spécialiste de l’islamisme. Elle est menacée et sous protection policière depuis la publication de son dernier ouvrage Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête (Éditions Odile Jacob, avec une préface de Gilles Kepel). Arguant de problèmes «de sécurité»,Sorbonne université vient de reporter une conférence de cette scientifique réputée qui doit être reçue prochainement par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin.
 
Le Figaro. - En 2019, les services de renseignement évaluaient le nombre de Frères musulmans à environ 50.000 personnes. Quelle est l’importance de cette mouvance islamiste en France?
 
Florence Bergeaud-Blackler.Vous posez la question importante de ce que représente quantitativement le frérisme que je définis comme une variété d’islamisme adaptée à nos démocraties libérales. Je distingue la confrérie des Frères musulmans, du frérisme, qui en est la production idéologique et qui influence des millions de personnes en France. Deux, voire trois générations ont été réislamisées depuis quarante ans par la confrérie. Elles forment un ensemble bien plus important que le groupe de Frères assermentés qui, à mon avis - mais c’est difficile à affirmer puisque la confrérie est secrète -, ne sont pas plus que quelques milliers sur le territoire français.
 
Je ne peux pas donner de chiffre précis du nombre de musulmans passés sous influence frériste, ou qui se reconnaissent dans d’autres mouvements fondamentalistes cousins comme les wahhabites et les tablighis, mais il faut convenir que leur influence idéologique est considérable dans la population musulmane. Si l’on se réfère à un sondage Ifop de 2020, plus d’un tiers (38 %) des musulmans et plus de la moitié des jeunes musulmans (57 %) français considèrent que la charia est plus importante que la loi de la République, des chiffres qui descendent à 16 % pour les catholiques qui ne connaissent pas d’équivalent à la charia. Les musulmans sont seulement 34 % à approuver la dissolution du CCIF et de BarakaCity interdits en France en raison de leur rôle dans l’assassinat du professeur Paty, et ils sont moins d’un sur deux (44 %) à soutenir «la loi interdisant le port de signes religieux dans les écoles, collèges et lycées publics». Dans chaque école, vous avez au moins un musulman sur deux en désaccord avec la loi de 2004.
 
Les Frères musulmans parviennent donc à modeler les esprits?
 
Oui, ces opinions et préférences d’une part importante des Français de confession musulmane sont à rapprocher de l’influence effective du projet frériste qui veut substituer aux Français musulmans des musulmans français. Ayant au fil de quatre décennies couvert le territoire d’associations, de centres islamiques, d’activités sociales, sportives et éducatives pour les jeunes issus principalement de l’immigration maghrébine et africaine, les Frères ont imposé leur conception légaliste, intégraliste et politique du religieux, souvent en rupture avec la religion parentale. Ce sont les enfants qui sont priés de ramener leurs parents à la «vraie religion». Le résultat est que de nombreux jeunes Français musulmans réislamisés se considèrent comme des ambassadeurs de l’islam en France.
 
Les plus convaincus se sentent pleinement français à condition que la France leur offre la possibilité de vivre dans le monde du halal, en inclusion en quelque sorte, sans s’assimiler. Le nombre de 50.000 que vous citez et qui émanent des renseignements territoriaux semble trop élevé pour désigner les Frères assermentés de la confrérie qui vivent dans le secret absolu de leur mission, et trop peu élevé pour désigner tous ceux qui servent le projet confrérique sciemment ou non. Ce projet est celui d’instaurer progressivement la société islamique mondiale et mondialisée, en rendant nos sociétés démocratiques «charia-compatibles» jusqu’à ce qu’elles se convertissent naturellement à la théocratie, dussent-elles prendre plusieurs siècles pour y parvenir.
 

«Qu’on ne s’y trompe pas, ces théocrates (fréristes) ne pourront jamais s’accommoder d’aucune démocratie, leurs alliés démocrates restent des ennemis, à moins qu’ils ne se convertissent.»

 

Vous parlez de la «ruse» des Frères musulmans. Comment se manifeste-t-elle?
 
Le mot taqiya (dissimulation) ne me satisfait pas. Je préfère, comme vous l’avez remarqué, parler de «ruse», cet art particulier de la guerre adapté à un environnement perçu comme hostile mais trop puissant pour être battu par la force. Celui qui y a recours privilégie un mode opératoire discret en retournant la force de l’adversaire, ses errements ou ses erreurs, contre lui-même. Pour les Frères, la ruse est une façon d’éviter une confrontation qui, en raison d’un rapport de force non favorable, serait fatale à l’unité même du mouvement, cette unité qui est leur obsession. Car ce que veulent les Frères, c’est rassembler toutes les composantes de l’umma (la communauté, NDLR), des plus littéralistes aux plus libérales, chacune avec ses atouts, pour accomplir la prophétie califale, l’instauration d’une société islamique.
 
Rusé, le frérisme ne refuse pas une alliance provisoire avec certains de ses ennemis (une partie de la gauche anticapitaliste) si les chances de victoire à long terme sont plus grandes que les pertes du moment. Qu’on ne s’y trompe pas, ces théocrates ne pourront jamais s’accommoder d’aucune démocratie, leurs alliés démocrates restent des ennemis, à moins qu’ils ne se convertissent. Ils n’abandonneront jamais leur raison d’être, leur vision religieuse, leur identité suprémaciste, leur plan califal. Leurs alliés utiles du moment feraient bien de le comprendre et de ne jamais l’oublier…
 
Après l’assassinat de Samuel Paty, l’État a lancé une offensive contre les associations et les prédicateurs proches ou membres des Frères musulmans. Qu’en pensez-vous? N’est-ce pas trop peu et trop tard?
 
La réaction de l’État a été à la hauteur, en établissant et en reconnaissant un lien direct entre ce qu’Alexandre del Valle appelle les «coupeurs de têtes» et les «coupeurs de langues». La police et la justice se sont intéressées, non pas uniquement au jeune assassin, mais à la chaîne d’influenceurs qu’il a considérés responsables: le Franco-Marocain Brahim Chnina, vice-président d’une ONG caritative islamiste et père de l’adolescente qui a menti à propos de M. Paty, Abdelhakim Sefrioui, militant islamiste fiché S bien connu dont le discours d’accusation du professeur et de délation a été reconnu comme un acte de complicité, mais aussi l’imam supposé «modéré» M’hammed Henniche (UAM 93), qui a relayé les messages stigmatisants. Le CCIF et l’ONG BarakaCity ont été dissous non pas pour la seule raison qu’ils avaient relayé la cabale contre le professeur traité d’islamophobe et de blasphémateur, mais parce qu’ils jouent un rôle intense et de vaste ampleur dans la théorie victimaire qui arme les meurtriers. Les travaux de Gilles Kepel ont contribué à aider nos dirigeants à être plus attentifs à la chaîne d’influence de ce «djihadisme d’atmosphère».
 
C’est-à-dire?
 
En réfléchissant à la mise en place de sa loi contre le séparatisme, l’État français a ainsi reconnu une chaîne de responsabilité allant du martèlement victimaire de l’islamiste en costume à la main du bourreau djihadiste.
Cette étape dans la compréhension du risque terroriste européen a été importante, même si nous sommes encore hélas le seul État de l’UE à voir en face le dangereux potentiel du victimisme islamiste qui fait croire à tout musulman que l’État s’acharne contre lui, lui fait croire que sa protection réside dans l’umma.
 
L’esprit de la loi séparatisme (loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République) a attiré l’attention de nos partenaires européens sur ces nombreuses associations de lutte contre le racisme et la haine antimusulman gourmandes en subventions publiques qui voient de l’islamophobie structurelle dans chaque secteur de la société, qui culpabilisent les uns et angoissent les autres, et qui non seulement produisent un climat délétère qui conduit à la violence et au séparatisme, mais sont en train de construire une société parallèle gérée par le licite et l’illicite. À Bruxelles, j’ai pu me rendre compte que nos voisins européens comptent sur la France pour mener ce combat laïc, car ils devinent derrière les voiles colorés des affiches de l’UE, le danger de cette chimère que Mawdoudi, l’un des penseurs du système islamo-frériste, appelait le «halal way of life».
 
Dans les années 2000, l’État a misé sur un accord politico-religieux avec l’Union des organisations islamiques de France. Était-ce une erreur et en paie-t-on le prix aujourd’hui?
 
Nicolas Sarkozy a cru qu’en notabilisant les Frères en les faisant entrer au Conseil français du culte musulman (CFCM), il contribuerait à en faire des républicains et même des démocrates, c’est une erreur que font d’ailleurs beaucoup de nos maires par calcul électoral. C’est ne rien comprendre à la vision, à l’identité et au plan frériste qui ne se limitent pas à l’appât de l’argent ou au pouvoir que confère une mandature.
 
Comprendre que nous parlons à des théocrates et non des démocrates peut tout changer dans notre appréhension du phénomène et dans notre dialogue avec les acteurs fréristes. Il n’y a qu’une réponse à apporter à ces théocrates, c’est que tant que nous serons laïques et républicains, nous ne pourrons jamais donner droit à un pouce de charia. Au-delà de l’erreur d’avoir fait entrer les Frères de l’UOIF au CFCM en 2003, nous payons surtout le prix de notre aveuglement continu depuis un demi-siècle face à la claire avancée des tendances fondamentalistes dans le paysage islamique français, avancée que la normativité halal montrait très bien depuis les années 1990.
 

«Comprendre que nous parlons à des théocrates et non des démocrates peut tout changer dans notre appréhension du phénomène et dans ­notre dialogue avec les acteurs fréristes.»

 

Comment évolue la situation depuis lors?
 
Les choses empirent et nous ne reprenons toujours pas la main, car nous nourrissons la stratégie frériste qui s’appuie sur la peur panique de passer pour racistes et qui fait dépenser des sommes phénoménales pour faciliter une intégration confiée… aux séparatistes que sont les Frères. Trop de responsables politiques dénient l’existence de l’islamo-gauchisme, celle du militantisme décolonial et ne prennent pas au sérieux l’enfermement dans l’espace normatif du halal, le plus souvent par peur d’être assimilés à l’extrême droite. Allons-nous longtemps nous laisser impressionner par cet anathème?
 
Vous connaissez bien les Frères musulmans, vous travaillez sur l’islamisme depuis des années et vous êtes aujourd’hui menacée de mort et sous protection policière. Soutient-on assez les chercheurs qui mènent des travaux universitaires sur l’islamisme?
 
En effet, j’ai reçu des injures, des menaces dont des menaces de violence et de mort. Il y a plusieurs formes de soutien: morale, scientifique, sécuritaire. Aujourd’hui, malheureusement, aucun de ces soutiens n’est assuré, de droit et de fait, à un scientifique qui travaille sur ce sujet en France. Il y a des mises sous protection policière temporaires lorsque des menaces sont proférées, mais sur des critères que le chercheur lui-même ne connaît pas et en fonction de décisions qui lui échappent. C’est évidemment très inconfortable et assez inquiétant. Mais le pire est l’autocensure du monde académique. Car au risque de perdre la vie, s’ajoute celui devenu quasi systématique d’être ostracisé, banni par l’université, ne plus pouvoir travailler, enseigner, publier. C’est une véritable catastrophe pour la recherche, pour la connaissance au moment où nous avons le plus besoin de comprendre ce qui nous arrive.�
 
 
Illustration :
  • Florence Bergeaud-Blackler: «Nous payons surtout le prix de notre aveuglement continu depuis un demi-siècle face à la claire avancée des tendances fondamentalistes dans le paysage islamique français, avancée que la normativité halal montrait très bien depuis les années 1990.» Seb Leban pour "Le Point"
  • Vidéo. - Frères musulmans : un danger pour l’Europe ? -  - Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue, présente son ouvrage «Le frérisme et ses réseaux, l’enquête».
 
 
 
 
 

 

 


13/06/2023
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